» Retrouver l’esprit d’aventure « 

© Renaud Callebaut

L’industrie du luxe est une puissance économique. Mais pas seulement. Elle apporte une lecture subtile et pertinente du monde, et doit cultiver l’audace, professe la journaliste Astrid Wendlandt. Explications.

Elle a choisi pour décor la Tour d’argent. Et s’est appuyée pour la photo, contre le lambris de ce restaurant parisien, l’un des plus anciens d’Europe, on y mangeait déjà en 1582, avec fourchette. Il est, pour elle, le symbole par excellence du luxe. Parce que c’est l’une des meilleures tables de la Ville lumière, qu’il a la plus belle vue sur Notre-Dame,  » même amputée « , que ce lieu est  » magique « , qu’elle aime son histoire et qu’il tient fièrement debout depuis des siècles grâce à une lignée d’hommes exceptionnels qu’elle admire et dont elle partage le goût pour l’amitié. Elle fut en charge de la rubrique luxe chez Reuters à Paris, pendant plus de dix ans, correspondante à Londres et à Moscou pour le Financial Times, c’est peu dire qu’elle connaît les arcanes de ce monde, et ceux qui l’ont construit avant l’aube de l’an 2000, avec panache souvent et cynisme parfois. Son livre, Le luxe à la conquête du monde, dresse le portrait d’une poignée de gens qui ont changé la face de cette industrie qui vend du rêve. Quand elle le dédicace, à l’encre noire, elle trace ces mots qui rappellent qu' » écrire librement sur cette puissante industrie est un luxe en soi « . Plus tard, oralement, elle répétera,  » les médias dépendent des budgets publicitaires des maisons, on ne mord pas une main qui vous nourrit « . Conversation sans ambages.

Il ne peut pas y avoir d’industrie puisqu’un produit de luxe doit être rare, artisanal, façonné par quelqu’un pour une autre personne.

Comment définir le luxe ?

D’emblée, il faut préciser qu’il y a autant de définitions du luxe qu’il y a de femmes et d’hommes sur Terre. La notion même de luxe n’existerait pas si nous ne cultivions pas des besoins irrationnels. Et c’est l’un des aspects les plus fascinants de notre humanité : cette irrationalité nous différencie des animaux.  » Le superflu, chose si nécessaire « , disait Voltaire. Le luxe fait ressortir le meilleur et le pire de nous-mêmes, en cela, c’est une caractéristique profondément humaine, nous avons un côté sombre et lumineux, et la notion de luxe exprime ces deux facettes. Il a aussi une dimension spirituelle évidente. Il est indissociable de notre quête de beauté, matérielle ou immatérielle. Le sentiment de beauté, lié à la notion du luxe, est un sentiment de transcendance, et c’est encore cela qui nous différencie des animaux : nous sommes capables de nous projeter dans quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus fondamental que nous-mêmes.

L’industrie du luxe est un oxymore, dites-vous : elle contient deux mots contradictoires puisque le luxe sous-entend la rareté, l’exclusivité et le fait main…

Le luxe est un mot galvaudé, parce que beaucoup de produits de grande consommation en utilisent le terme et les codes – des marques de cosmétiques aux hôtels ou même aux téléphones portables. Dans l’esprit de ceux qui connaissent bien le secteur, il ne peut pas y avoir d’industrie puisqu’un produit de luxe, par définition, se veut rare, artisanal, façonné par quelqu’un pour une autre personne et réalisé selon ses souhaits voire ses caprices. Car quand on parle de luxe, il s’agit de réaliser ses rêves les plus fous, d’assouvir ses désirs les plus intimes. Pour certains clients, les grandes marques de luxe ont tué le luxe, notamment par un service après-vente qui n’est pas à la hauteur de leurs attentes. Je pense qu’aujourd’hui, de plus en plus de gens ont envie d’acheter des créations faites main plutôt que des produits qui viennent du bout du monde, fabriqués par des gens payés avec un salaire de misère et qui vont très vite finir à la décharge. Il y a une prise de conscience, on se souvient dorénavant de ce que nos grands-parents disaient, eux qui avaient connu la guerre et qui achetaient de la qualité pour que cela dure :  » I’m too poor to buy cheap.  »

La fast fashion aurait donc tout bouleversé ?

