Barbara Witkowska Journaliste

En 2002, Barcelone célèbre l’un des maîtres les plus novateurs et originaux de son patrimoine. Architecture liftée, rencontres et expositions de haut niveau, tout est prévu pour un rendez-vous somptueux.

Son style ? Fluide, sensuel, coloré, joyeux et ludique. Précurseur de l’architecture organique, Gaudi dessine dans l’espace de lumineux chaos, des lignes inlassablement mouvantes, des formes empreintes de rythme et de vibration. Il invente un langage architectural étrange, lyrique et poétique, onirique et surréaliste. L’originalité de son oeuvre, ce  » baroque délirant « , cette  » hallucinante fantaisie naturaliste  » ont occulté, progressivement, tout le reste. L’essentiel.  » Il faut démystifier Gaudi, précise d’emblée Daniel Giralt-Miracle, commissaire général de l’Année internationale Gaudi. Certes, très attaché à la terre méditerranéenne, à sa Catalogne natale, il avait une force créatrice sauvage, inspirée de la nature. Cela dit, Gaudi est, avant tout, un bâtisseur fonctionnel et logique. Rien dans son travail n’est gratuit. Toute forme est toujours au service d’une fonction. C’est d’ailleurs ce côté logique et pratique qui a tant fasciné Le Corbusier. Gaudi incarne le mieux la quintessence de la personnalité catalane :  » señy  » (raisonnement, logique, pragmatisme) et  » rauxa  » (folie, création). « 

Fils d’un chaudronnier, Antoni Gaudi naît le 25 juin 1852 à Reus, près de Tarragone. Enfant, il travaille avec son père. Passionné par les arts décoratifs, il maîtrise à la perfection le travail du métal, mais aussi du bois et du verre. Puis il entame des études d’architecture à l’Ecole supérieure d’architecture de Barcelone, une formation rigoureuse, scientifique, très proche du métier d’ingénieur.  » Gaudi maîtrise ainsi tous les éléments de la construction, souligne Daniel Giralt-Miracle. Aussi bien le côté conceptuel et technique d’un bâtiment que l’aménagement intérieur et la décoration. Cette maîtrise d’art total lui sera bien utile car Gaudi a une autorité dictatoriale. Perfectionniste, passionné par le moindre détail, il a besoin de tout contrôler. « 

Maître de l’espace, d’un équilibre rigoureux, Gaudi symbolise également l’esprit d’avant-garde du XXe siècle. Passionné par les nouvelles technologies, il utilise les structures en fer, le ciment moulé, les voûtes en coquille.  » Gaudi est, avant tout, un homme de recherche, poursuit Daniel Giralt-Miracle. Son atelier ne ressemblait en rien à un bureau d’architecture classique. On aurait dit un laboratoire d’expérimentations où il étudiait, un peu comme Leonardo da Vinci, les sons, l’électricité, la résistance des matériaux. Il réalisait lui-même ses maquettes, parfois géantes, et n’hésitait pas à repousser carrément les murs de son atelier pour leur faire de la place ! La conception des voûtes et des coupoles est sans doute le point le plus intéressant de son travail. Pour construire la gigantesque coupole de la Sagrada Familia ( NDLR : la célèbre cathédrale de Barcelone), Gaudi a réalisé une maquette à l’aide de cordes, lestées de boules de plomb. A partir de cette maquette, il a calculé les dimensions, les tensions et les pressions réelles. Confirmés aujourd’hui par l’ordinateur, ses calculs s’avèrent d’une justesse plus que parfaite.  »

Nous n’en sommes pas encore là… Gaudi débute modestement, en dessinant des lampadaires pour la Plaza Real à Barcelone (toujours existants), un prie-Dieu et des fauteuils pour une chapelle. La Casa Vicens, sa première oeuvre, démontre de nombreuses influences arabes, des thèmes empruntés aux arts baroque et rococo. Gaudi n’a pas encore trouvé son propre langage… A la demande de la maison de gants Esteban Comella, il dessine une vitrine pour l’Exposition universelle de Paris de 1878. Remarquée par le comte Eusebio Güell, elle fera basculer son destin. Lié à l’industrie et à la finance, cosmopolite, curieux et cultivé, le comte Güell est subjugué par ce travail singulier et novateur. Il soutiendra Gaudi toute sa vie, comme mécène et comme ami et le chargera de nombreux projets (Gaudi n’a jamais reçu de commande publique). La voie de l’architecte est tracée. Son prestige ne cessera de s’amplifier auprès des grands et riches bourgeois de Barcelone. Sans bien comprendre toujours sa philosophie, ils lui passent pourtant commande. Car ils sont avides de modernité et un peu snobs. Gaudi mène donc plusieurs projets importants de front. Sans oublier le chantier le plus ambitieux et le plus insensé, celui de la Sagrada Familia. Ce dernier l’occupera jusqu’à sa mort survenue accidentellement en 1926 (il sera renversé par un tramway).

