Froid dehors, chaud dedans. L’ancienne capitale des tsars est aujourd’hui en ébullition. A la veille du tricentenaire de sa naissance, designers, stylistes et DJ boostent le paysage urbain. Attention: ville en mouvement.

Il neige sur Nevski Prospekt. Longue de 4,5 kilomètres, cette immense artère s’affiche comme l’épine dorsale de Saint-Pétersbourg. Il est 21 h 30. L’endroit est idéal pour prendre la mesure des dernières tendances créatives qui soufflent sur la ville. Restaurants, boutiques de luxe, joailliers, bars à cocktails, hôtels 5 étoiles, coiffeurs branchés, enseignes de haute couture… en peu de temps, cette célébrissime perspective a retrouvé tout son lustre d’antan. L’époque communiste n’est plus qu’une parenthèse croupissant dans les oubliettes de l’Histoire.

Face au palais Anitchkhov, dont l’un des élégants pavillons abrite la très chic boutique Versace, se trouve le CCCP. Ce bar inspiré accueille la jeunesse dorée péterbourgeoise. Mise en scène minimaliste, tabourets signés Giovannoni, lumières tamisées et musique atmosphérique, on est loin des clichés postsoviétiques. La température extérieure a beau afficher dix degrés en dessous de zéro, la tenue vestimentaire tient plus du complet Paul Smith que de la traditionnelle chapka. De l’épaule dénudée que du gros manteau en fourrure. Les conversations sont sans cesse interrompues par les sonneries des portables se rappelant au bon souvenir de leur propriétaire.

Fréquenté par des stylistes, des cadres et des décorateurs, cet espace lounge témoigne de l’appétit de nouveauté du jeune public. Côté carte, on chercherait en vain le sempiternel bortsch. Les plats déclinent des saveurs italiennes et des inspirations plus orientales. Le must est de se parler en anglais, même entre Russes. La langue de Shakespeare se révèle être le sésame pour toutes conversations.

Du haut de ses 22 ans, Michka se présente comme le designer sonore de l’endroit. Tous les soirs, il plante une ambiance chaude faite de sons électroniques et de basses rassurantes. En prise sur les derniers courants musicaux du moment, sa programmation pourrait être celle de l’hôtel Costes à Paris ou celle du Supperclub à Amsterdam. « Cette ville est particulière, confie-t-il derrière ses platines. Elle est très différente du reste de la Russie. Nous sommes beaucoup plus attirés qu’ailleurs par ce qui se passe en Europe. Surtout les jeunes. Ils rêvent tous de Paris et de Londres.Je suis certain qu’un jour on parlera de Saint-Pétersbourg comme de la dernière « place to be ». »

Autre adresse du moment, le Propaganda, un bar-restaurant constructiviste inspiré par l’esthétique de l’époque communiste. Radios cachées dans les murs crachotant des messages inaudibles, mobilier noir et rouge de style mécanique, éclairage de sous-marin en veille… tout concourt à une immersion plus vraie que nature. Dimitri, un étudiant en lettres, y a ses habitudes. « Jouer avec les symboles de ce passé soviétique est la dernière attitude en vogue, explique-t-il. C’est assez amusant dans la mesure où les entrepreneurs qui lancent ce type d’endroits ont à peine connu cette période. Ce qui est certain, c’est qu’il existe une véritable fascination pour ce passage de notre histoire. »

A deux pas, l’épicerie Elisseev se loge dans un décor Art déco à couper le souffle. A la veille des fêtes, ce « Fauchon » local ne désemplit pas: on fait la file pour acheter caviar, saumon et champagne haut de gamme. Lassé de la nourriture? On se retrouve alors chez Fendi. La célèbre marque a ouvert une boutique aux contours minimalistes qui expose du mobilier de luxe sur trois salles. En matière de cadeau, c’est le top: le prix d’un simple coussin flirte avec les 250 euros.

Plus loin, toujours sur la perspective Nevski, une dizaine de jeunes mannequins aux jambes interminables participent à un essayage chez « la » styliste du moment, Tatyana Parfionova. Elue « meilleur couturier » en 1998, cette styliste habille de nombreuses stars locales en quête de renommée internationale. Ses foulards brodés, en phase avec une mode ultraféminine assez suggestive, ont convaincu les institutions. Le musée russe de la Mode en a acquis plusieurs pièces de sa collection. A l’extérieur dans un froid à fendre l’âme, les curieux restent sans voix devant cette vitrine au décor humain assez surréaliste.

A la Fish Fabrique, un club avant-gardiste, de jeunes artistes évoluent dans un cadre d’arbres en fer et poissons de métal décoré sur le mode récup et recyclage. Niché dans un squat devenu un lieu incontournable de la nuit, cet endroit accueille des groupes talentueux oscillant entre jazz et techno. On y sirote de la Botchkarov, la très populaire bière russe, en savourant le tempo.

En six adresses, le ton est donné. Après avoir changé plusieurs fois de nom, la « Babylone des neiges » a amorcé une nouvelle révolution. Celle-ci vise à l’inscrire de plain-pied dans la modernité. L’idéalisme collectiviste a été remisé pour faire place à un culte de la consommation en harmonie avec la mondialisation contemporaine. Moins vite – mais sans doute mieux que Moscou – Saint-Pétersbourg est en train de basculer dans une nouvelle ère.

