Sur ce confetti de France posé au large de Terre-Neuve, les maisons aux mille couleurs et les landes sauvages bruissent de l’épopée des pêcheurs basques, bretons et normands.

T ous le samedis après-midi d’été, la balle frappe d’un bruit sec le fronton rouge : à Saint-Pierre, la pelote basque est une religion. Et le mur des joueurs, le Zazpiak-Bat, construit en 1906, rien de moins que le plus ancien fronton d’Amérique du Nord. Les joueurs s’y entraînent à la chistera û un gant d’osier û ou à la palancha û une raquette de bois. Comme dans tout le reste de Saint-Pierre-et-Miquelon.

On ne débarque pas par hasard dans cet archipel : rares sont les personnes capables de localiser cette terre française sur une mappemonde. Au pis, on place Saint-Pierre-et-Miquelon dans les Antilles, avec la Martinique et la Guadeloupe. Au mieux, on le situe dans le Grand Nord, à la frontière polaire. Mais, sur les quais des ports du Pays basque, de Normandie ou de Bretagne, Saint-Pierre-et-Miquelon est présent dans toutes les mémoires. De Fécamp à Saint-Jean-de-Luz, de Granville à Saint-Malo, l’archipel reste lié à une légende vibrante : celle des terre-neuvas, ces marins français qui partaient plusieurs mois pêcher la morue sur les bancs de Terre-Neuve.

Situé à l’embouchure du Saint-Laurent, à l’est du Canada et à quelques encablures de Terre-Neuve, Saint-Pierre-et-Miquelon est un bout du monde battu par les vents et les tempêtes. Autrefois, il fallait des semaines de navigation entre bancs de brouillard et coups de vent pour rejoindre l’archipel. Aujourd’hui, on y arrive en avion en passant par Halifax, Montréal ou Saint-Jean-de-Terre-Neuve, au Canada. Dans l’unique avion d’Air Saint-Pierre qui relie l’archipel au continent américain, tout le monde se connaît ou presque : l’hôtesse complimente une mère et son nourrisson revenant de Terre-Neuve. Des étudiants partis pour la métropole sont de retour pour les vacances. Avec quelque 6 000 habitants, Saint-Pierre est la plus petite des préfectures françaises : là non plus, on ne se croise pas sans se saluer. Quant au visiteur, il succombe d’emblée au charme de cette ville singulière : est-on en Amérique ou en Europe ? Les maisons en bois aux mille couleurs rappellent le Canada. Les voitures et les bus scolaires, jaunes et carrés, sont typiquement américains. Mais les képis des gendarmes, les noms de rue et les menus des restaurants sont sans équivoque, français !

Liés par la rudesse du climat et leur passé de marins, les habitants de l’archipel sont aussi soudés par leurs origines. Quand Jacques Cartier, premier envoyé officiel français, fait escale dans l’archipel, en 1536, les pêcheurs basques, bretons et normands sont déjà nombreux à fréquenter les bancs de Terre-Neuve : des hauts-fonds prodigieusement riches en morue grâce à la rencontre d’un courant froid, le Labrador, et des eaux chaudes du Gulf Stream. Depuis la Renaissance, la demande en poisson n’a cessé en effet de croître chez les catholiques du Vieux Continent. Pendant plus de quatre siècles, la morue va être la raison d’être de Saint-Pierre-et-Miquelon et faire la fortune des armateurs : la rade de Saint-Pierre, surnommée  » le Barachois « , accueille durant cet âge d’or des centaines de goélettes venues des côtes françaises. Mais le xxe siècle sera celui du déclin : la pêche industrielle épuise les ressources et sonne le glas de la légende des terre-neuvas.

Pour se replonger dans l’histoire de la Grande Pêche, il faut mettre le cap sur l’île aux Marins.

Protégeant la rade de Saint-Pierre, cette langue de terre d’à peine cinquante hectares accueille plus de 700 personnes à la fin du xixe siècle. Des maisons en bois pimpantes û rose pastel, jaune, outremer û égaient les landes battues par les vents. On voit encore les  » graves « , ces champs de pierre sur lesquels de jeunes garçons faisaient sécher les morues. Originaires de Bretagne, ces  » graviers  » retournaient sans relâche les morues de l’aube au coucher du soleil. A deux pas du débarcadère, l’ancienne maison d’armement de la Morue française abrite les outils de la voilerie et de la saline des anciens temps. Des doris bleu et orange, ces anciennes embarcations de pêche, sont allongés sur les galets du rivage. Il faut pousser plus loin, du côté de l’école et de l’église Notre-Dame-des-Marins, jusqu’à l’ancienne mairie pour rencontrer Augusta Lehuenen. Résistante de la première heure û la population de Saint-Pierre-et-Miquelon s’est majoritairement ralliée à la France libre û cette femme de caractère consacre aujourd’hui ses forces à la mise en valeur du patrimoine de l’île aux Marins. Résultat, de nombreux bâtiments, désertés dans les années 1960 et pour certains en ruine, ont été restaurés. Plusieurs familles de Saint-Pierre viennent aujourd’hui passer l’été dans les maisons de leurs ancêtres.

Le  » Saint-Georges  » file maintenant sur les eaux tranquilles de la rade, frise le rocher du Grand Colombier, royaume des macareux, pétrels, petits pingouins et autres oiseaux marins. Au large, les côtes de Terre-Neuve émergent de la brume. Droit devant, les falaises et les caps des îles de Miquelon et Langlade. Un territoire dix fois plus grand (230 kilomètres carrés) que l’île de Saint-Pierre. Mais dix fois moins peuplé. Au sud : Langlade, avec ses forêts et son plateau sauvage et marécageux. Au nord, Miquelon et ses landes. Entre les deux, un long isthme de sable battu par les tempêtes. En été, le bateau du vendredi soir pour Langlade affiche complet : l’anse du Gouvernement est devenue un lieu de villégiature pour les  » citadins  » de Saint-Pierre. On débarque en Zodiac parmi les vélos et les sacs de voyage en évitant les vagues…

 » Tu verras, Miquelon, c’est la nature !  » Jumelles en bandoulière et barbe blanche de patriarche, Roger Etcheberry arpente à grands pas les  » tombereaux  » (dunes) de l’isthme. Cet ancien responsable des communications de Miquelon, naturaliste dans l’âme, est devenu l’éminence verte de l’archipel. Du passage des baleines à bosse aux vols des oiseaux limicoles et des sarcelles dans les marais à la floraison des orchidées : il est à l’affût par tous les temps. A quelques kilomètres au sud du village de Miquelon, le Grand Barachois mérite plus que le détour : une colonie de phoques gris a élu domicile dans cette vaste étendue d’eau calme. Une centaine de pinipèdes se prélassent tout l’été sur les vastes bancs de sable découverts à marée basse. Viennent ensuite les caps de Miquelon : des chevreuils détalent au détour du sentier. On déambule entre tourbières, lacs et fougères sur les bords des falaises comme un funambule. Retour à Miquelon, un village de 700 âmes posé à fleur d’eau salée. Il faut venir se perdre ici pour sentir l’insularité de l’archipel. Imaginer ces maisons battues par les tempêtes d’hiver et recouvertes de poudrin lorsque Miquelon se retrouve coupé du reste du monde pendant plusieurs jours. Ici, c’est le pays du vent et de la liberté. Ne dit-on pas à Miquelon que  » seuls les jardins sont en cage  » ?

Reportage : Jean Robert

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