Le monde de l’édition culinaire ressemble à un chaudron en ébullition. Les titres débordent de partout. Une surcharge pondérale qui n’empêche pas un haut degré de raffinement. Pas un livre, en effet, qui ne passe à la moulinette de la branchitude. On lie, on désosse, on assaisonne typo et photos. Un vrai régal pour les yeux.

Pour un peu, on friserait l’indigestion rien qu’à les regarder. Ils sont pourtant plus appétissants les uns que les autres avec leurs couleurs acidulées, leurs gros plans léchés, leurs gabarits riquiqui ou, au contraire, (g)astronomiques, et leurs farandoles de recettes plus ou moins toquées (au sens propre comme figuré). Il y en a pour tous les goûts, tous les palais, tous les excès. Certains pourraient passer pour des livres d’art, d’autres pour des carnets de voyage, d’autres encore pour des traités de philosophie… Mais il en va des manuels de cuisine comme du caviar :  » less is more « . Passé l’instant d’ivresse, le lecteur, même le plus gourmand, risque fort d’avoir l’estomac retourné comme une crêpe devant cet étalage gargantuesque. Ce qui serait fort dommage car au c£ur de cette fricassée éditoriale – plus de 1 000 nouveaux titres en France rien qu’en 2004 ! – se cachent des petits trésors sucrés-salés à croquer avec les yeux. Et plus si affinités.

Une cacophonie qui tranche radicalement avec le murmure ronronnant d’antan, quand les mères régnaient seules aux fourneaux (l’un des rares endroits où elles avaient leur mot à dire…), avec pour toute source d’inspiration leurs souvenirs d’enfance nourris au sein maternel,  » le  » livre de recettes familial ou, pour les plus avant-gardistes, les fiches arrachées religieusement chaque semaine dans leur magazine préféré. La fantaisie était rare, la frivolité graphique encore plus. Les recettes se succédaient avec monotonie comme les plats à la table d’un déjeuner d’affaires qui n’en finit pas.

Que s’est-il passé entre-temps ? Comment en est-on arrivé à ce soufflé livresque ventripotent ? Une coupe transversale dans sa partie la plus dodue révèle deux couches, qui se chevauchent par endroits. La première a pour ingrédient principal la forme. Cohabitent donc logiquement à cet étage tous les livres qui se jouent des formats standard pour accrocher le regard repu du passant. Aussi élastique qu’une pâte à pizza, cette strate navigue entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Entre des séries lilliputiennes à prix light (les  » Mini cuisine  » de Marabout à 2 euros ou la collection  » Les petits livres  » des éditions First) et des mammouths du calibre de ce  » A la table des grands chefs européens  » (Michel Lafon) ou de cette étonnante déclaration d’amour aux  » pâtes par Guy Martin  » (éditions du Chêne), bâti comme un gratte-ciel et livré sous cellophane. Entre ces deux extrêmes, on trouve toute une batterie d’ovnis plus ou moins gratinés, comme ce livre chevalet de  » Recettes express  » (Marabout), ce fac-similé de cahier d’écolier renfermant les notes des  » chefs étoilés de Belgique  » (Lannoo), cette petite bible dorée sur tranche dévolue au dieu  » produit  » (Homarus) ou encore ces ludiques carnets à couverture souple nous emmenant tantôt en  » Picnic « , tantôt au  » Bar à soupes  » (Marabout).

Dans cette pêche au lecteur, certains vont même plus loin. S’inspirant des techniques marketing des fabricants de céréales, des éditeurs n’hésitent plus à offrir un petit cadeau à l’achat d’un de leurs bouquins. Comme une cuillère en bois. Ça ne mange pas de pain, mais ça pimente le shopping juste comme il faut… Et ce n’est pas tout.  » Phénomène relativement nouveau, on voit aussi arriver plus ou moins discrètement des sponsors « , relevait dernièrement le magazine  » Livres hebdo « . Objectif : écraser les prix, histoire de rivaliser tant que faire se peut avec le Net, véritable marmite aux recettes. Un parrainage encore embryonnaire qui revêt différentes formes. Ici, c’est une pub qui fleurit au détour d’une page. Là c’est un logo qui s’invite sur la quatrième de couverture. Quand ce ne sont pas les marques ou les enseignes qui passent carrément à table. Le Creuset, Nestlé ou, plus près de chez nous, Le Pain Quotidien ( » Cook+Book « , co-signé par notre collaborateur Jean-Pierre Gabriel), sont notamment de celles-là.

