Valeur sûre du design, le créateur Yves Béhar a mis son talent au service des moins nantis en participant à la création de XO, le miniportable high-tech à moins de 100 dollars. Rencontre exclusive à Milan avec ce défenseur du design humanitaire.

Il paraît que l’on fait dire aux chiffres ce que l’on veut. Ceux-ci pourtant sont sans appel : lorsque Apple annonce fièrement, en août dernier, que le cap des 100 millions d’i-Pods vendus a été franchi, le nombre paraît à première vue astronomique. A y regarder de plus près, cela laisse encore 6,4 milliards de laissés-pour-compte. La moitié d’entre eux luttant chaque jour pour trouver de quoi manger et boire. Des hommes, des femmes, des enfants pour qui le mot  » design  » au sens où nous l’entendons aujourd’hui en Occident – la lampe géante de Marcel Wanders à 50 000 euros, le fauteuil habillé de vison chez Cappellini, le réfrigérateur XXL dessiné par Jasper Morrison – ne correspond à aucune réalité matérielle. La donne, pourtant, est en train de changer.

Dans les mois à venir, des milliers de laptops colorés devraient arriver dans les écoles d’une vingtaine de pays en voie de développement. Petites merveilles technologiques, ces miniportables n’ont aucun rapport avec les PC déclassés de nos bureaux d’Occidentaux. Plus performants que les nôtres (voir encadré en page 21), ils font même envie à plus d’un IT freak.  » Chaque fois que je présente le projet, la réaction est toujours la même, explique Yves Béhar, designer du hardware. Ces gens qui peuvent tout s’offrir me disent : j’en veux un pour moi ! Une vraie réussite car, pour une fois, un objet destiné au tiers-monde se révèle très attractif dans les pays développés. C’est donc tout sauf un produit de seconde zone. Nous voulions lui apporter un maximum de design. De l’extérieur, il a l’air extrêmement simple mais il recèle une technologie incroyable. « 

Pour participer au projet OLPC (NDLR : pour One Laptop per Child, autrement dit un portable pour chaque enfant), la star du design américain a accepté de compresser ses honoraires au maximum. Parce qu’à ses yeux, le design, le vrai, se doit de changer nos vies. Né en Suisse, d’une mère est-allemande et d’un père turc, celui qui se cache modestement derrière fuseproject, le bureau de design qu’il a créé en 1999 à San Francisco, applique le même mantra à tout ce qu’il touche, qu’il crée une montre pour Mini, une lampe durable pour Herman Miller ou rebooste l’image du fabricant de chaussures Birkenstock. Rencontre intimiste avec une âme pure du design.

Weekend Le Vif/L’Express : Qu’est-ce qui vous a donné envie de participer à un projet humanitaire ?

Yves Béhar : Cet ordinateur, c’est le laptop de rêve. Un portable qui donnerait à tous accès à l’information et à l’éducation. Il n’est pas conçu pour quelques happy fews. Cela fait longtemps que je travaille dans le secteur informatique, avant de créer fuseproject, j’ai planché sur des projets pour HP, Apple et Silicon Graphics… Pour la première fois au monde, il s’agit de créer un objet pour tous, en particulier pour ceux qui d’ordinaire n’ont pas accès à la technologie.

Est-il temps pour vous que les créateurs pratiquent un design  » engagé  » ?

Le design, c’est une manière de résoudre des problèmes. Il n’y a pas de raison qu’il ne s’intéresse pas aussi aux grandes causes, comme par exemple la prévention du sida. Pourquoi limiter nos connaissances au seul secteur de la grande consommation ?

A ce titre on reproche souvent aux designers de créer des objets inutiles qui nous poussent sans cesse à acheter plus…

Personnellement, je ne crois pas à l’idée que nous devons consommer moins. Je pense qu’elle n’est pas viable. Par contre, il faut consommer mieux, des choses qui ont été mieux conçues. Le bon design a pour objet non seulement de nous montrer le futur mais aussi de nous l’apporter. Le marketing, lui, on ne peut nier qu’on en a besoin, mais il doit se décliner à partir du design. Et pas l’inverse. L’important, c’est de travailler sur des projets qui changent notre vie.

On voit bien comment le XO va changer des vies. Mais une nouvelle lampe, comme Leaf que vous avez créée pour Herman Miller, qu’apporte-t-elle de plus qu’une autre ?