Nouvel élan pour Barcelone

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Barcelone vit une époque très brillante. Le développement économique et industriel bat son plein. La nouvelle bourgeoisie délaisse le centre gothique et aspire à une ville nouvelle : grande, aérée, élégante et moderne. Le quartier de l’Eixample (mot qui signifie  » élargissement « ), qui se développe dès 1860, remplit parfaitement ce rôle avec ses constructions prestigieuses et ses commerces haut de gamme. Il est traversé par une artère magnifique, Passeig de Gràcia, reliant la Plaça de Catalunya et le village de Gràcia. Ici, au n° 43, on découvre l’étonnante Casa Battlo, ce chef-d’oeuvre que Gaudi a construit, entre 1904 et 1906, à la demande de l’industriel du textile Josep Battló i Casanovas. On l’appelle  » la maison des os « , tant les différents détails, leurs lignes et leurs formes, évoquent les éléments d’un squelette. On a beau chercher une ligne droite, il n’y en a pas !  » Mon style s’inspire de la nature et dans la nature la ligne droite n’existe pas « , aimait à répéter Gaudi. Les courbes ondulent dans tous les sens, les motifs virevoltent, les palettes chromatiques tourbillonnent. On pourrait passer des heures à détailler et à contempler la richesse et la profusion ornementales, baignées d’une lumière extraordinaire et omniprésente. Aucune lourdeur, aucune pesanteur, rien que la grâce, la légèreté et le rêve.

Un peu plus loin, au n° 92 du Passeig de Gràcia, se dresse Casa Milà, un immeuble de plusieurs appartements, destiné à Pablo Milà i Camps, également industriel du textile. Depuis son rachat, en 1986, par une banque, les Barcelonais l’appellent la Pedrera (carrière de pierres). Définition assez juste, face à cette façade tout en mouvement où les vagues ondulent comme sur une mer de pierre. Les fenêtres semblent creusées dans cette masse et sont ornées d’un magnifique travail de ferronnerie. Le toit, aménagé en terrasses dénivelées, est rythmé par d’étranges sculptures, revêtues de collages en céramique ( » trencadis « ). Même les cheminées sont traitées comme des oeuvres d’art et évoquent des guerriers casqués (les enfants les appellent  » cheminées Star Trek « ). Cette bâtisse fantastique, surréaliste et extrêmement originale, est également très novatrice, tant sur le plan fonctionnel que sur le plan de la construction.

Derrière la façade-rideau, complètement indépendante, la structure ne comporte aucun mur porteur ! Elle est soutenue par des colonnes en pierre et en briques et par une armature métallique. D’où une formidable liberté pour la distribution et l’aménagement de l’espace sur les cinq étages. Ce concept  » multifonctions « , révolutionnaire à l’époque, permettait de transformer l’habitation en un hôtel, par exemple. L’autre innovation importante : la Pedrera est le premier immeuble de Barcelone équipé d’un garage souterrain ! Dernière innovation, enfin, et pas des moindres. Visionnaire, Gaudi a compris l’importance de la lumière dans l’habitat. Ainsi, tous les appartements sont disposés le long de la façade et autour de deux grands patios ouverts vers le ciel. Absolument toutes les pièces bénéficient, ainsi, d’une lumière naturelle permanente et idéale. Une première pour l’époque.

Avec la complicité de son mécène et ami, Gaudi conçoit, en 1900, le projet du Parc Güell, inspiré d’un concept anglais. Objectif ? Implanter sur une colline, dans les faubourgs de Barcelone, un quartier résidentiel, réunissant 60 habitations, noyées dans la verdure. En somme, une sorte de cité-jardin haut de gamme, vivant en complète autarcie, car comprenant une église, une école, des services administratifs, un marché et une place  » point de rencontres « , inspirée de l’agora grecque.