Généreuse, cette première couche du soufflé n’en paraît pas moins bien fine à côté de la seconde, où se bousculent toutes les déclinaisons sur le contenu cette fois-ci. Epousant les contours d’un monde dont les frontières s’évaporent comme l’eau de cuisson, les titres explorent sans cesse de nouveaux territoires, en particulier celui de l’intime. C’est certainement l’un des aspects les plus marquants de cette poussée de cholestérol éditorial, qui fait écho à l’exhibitionnisme ambiant, à la surexposition du moi dont la télé-réalité est l’expression la plus tapageuse. On lève le voile sur ses secrets de casserole mais on en profite, au passage, pour raconter le récit de sa vie, photos et témoignages privés à l’appui de préférence. Un nombrilisme culinaire pour le meilleur et pour le pire, qui se déguste tantôt à la petite cuillère, tantôt du bout des lèvres…

Cet esprit frondeur a aussi contaminé la mise en scène de nos agapes. Livré à l’imagination délirante des  » Mac-quettistes « , ces grands enfants biberonnés aux jeux vidéo, le schéma classique  » recette conventionnelle + instantané pâlot  » en vigueur au siècle dernier a volé en éclats. L’iconographie emprunte désormais volontiers les chemins de traverse. Textes et images sont hachés menu et poêlés à feu vif. La mise en page se fait du coup plus sensuelle, plus ludique, plus colorée. Un bouillonnement créatif souvent enthousiasmant – on lécherait presque certaines pages… -, même si une partie des compositions sent un peu le réchauffé. Et même si aussi, comme on l’a déjà souligné, ce copieux menu choral a de quoi donner le vertige à l’amateur de popote millimétrée. Jugez plutôt : outre une belle brochette de néoclassiques comme  » Belges cuisines  » du tandem Renard-Saenen chez Labor ou comme  » La Chasse des grands chefs  » (Stichting Kunstboek) de notre compatriote Olivier Frey (lequel est également à l’origine du Salon du livre gourmand, dont la première édition s’est tenue à Bruxelles en septembre dernier), qui s’inscrivent dans la tradition mais en la mettant au goût du jour (photos noir et blanc, cuistots en situation, etc.), le gourmet pourra, au choix, s’offrir un trip aux légumes anciens (le très soigné  » Légumes de Joël!  » chez Flammarion), s’inviter à la table des people de la gastro bobo qui font tout un plat avec pas grand-chose ( » Julie cuisine en quelques minutes  » chez Albin Michel ou  » Les Petits Dîners de Xavier  » chez Marabout ), mettre le cap sur des contrées lointaines ( » Tunisie. La cuisine de ma mère  » chez Minerva,  » Mon carnet gourmand  » aux éditions First ou le très zen  » La Cuisine de Nobu  » chez Agnès Viénot), se faire une bouffe entre amis ( » Cuisine orientale entre copains  » chez Solar ou  » La Popote des potes  » chez Hachette), soulever le couvercle de la marmite des meilleurs  » cordons-roses  » ( » Elles sont chefs  » chez Flammarion), jouer à saute-mouton avec les repas (le très pop  » Super brunch !  » au Seuil), ou encore vérifier la véracité du dicton selon lequel  » dans le cochon, tout est bon  » (l’étonnant périple  » Cochon & fils  » de Stéphane Reynaud chez Marabout).

Ce panorama, s’il atteste de l’embonpoint du secteur, ne répond pas à la question de savoir comment on en est arrivé à ce point d’ébullition.  » Ce sont les Anglo-Saxons qui ont allumé la mèche, il y a quelques années, sous la houlette de Jamie Oliver, explique Tony Le Duc, photographe et co-directeur de la maison d’édition anversoise Homarus ( » la base « ,  » le produit « , etc.). La raison est simple. La Grande-Bretagne a toujours eu une très mauvaise réputation dans ce domaine, surtout en ce qui concerne la cuisine de tous les jours. Il y avait donc une demande des mères de famille pour expérimenter autre chose. Jamie Oliver leur a montré la voie à suivre, avec d’autant plus de succès qu’il privilégiait une approche très décontractée. Ce n’est pas un hasard si la majorité des titres qui sont édités chez nous sont des traductions d’ouvrages étrangers, principalement en anglais.  »

