De la fève à la tablette, il n’y a pas qu’un pas. Pour comprendre la filière chocolat, Le Vif Weekend a fait le voyage à Cuba avec Pierre Marcolini. Récit, de Haren à La Havane.

H aren, zoning industriel des abords de Bruxelles, un matin soupe au lait de septembre. Il est 8 heures, nous avons rendez-vous avec Pierre Marcolini, tablier blanc Dash ultra, mèche effet mouillé, poignée de main franche terminée par un sourire confiant qui balaie en un clin d’£il la couleur dépressive de l’endroit. Il faut dire qu’un autre univers, insoupçonné et bien plus séduisant que les alentours, se déploie derrière les portes de son atelier : 1 500 m2 de plain-pied tout entiers destinés à l’accomplissement d’un rêve qui a pris en quinze ans les traits de la réalité.

Après avoir dépoussiéré l’image du chocolat belge de papa à la faveur de produits gourmands mais plus légers et d’un packaging lorgnant du côté du design minimaliste, le petit gars de Charleroi, formé en pâtisserie sur les bancs du Ceria à Anderlecht, est aujourd’hui le seul artisan belge à signer en toute autonomie ses tablettes et la couverture de ses pralines.  » Depuis 2007, après cinq ans de recherches durant lesquelles je travaillais encore en partie avec Callebaut et Valrhona, je suis sorti de ce système pour gagner en liberté et proposer un produit griffé 100 % Marco, directement conçu à partir de la fève « , raconte-t-il en feignant ne pas en être extrêmement fier – un réflexe, sans doute, pour calmer les critiques dans un pays où la réussite personnelle passe parfois pour de la forfanterie et du charlatanisme. Si son côté hâbleur peut le desservir à cet égard, son atelier parle de lui-même.

Il y a les sacs de fèves en provenance du Venezuela, de Java ou d’Equateur qui dégagent leur arôme lactique, comme un dernier souffle avant de se faire allumer dans le torréfacteur. Il y a les conches allemandes toutes neuves, où la fève réduite en liqueur de cacao se transforme en lave sucrée et subtilement vanillée qui appelle crapuleusement le coup de cuillère à pot. Et puis il y a l’unité de production, 50 personnes, que Marcolini nomme  » mes artisans  » du chef d’atelier au débutant chargé du tri des pralines. Une brigade, une véritable armée enrôlée pour sortir un chocolat de combat, un chocolat  » haute couture « , comme dit la maison. Pour comprendre concrètement ce que signifie cette métaphore fashion, la philosophie du produit qui se cache derrière ce vocable de marketing, nous avons suivi le chocolatier au cours d’une des pérégrinations autour du monde qu’il mène depuis cinq ans à la recherche des meilleures fèves. Direction Cuba.

La Habana, capitale mélancolique et joliment décatie de l’île de Cuba, un soir chaud et humide d’automne. Il est 19 heures, l’heure de l’apéro et du premier cigare sur le toit d’un hôtel surplombant le crépuscule tropical. Nicolette Regout, ex-épouse de Pierre Marcolini, cofondatrice de la société, devenue expert cacao auprès du chocolatier est là pour accueillir ce dernier, accompagné d’une petite délégation de journalistes qu’il compte bien convaincre de sa démarche. Elle est arrivée, il y a quelques jours, pour préparer le terrain de la négociation avec le ministère du Commerce extérieur qui aboutira au final à un accord d’exportation de 3 tonnes de fèves en Belgique. écrit comme ça, ça a l’air simple. En réalité, rien n’est simple à Cuba. Les prémisses du deal remontent en en effet à 2008 et au Congrès international du cacao d’Amérique du Sud à Cuba. Marina Ogier, ingénieur agronome et responsable de la coopération et de la culture à l’ambassade de Belgique à Cuba, a l’intuition d’y inviter la maison Marcolini à défendre son intérêt pour les crus d’origine. Son idée : valoriser le cacao cubain, reconnu fin d’arôme (comme 8 % à peine du cacao mondial) et du même coup renforcer la coopération économique et culturelle avec la Belgique. Nicolette Regout accepte l’invitation. Son exposé sur le respect et la valorisation des terroirs typiques fait mouche auprès des Cubains. Car ces derniers sont précisément occupés à mettre en place une dénomination d’origine protégée de leur cacao (dont l’UCL étudie actuellement le passeport génétique). La brèche d’une éventuelle collaboration est ouverte.

Ce qui explique qu’un an plus tard, nous nous trouvons avec Pierre Marcolini, Nicolette Regout, Marina Ogier, l’ambassadeur de Belgique et le directeur de Cuba Export dans un petit avion privé volant vers Baracoa, bourg côtier perdu au fin fond de l’Oriente, entre plages frappées par la mer des Caraïbes et montagnes luxuriantes. Cette ville nonchalante, réveillée la nuit tombée par les bars de salsa et le Havana Club, est au chocolat ce que Pinar del Rio est au cigare : un terroir exceptionnel taillé sur mesure pour l’arbre à cabosses. Un sol bio malgré lui – les pesticides n’entrent pas sur l’île, embargo oblige – qui donne des matières premières jalousement gardées. Marina Ogier :  » Ce qu’il y a de nouveau, si Marcolini parvient à trouver un accord c’est qu’il va travailler directement la fève de Baracoa en Belgique. Ce serait une rareté car la stratégie de Cuba est de ne pas vendre les fèves à l’étranger pour privilégier les 11 micro-fabriques artisanales locales. Les Cubains ont déjà vendu de la liqueur de cacao à Lindt mais pas de fèves, car ils préfèrent transformer la matière première sur place pour que la valeur ajoutée de leur terroir ne leur échappe pas. « 