Fenêtre sur l’Occident

Que Moscou ait pris sa place dans le top 10 des capitales branchées n’est pas une surprise… En revanche, que Saint-Pétersbourg fasse preuve de telles velléités a plutôt de quoi surprendre. Pour Anatole, un ingénieur venu de Moscou, c’est une bonne chose: « Il était temps que la ville se débarrasse du cliché réducteur de musée à ciel ouvert. Même s’il est vrai que Saint-Pétersbourg est une cité d’art, on ne peut la réduire à cela. Il y a de la vie ici. Les Péterbourgeois ont un véritable art de vivre à proposer. Et même s’il y a moins de moyens qu’à Moscou, on prend le temps de mieux faire les choses. Le côté créatif est très poussé, les habitants compensent par une inventivité exacerbée ». Ce supplément d’âme propre à ses habitants confère à la ville un charme tout particulier. « On ne court pas sans cesse après l’argent », insiste Anatole.

Depuis l’origine, cette « Venise du Nord » a revendiqué son droit à la différence. Bâtie sur un désert d’îles et de tourbières, Saint-Pétersbourg est sortie du néant par la volonté d’un seul homme: Pierre le Grand. Dégoûté de la vulgarité et de la crasse moscovite, ce tsar à la taille de géant imagine une ville ouverte sur l’Occident. Pour lui qui a voyagé à travers toute l’Europe, le Vieux Continent est la référence à suivre en matière de raffinement. Aux habitants qui viennent peupler Saint-Pétersbourg, Pierre le Grand impose un mode de vie européen. Les comportements rudes adoptés à Moscou sont ici proscrits: interdiction formelle de « cracher la nourriture », « de se curer les dents avec un couteau » ou de « porter la barbe ».

Inspirée par les lignes de l’architecture européenne, la ville sur la Neva cultive une esthétique à part. Cette cité d’eau où coulent nonante rivières et canaux qu’enjambent trois cent quarante ponts, dont deux cents basculants surprend par ses proportions et son décorum digne d’un théâtre. D’avril à novembre, sept des ponts jetés sur la Neva sont au garde-à-vous durant la nuit. Ce spectacle unique donne la pleine mesure de ce gigantisme surprenant.

Dans la lutte qui l’oppose à Moscou, la ville n’a pas dit son dernier mot. C’est peut-être au travers du tourisme que viendra le salut. La progression est fulgurante. En 1996, la cité, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, accueillait un million de visiteurs, elle en a reçu 3,6 millions en 2002. A tel point que l’infrastructure hôtelière ne suffit pas à satisfaire la demande des voyageurs. Les statistiques prévoient même que l’industrie du tourisme deviendra au fil du temps la source principale de revenus pour la ville.

Coup d’accélérateur

Fondée en 1703, Saint-Pétersbourg fêtera cette année ses trois cents ans d’existence. L’événement risque de faire du bruit. Les autorités misent sur un afflux massif de visiteurs. Il faut dire que ces festivités n’ont pas été prises à la légère. Depuis 1999, la ville restaure tous azimuts afin de faire étalage de ses fastes devant le monde entier. Eglises, hôtels, musées, théâtres, banques, magasins, ponts, grilles… En trois ans, plus de trois cents chantiers ont été entrepris. Les pouvoirs publics ont même pris des dispositions encourageant les initiatives privées en matière de restauration. Tout ravalement de façade donne droit à une suspension des loyers. Ce lifting était plus que nécessaire: le climat rude fait depuis toujours souffrir les merveilles architecturales de la cité.

Vladimir Poutine – dont c’est la ville natale – s’est investi personnellement dans les festivités du tricentenaire. Il a fait de cette restauration une priorité nationale. Fier de son lieu de naissance, le président russe a coutume d’y inviter les chefs d’Etat et les délégations étrangères. Les 30 et 31 mai 2003, lors du sommet du G 8, il ira encore plus loin: Saint-Pétersbourg accueillera dans le même mouvement – un exploit logistique – une cinquantaine de dirigeants afin de célébrer comme il se doit les trois cents années d’existence de la ville. C’est dans le palais Constantin que Poutine a choisi de recevoir ses hôtes. Pour l’occasion, rien ne sera trop beau: palais des congrès, jardins à l’anglaise sur l’entrée, à la française sur la mer, cottages… On estime à 150 millions de dollars le montant total nécessaire à la réaffectation de ce lieu. Plus de 8 000 personnes participent à ce chantier censé concentrer tout le faste péterbourgeois.

En attendant, les rues résonnent jour et nuit du bruit des travaux. L’ambition étant de retrouver les splendeurs et les ors de l’époque de Pierre le Grand. Même la perle de la ville, le musée de l’Ermitage, est passée à la vitesse supérieure. Symbole parmi les symboles, cet incontournable lieu de découverte péterbourgeois possède aujourd’hui plus de trois millions d’oeuvres réparties dans les trois cent cinquante salles d’exposition des quatre bâtiments qu’il comprend. Signe des temps et du gigantisme qui s’est emparé de la ville, le musée a acquis 9 600 pièces pour la seule année 1999. Elles sont venues s’ajouter aux 16 565 tableaux, 627 747 gravures, 12 536 sculptures, 1,2 million de pièces et médailles, 714 444 pièces d’archéologie et 272 494 pièces d’arts appliqués! Ce musée mastodonte a également des perspectives à plus long terme. Un nouveau projet, baptisé « Grand Ermitage », qui s’étale sur dix ans de travaux, a ainsi vu le jour. Financé par l’Etat russe et surtout par des donations privées, le Grand Ermitage fera de Saint-Pétersbourg l’une des toutes premières villes d’art du monde.

Pas de doute que dans cette optique, le rêve devenu réalité de Pierre le Grand dame le pion à Moscou. Au moins pour quelques mois…

Michel Verlinden., Photos: Antoine Moreno [{ssquf}]

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content