On ne peut pas lui jeter la première pierre. La stratégie de  » la mode en accéléré  » est de renouveler perpétuellement les collections pour inciter les clients à visiter régulièrement les magasins. Cette excellente stratégie commerciale a porté ses fruits. Mais elle a mis une pression énorme sur les marques de luxe qui ne peuvent pas forcément avoir cette réactivité : leur processus de création demande du temps, et du temps de manufacture aussi. Tout le système a été mis sous tension à cause d’elle. Les grandes maisons ont trouvé des moyens de créer de la nouveauté, elles ont multiplié les collections, les capsules, les collaborations… Il y a dix ans, il n’existait que les défilés de couture et de prêt-à-porter, aujourd’hui c’est pratiquement Fashion Week toutes les semaines, non seulement à Paris, Londres, New York ou Milan mais aussi à Dubai, Abidjan et Moscou. Résultat ? Vous avez des maisons qui ne savent plus quoi inventer pour se différencier et des créateurs qui s’essoufflent et sombrent dans le burn-out ou la dépression. Allez faire un tour à l’Hôpital Américain à Neuilly, vous y trouverez beaucoup de gens du métier, car la création demande du temps de maturation, de réflexion, elle est humaine mais la production est robotisée, il y a un déséquilibre. De plus en plus de marques et de gens parlent d’ailleurs d’un retour à une slow fashion.

Internet et l’e-commerce ont aussi modifié la donne…

Internet a forcé les marques non seulement à réfléchir à leur communication mais aussi à une transparence sur le prix. Il y a encore cinq ans, un sac Gucci acheté à Shanghai pouvait coûter 60 % de plus qu’à Milan. Elles ont été obligées d’afficher leur prix dans toutes les régions et à les harmoniser. Chanel a été l’une des premières à les baisser en Chine pour être plus en phase avec les prix affichés en Europe. On a donc assisté à une croissance des prix des classiques tels le sac 2.55 chez Chanel, la montre Daytona chez Rolex et le sautoir Alhambra chez Van Cleef qui ont été multipliés par deux, trois, voire six. Il s’agit pourtant du même produit, les maisons vous diront bien sûr que le prix de l’or a monté et le cuir est plus cher… Quand j’ai commencé à écrire sur le luxe en 2007, le 2.55 valait 1 800 euros, aujourd’hui, il est à 4 400. Par ailleurs, Chanel ne voulait pas entendre parler du e-commerce – ils ne vendent d’ailleurs toujours pas de sacs sur le Web, Hermès non plus, cela ne collerait pas avec leur image.

Or, sans image, une marque de luxe n’est rien.

C’est pour cette raison qu’elles veulent tout contrôler, mais aujourd’hui se pose le problème des réseaux sociaux. Les premières années, les marques ont été totalement paniquées à l’idée qu’il y ait des acteurs qui allaient influencer leur image et sur lesquels elles n’avaient aucun contrôle. Puis elles les ont choisis comme ambassadeurs, pour leurs millions de followers et non pas pour leur profondeur philosophique, ou même leur éthique ou leurs valeurs… Par ailleurs, les marques étoffent leurs contenus éditoriaux pour se différencier des autres et garder les clients sur leur site et renforcer leur présence sur les réseaux sociaux. Elles deviennent ainsi des médias. Et comme les clients vont de moins en moins dans les magasins, ceux-ci se transforment en proposant des expériences. On a ainsi vu, chez Guerlain, des installations artistiques durant la FIAC de Paris, chez Hermès, une librairie, chez Agnès b, un fleuriste, même le créateur Jacquemus a ouvert deux restaurants à Paris. Et la liste est longue.

Ces nouveaux dirigeants du luxe qui sont d’un ennui profond, beaucoup manquent d’humour, d’audace, d’esprit, de liberté.

Depuis quelques saisons, les griffes se font le porte- parole de messages sociétaux. Dior défile sur fond de slogans féministes, Armani proclame  » Je dis oui au recyclage  » en guise de décor pour son dernier show… Le luxe est-il désormais obligé de prendre position ?

Maria Grazia Chiuri pour Dior semble effectivement de plus en plus féministe, Stella McCartney de plus en plus engagée, qui, lors de son récent show à l’opéra Garnier, a fait la preuve de son militantisme en faveur de la défense des animaux et de leur bien-être. Elle affiche sa cause comme une partie intégrante des valeurs de sa marque… C’est intéressant, on voit que les maisons comprennent que raconter une jolie histoire ne suffit plus, les clients s’attendent à ce qu’elles aient un peu plus de conviction. Et si elles ne répondent pas à cette attente d’idées nouvelles et d’expression d’idées nouvelles, ils iront voir ailleurs. Elles ont besoin de donner à leurs objets, leurs produits, leurs looks une autre dimension qui ne s’arrête pas seulement aux matières, aux coupes et aux couleurs.