Derrière ce protectionnisme, le caractère culturel, voire émotionnel du chocolat explique la valeur quasi sacrée qu’on lui donne ici. A en croire les envolées lyriques d’Alejandro Hartman, historien de la ville et sorte de grand frère à l’écoute des jeunes de la région,  » le chocolat est l’esprit de Baracoa « . Carrément. On le déguste pur et chaud à la Casa del Chocolate, on l’avale en sauce sur une langouste, les enfants apprennent ses vertus à l’école, une danse, rythmée par deux styles de musique ancestraux de l’île, le Nengon et le Kiriba et classée au patrimoine mondial de l’humanité lui est dédiée, des fêtes populaires sont données en son honneur. Tout le monde s’accorde par ailleurs à clamer haut et fort qu’il maintient la libido et électrise les neurones. Urbano en premier lieu. Ce sémillant monsieur de 79 ans qui se vante, le regard malicieux, de sa santé sexuelle, figure à la tête des stations étatiques de séchage et de fermentation des fèves du cru. Un véritable Lider Maximo du cacao, une encyclopédie vivante qui peut vous tenir en haleine deux heures durant, la salive de l’enthousiasme aux lèvres, sur les bienfaits du fruit de la cabosse. Il faut le voir cet ingénieur fermier, le front perlant sous un soleil agressif, piocher une fève séchant à l’air libre, la sentir, briller de l’£il et la fourrer sous le nez d’un Marcolini visiblement conquis et épaté par leur grosseur.  » Je n’ai jamais vu ça « , jubile le chocolatier, en sortant son couteau pour ouvrir son nouveau trésor.

Pierre Marcolini en est désormais convaincu : il doit importer ces fèves, un assemblage particulier de Criollo, le 24 carats du cacao, et de Forastero. Il faut maintenant convaincre. En ce qui concerne la valorisation du terroir cubain à l’étranger, le message passe aisément. Le chocolatier insiste sur le besoin grandissant d’authenticité sur le marché européen du chocolat de luxe, sa volonté de faire du chocolat un produit noble et de terroir, à l’instar du vin. Il enfonce le clou planté un an plus tôt par Nicolette Regout. Reste à négocier le prix. Pour  » sécuriser le marché « , comme il dit, c’est-à-dire fidéliser le producteur, il propose le double du prix en cours à la Bourse de New York et de Londres, soit 3 600 dollars (2 390 euros) pour trois tonnes au lieu de 1 800 (1 195 euros).  » Un sacrifice nécessaire et respectueux « , assure Marcolini. Une logique d’échange qui prévaut à tous ses investissements particuliers à l’étranger, du Mexique au Brésil en passant par le Venezuela où il a noué des contacts personnels avec des fermiers pour s’assurer des crus uniques et sécurisés par l’absence des intermédiaires, de traders, à qui il fait par ailleurs encore appel pour certains crus.

Le deal est finalement bouclé : deux sacs de 50 kilos à emporter directement qui seront suivis de trois tonnes. Outre le cigare de circonstance, Marcolini a droit, le lendemain matin, à une petite chanson.  » Je l’ai composée en ton honneur parce que hier soir, je me suis senti motivé par ce projet, et je te félicite parce que tu transformes ce que nous produisons avec la nature « , chevrote Monsieur Urbano. A ce moment précis, on comprend enfin ce que signifie chocolat  » haute couture  » : un produit rare, à négocier au prix fort, certes, mais surtout traversé par la culture d’un pays, gorgé de rencontres, travaillé par des hommes de la terre qui lui donnent carrément leur vie. Une réalité qui n’émerge que rarement quand on croque distraitement dans une tablette. C’est pourtant tout ça que le chocolat haute couture contient. Rien de cuculà la praline à penser que le chocolat renferme autant d’émotions qu’il en donne.

Bruxelles, place du Sablon dans le vaisseau amiral du chocolatier, un vendredi ensoleillé d’octobre. Il est 16 heures, la boutique s’affaire, le stock de Chuao du Venezuela, la dernière édition limitée du chocolatier, est déjà en rupture. Nous avons rendez-vous avec Pierre Marcolini, pull à col roulé mauve, pantalon en flanelle gris, sourire toujours aussi confiant. Il faut dire que les tests sur les 50 kilos de fèves exportées de Cuba sont du genre concluant. Dans son bureau épuré, à l’étage, trône une boîte sur la table basse. Il ouvre délicatement le papier noir qui renferme son nouveau bébé, 72 % de cacao. Au nez, c’est fruité, doux. Le croquant est à la fois net et profond. En bouche, ça prend du caractère, il y a des notes d’agrumes confits, de tabac, c’est frais, c’est sensuel, ça sort en mars prochain en tablette Grand Cru de Propriété. Et il paraît que ça maintient la libido au top. ! Caliente

Par Baudouin Galler

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