Elle fait appel à une technologie LED innovante qui réduit encore la consommation d’énergie de 40 % par rapport à des ampoules fluo-compactes. Elle permet aussi d’ajuster la  » température  » de la lumière ou plus exactement la sensation qu’elle procure. Froide et efficace pour lire du texte noir sur blanc. Dorée et chaude pour une lumière d’ambiance. C’est le premier luminaire qui autorise ainsi de passer de l’un à l’autre à l’aide de commandes simples et intuitives.

Depuis plusieurs années, vous présentez aussi à Milan des lustres fabuleux créés pour l’exposition Crystal Palace de Swarovski. Du rêve pur, à des années-lumière de notre quotidien…

En effet, ce sont des pièces uniques exceptionnelles. Mais mon approche, ici aussi, reste expérimentale avant d’être esthétique. Certaines études que j’ai pu faire pour Swarovski ont rendu par la suite certains projets concrets possibles. En offrant une telle liberté aux designers, Nadja Swarovski, qui est à la base de cette initiative, est une vraie visionnaire. Car elle nous autorise à faire des recherches plus fondamentales. Et c’est une opportunité extraordinaire. La plupart du temps, les sociétés vous disent : j’ai besoin d’un objet X, son marché est celui-là. On peut travailler comme cela bien sûr, mais il faut, parfois, pouvoir prendre le temps d’explorer des chemins en amont.

Il vous arrive aussi de collaborer avec des griffes fashion. La mode est un univers qui vous attire en dépit de son image plus superficielle ?

Mon travail dans la mode a toujours été intimement lié à des expériences sur les matériaux. C’étaient des projets de design avant d’être des projets de mode. Pour la marque de cachemires italienne Lutz & Patmos, nous avons essayé des mélanges de cachemire et de Teflon, pour rendre les cardigans à la fois doux et imperméables. Avec Birkenstock, nous voulions utiliser des matériaux recyclés, comme les déchets de liège de l’industrie du bouchon. Ou des matériaux naturels, comme le latex.

Comme dans la mode, le design a aussi ses stars, dont le nom fait vendre, voire fait monter les enchères quand il s’agit de pièces uniques. Vous n’avez pas l’impression d’être utilisé à des fins de marketing ?

Tout ce débat me fait sourire. Comptez avec moi, il y a combien de designers qui sont vraiment connus à travers le monde ? Pas tant que cela. Si starification il y a, elle a toujours existé et elle n’est pas si importante finalement. Prenez Memphis et Ettore Sottsass, c’était déjà hypermédiatisé. Ettore Sottsass créait déjà des meubles pour collectionneurs qui s’arrachaient à des prix exorbitants, et, dans le même temps, il dessinait Valentine, la machine à écrire à prix démocratique, pour Olivetti. Ce qui s’est passé, c’est que pendant une vingtaine d’années, du milieu des années 1980 au début des années 2000, le design est devenu purement commercial, un instrument au service de la rentabilité immédiate de l’entreprise. Que le design se porte bien, qu’il soit recherché, je trouve cela positif. Car cela implique aussi des responsabilités : il faut donner une valeur intrinsèque à son objet et pas seulement une valeur marketing. C’est vrai dans tous les univers créatifs aujourd’hui. Il faut réussir à garder une certaine intégrité.

Vous avez choisi de vivre et de travailler à San Francisco. Pas seulement pour la proximité de l’océan Pacifique, j’imagine…

Je pourrais vivre partout mais pour travailler, j’ai besoin d’un univers ouvert à l’innovation, qui y croit, qui la soutienne, qui la pousse et qui veuille y participer. Et je trouve tout cela à San Francisco. C’est une très belle ville, très différente du reste des Etats-Unis, un symbole d’ouverture et de tolérance aussi. Si vous y réfléchissez, San Francisco est à la base de cinq des révolutions les plus importantes des cinquante dernières années. Les Beat Poets dans les années 1960, suivi un peu plus tard du summer of love, le mouvement hippie de 1967, le boom des ordinateurs, la révolution gay et l’Internet.

La vision que l’on a du design aux Etats-Unis est- elle très différente de celle des Européens ?

Pour moi le design c’est une pratique globale, sans frontière, généreuse qui va vraiment au-delà des langues, des coutumes. C’est ce qui explique sans doute aujourd’hui son attrait vraiment international. Aux Etats-Unis, le design, on y croit beaucoup. C’est peut-être un peu plus nouveau, l’industrie et les consommateurs l’ont peut-être découvert plus récemment qu’en Europe mais les entreprises qui l’utilisent le font très bien. Voyez comme Apple nous donne des leçons de design à nous Européens. Nous avions peut-être inventé ce que l’on appelle design aujourd’hui. Mais nous l’avons sans doute maintenu trop élitiste, trop longtemps.

Propos recueillis par Isabelle Willot

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