En y allant à la grosse louche, on peut scinder l’histoire de l’édition culinaire en trois périodes. La première couvre les années 1970 et le début de la décennie suivante. C’est l’époque où les livres de cuisine voient défiler sur fond neutre les clichés d’assiettes sur lesquelles trônent les créations du chef. Ni plus ni moins. Pendant la seconde moitié des années 1980, la mode vire au baroque. Les photos s’alourdissent de breloques et d’artifices décoratifs, reléguant la nourriture au deuxième, voire au troisième plan.  » On cherche alors à créer des atmosphères, on se met à imiter les natures mortes « , se souvient Tony Le Duc, qui opte, dès ce moment-là, pour les matériaux bruts comme le béton ou le bois pour  » habiller  » les aliments, un sillon qu’il continue à creuser aujourd’hui. Il faudra attendre les années 1990 pour assister au virage lifestyle qui irrigue toujours la veine gastronomique de nos jours. L’impulsion vient des pays anglo-saxons donc, et singulièrement de l’Australie et de la Grande-Bretagne. Les manuels de cuisine prennent un visage humain. Les gens font leur apparition sur les images. Jamie Oliver convie femme, enfants et amis à son plan de travail. Les cuistots, plus ou moins confirmés, deviennent des vedettes de la télé (plusieurs chaînes satellitaires comme Cuisine TV en ont même fait leur recette…), dévoilent leur intérieur, se mettent à nu, toutes émotions dehors. Bref, on raconte une tranche de vie autant qu’on montre la marche à suivre. Cette dimension est très présente notamment dans les livres de Marabout, leader du marché en France cinq ans seulement après avoir dressé le couvert (Marabout n’avait plus mis les pieds en cuisine depuis son rachat par Hachette en 1983).  » Quel que soit le sujet retenu, on s’attache à le raccrocher à des instants de vie « , commente Anne Schapiro-Niel, responsable de la communication.

Un ton proche, convivial, une variété de thèmes et une coloration très  » fusion  » qui rencontrent les faveurs d’un large public. Et pour cause, cette fringale pour les livres de cuisine relève des  » petites passions ordinaires  » comme les nomme le sociologue français Jean-Claude Kaufmann.  » Faute de pouvoir encore s’appuyer sur des certitudes définitives comme par le passé, l’individu est contraint de se reconstruire une identité en permanence, diagnostique l’auteur de  » Casseroles, amour et crises  » (Armand Colin). Or, le plus sûr moyen d’y parvenir, c’est de se trouver des petites passions ordinaires. Jouer à la loterie par exemple. Ou être supporter d’un club de foot. Ou encore faire la cuisine.  » Avec l’avantage pour les accros du piano de jouer simultanément sur deux cordes sensibles : la créativité manuelle d’une part (tremplin pour s’évader de sa propre vie, s’inventer un ailleurs, une disposition alimentée par les mises en page affriolantes), la convivialité de l’autre (on fait partager un moment de bonheur – du moins pour les plus doués… -, ce qui est très valorisant).  » C’est cette richesse qui rend la cuisine ultramoderne « , résume le sociologue. Et qui explique pour une bonne part le succès phénoménal (8 millions d’exemplaires vendus l’an passé en France) de l’édition gourmande. Preuve si besoin était que les plaisirs de la table figurent en bonne place au menu de l’existence.

Des lauriers qui ne sont pas près de se faner. Du moins en théorie.  » On n’est qu’au début du processus des passions ordinaires. Et ce n’est pas un hasard si les éditeurs s’adressent de plus en plus à tous les sens. Ils cherchent à prendre le lecteur par les tripes, par les émotions « , analyse Jean-Claude Kaufmann. Mais encore faut-il tenir la distance. Ce qui suppose de varier le menu. Or, les idées originales commencent à se faire rare. Du pain sur la planche donc en perspective pour les éditeurs s’ils veulent garder intact l’appétit des clients  » ordinaires « . Certains vont jusqu’à exhumer aujourd’hui des recettes tombées dans l’oubli depuis des lustres. Pourquoi pas ? Ne dit-on pas d’ailleurs que c’est dans les vieilles casseroles qu’on fait les meilleures soupes ? Et toque !

Laurent Raphaël

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