Dans ce monde testostéroné, de plus en plus de maisons de mode sont dirigées par des femmes. Il semble avoir compris que la parité était pour l’entreprise synonyme de prospérité…

Effectivement, de plus en plus de femmes occupent des positions clé dans l’industrie du luxe. Francesca Bellettini est PDG de Saint Laurent depuis 2013. Puis d’autres sont arrivées, Pascale Lepoivre chez Loewe en 2016, Séverine Merle chez Celine en 2017 et Sophie Brocart chez Patou, en 2018. Dernièrement, Valérie Hermann, ex-patronne de Saint Laurent et du haut de gamme chez Ralph Lauren est arrivée chez Epi qui compte de belles marques comme Weston et Bonpoint.

LVMH a d’ailleurs annoncé son souhait que 50 % de femmes occupent des postes de direction et Kering fait le voeu d’atteindre la parité dans toutes les fonctions du groupe d’ici à 2026…

Je pense que c’est un processus bien engagé, les groupes ont adopté cette politique de soutien de la cause féminine. Mais hélas dans mon livre, il n’y en a pas une seule, parce que celles à qui j’ai demandé une interview ont décliné…

Vous y dressez le portrait d’hommes, de  » mercenaires  » qui ont disparu aujourd’hui au profit de technocrates au sein d’entreprises devenues tentaculaires.

Beaucoup de nouveaux dirigeants du luxe manquent d’humour, d’audace, d’esprit, de liberté. Parce que les enjeux sont devenus énormes et les groupes des paquebots, on réfléchit cinq fois avant de prendre une décision. Et le démon du corporatisme a corseté les grandes maisons. Sidney Toledano, qui a dirigé Dior Couture pendant plus de deux décennies, me confiait qu’il est désormais difficile de trouver des gens qui ont une vision à 360 degrés et qu’ils opèrent en silo. Or, il est important de cultiver un esprit de camaraderie au sein des maisons, les gagnants de demain seront ceux qui s’occupent bien de leurs employés, qui investissent dans leur bien-être et dans leur créativité. Or souvent, ils vivent dans la peur, qui tue la créativité. Si ces maisons ne changent pas leur attitude, elles risquent de devenir des trains sur des rails, quel ennui. On sait exactement ou cela commence et où l’on arrive. Il faut qu’elles retrouvent leur esprit de rupture, de surprise et d’aventure. Comme elles ont peur, elles ne disent plus rien, le client se tourne donc de plus en plus vers les petites marques qui racontent des histoires, sont audacieuses, prennent des risques parce qu’elles n’ont pas grand-chose à perdre. Il faut ajouter à cela que nous vivons dans un monde globalisé, qu’il faut faire attention aux sensibilités du Moyen-Orient, de l’Asie, de toutes les cultures du monde. Dolce&Gabanna en a payé le prix fort avec un film publicitaire et des clichés sur la culture chinoise. Le politically correct a rigidifié toute l’industrie et les avocats des maisons en ont rajouté une couche, les communicants sont désormais payés une fortune pour que les marques ne disent plus rien. Ainsi, forcément, on assiste à un appauvrissement du story telling, et s’il n’y a plus de belles histoires, que reste-t-il du rêve ?

Depuis la crise de 2008, le luxe le sait : en cas de turbulences, mieux vaut se concentrer sur des valeurs sûres. La pandémie du Covid-19 aura des conséquences sur le schéma ultralibéral de la globalisation qui prévalait jusqu’ici…

Les groupes de luxe ont beaucoup de cash sur leurs comptes en banque, ils sont tout à fait à même de résister aux tempêtes, qu’elles s’appellent coronavirus ou changement climatique. Certes, elles vont perdre de l’argent, mais leurs profits et leurs chiffres d’affaires sont colossaux. Si elles perdent quelques centaines de millions ou de milliards d’euros cette année, elles en referont l’année prochaine. C’est d’ailleurs le moment d’acheter des actions dans le luxe. Il a toujours historiquement été plus résistant aux crises qu’on ne le pense, je ne vois pas de raison pour que cela change. Hermès par exemple tirera son épingle du jeu vu que ses sacs sont faits en France et que la demande ne tarit guère, pandémie mondiale ou pas. Cela affecte bien évidemment le pouvoir d’achat des consommateurs, qui sont moins confiants, et l’on sait que les dépenses sur le luxe dépendent de la confiance. Le haut niveau d’anxiété aura un impact sur les achats dit spontanés mais je pense que les femmes qui sont devenues millionnaires désireront tout de même s’offrir leur sac Hermès ou Gucci. Les marques les plus fragiles seront touchées, celles qui allaient mal iront encore plus mal et les autres qui allaient bien continueront à aller bien. L’industrie du luxe est une jungle. Seuls les plus forts survivront.

Remerciements à La Tour d’Argent

Le luxe à la conquête du monde, par Astrid Wendlandt, Editions Miss Tweed. 330 pages.

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