Les pavillons administratifs ont été achevés. La salle hypostyle, soutenue par 84 colonnes et destinée à accueillir le marché, est toujours là, tout comme l’agora, délimitée par un extraordinaire banc sinueux décoré de céramiques multicolores. Sur les soixante maisons prévues, trois seulement ont été construites (dont la propre maison de Gaudi, dessinée par son disciple Francesc Berenguer). L’ensemble du projet n’a donc jamais abouti. Trop éloigné, à l’époque, du centre-ville, trop moderne, trop original, trop en avance sur son temps…

Dès lors, Gaudi se consacre exclusivement à son chantier le plus ambitieux et le plus spectaculaire. La Sagrada Familia. L’idée remonte à 1882, lorsque Les Amis de Saint-Joseph demandent à l’architecte Francisco de Paula Villar de construire une  » église expiatoire dédiée à la Sainte Famille « . Villar entame une construction néogothique. Rapidement, de nombreux malentendus mettent un terme à cette collaboration. On demande à Gaudi de reprendre le chantier. Dans un accès de mégalomanie, l’architecte décide de construire  » une cathédrale du XXe siècle « , une sorte de synthèse de tout son savoir architectural. Ce terme de  » cathédrale  » est entré dans le langage courant. Or, il est important de souligner que Barcelone possède déjà une cathédrale, un joyau gothique du XIIIe siècle ! Le terme d' » église  » (inachevée) est par conséquent plus approprié.

Le projet de Gaudi, grandiose et démesuré, réunit trois façades différentes : la Nativité, la Passion et la Mort et la troisième : la Gloire, l’ensemble surmonté de dix-huit clochers symbolisant Jésus-Christ, la Vierge Marie, les douze apôtres et les quatre évangélistes. Gaudi terminera une seule façade, celle magnifique et exubérante de la Nativité ainsi qu’une seule de ses quatre tours.

Interrompue en 1936, au début de la Guerre civile, la construction reprend en 1952, d’après les plans et maquettes existants. Ce projet gigantesque est toujours privé (Gaudi n’a d’ailleurs jamais reçu de commande publique), géré aujourd’hui par la Fondation de la Sagrada Familia et financé par les billets d’entrée, les donations et les collectes de Noël. En 1976 sont achevées la façade et les quatre tours de la Passion. Le sculpteur José Maria Subirachs réalise 75 statues du portique. Son style, moderne et audacieux, est, bien entendu, très controversé. Tsuro Sotoo, un architecte japonais  » fou  » de Gaudi, s’est impliqué à fond dans le projet, il y a vingt ans. Il s’est même converti au catholicisme. On lui doit, notamment, les nouvelles statues des anges de la façade de la Nativité, abîmées pendant la Guerre civile. Détail singulier ? Ils ont des yeux bridés et, comme tous les anges japonais, ils n’ont pas d’ailes.

La fin des travaux ? Difficile à dire. Dans trente, quarante ans ? Peut-être avant, étant donné l’engouement grandissant pour l’oeuvre de l’architecte catalan.  » Tous les contemporains de Gaudi, à quelques exceptions près, étaient contre lui, conclut Daniel Giralt-Miracle. Pendant longtemps, il est resté incompris. Le courant de reconnaissance a démarré timidement après 1950. Le  » phénomène  » Gaudi a explosé dans les années 1980, grâce aux Japonais. Ils n’ont cessé à photographier son architecture et la magie de Gaudi a déferlé dans les médias du monde entier. Son oeuvre a été classée patrimoine mondial de l’Unesco en 1984. Enfin, les Jeux olympiques à Barcelone, en 1992, ont couronné cette réhabilitation. Tout au long du XXe siècle, les bâtiments ont subi quelques mutilations. Ils ont été rénovés depuis. Quant aux oeuvres majeures, elles sont restées, heureusement, intactes. Même si Gaudi n’a pas été bien compris, il a toujours été respecté. Son oeuvre dégageait une puissance très forte. Bref, le génie. « 

légendes page 27

Barbara Witkowska .

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content