Réputée pour ses safaris grandeur nature, la Tanzanie cache, au sud de Dodoma, trois réserves naturelles méconnues. Pour les découvrir, rien de tel que rouler à travers les chemins de traverse.

À l’heure des tour-opérateurs quadrillant le globe sur mesure et des low cost, il est temps pour le voyage de se réinventer. Ils sont une poignée à vouloir renouer avec les récits stupéfiants des écrivains-voyageurs. Une poignée à ne désirer rien tant que se perdre, pour échapper à la surveillance généralisée. On a croisé la route de quatre de ces nouveaux explorateurs qui, ensemble, ont investi dans un Defender 110 TDS 4 cylindres, une jeep taillée pour l’aventure. Sur son toit, ils ont installé deux tentes pliables. Ils ont fait aménager la partie arrière par un menuisier pour exploiter le moindre espace vide : frigidaire, vaisselle, matériel de douche, table et chaises pour le bivouac… Les aventuriers belges ont ensuite envoyé le véhicule par bateau jusqu’à Cape Town. Depuis, ils sillonnent l’Afrique, ensemble ou à tour de rôle, selon leurs envies et leur temps libre. Ces quatre mousquetaires de la savane ont accepté de nous faire une place au moment où ils prenaient la direction de la Tanzanie, pour une odyssée de dix jours parmi les parcs nationaux les moins fréquentés du pays. Dix jours d’une liberté qui n’a pas de prix.

ÉLOGE DE LA DISTANCE

En refusant le coup de baguette magique du bimoteur qui téléporte de la civilisation à la vie sauvage, on renoue avec les formes anciennes du voyage. Des formes poétiques qui épousent la moindre faille géologique, le plus petit changement de lumière, la variation de végétation la plus ténue. Surgit alors un sens au dépaysement : il se mérite. Après une nuit blanche passée à la terrasse d’un hôtel de Dar-es-Salaam, le premier jour se lève sur une série de tâches à accomplir. Reprendre le véhicule laissé il y a quelques mois dans un garage avec lequel on n’a plus eu de contacts depuis plusieurs semaines, se ravitailler, faire le plein, remplir les réservoirs d’eau, accéder au sésame indispensable que représente la monnaie locale… L’heure n’est pas au temps perdu, 235 km nous séparent du Selous Game Reserve, première étape du périple. L’objectif fixé prend la forme d’une course contre la montre avec la lumière de l’aube. Pas de chance : outre l’état de la route, il faut compter sur un imprévu crispant, les tracasseries policières qui sanctionnent le plus petit excès de vitesse à coups de radars mobiles sortis de nulle part. Ce n’est donc qu’au moment où le jour dépose les armes aux pieds de la nuit que l’on gagne Mbega Camp,  » tented camp  » situé en bordure du Selous, l’arrivée tardive empêchant de déplier les tentes.

Un mauvais souvenir qui s’efface lorsqu’une lumière ocre de premier matin du monde perce à travers la tente du campement. Les mines sont défaites mais les visages radieux. L’aventure peut commencer dès que l’on franchit la Mtemere Gate, porte ouvrant sur cette énorme réserve de 55 000 km² qu’est le Selous. Sa création remonte à 1896, lorsque la Tanzanie était sous domination allemande. Tout sourire, l’un des rangers en poste fait l’article :  » Vous ne serez pas déçus, la moitié des éléphants de Tanzanie vivent ici, vous pourrez également voir 440 espèces d’oiseaux… De plus, il n’y a pas grand monde pour le moment.  » L’homme ne ment pas, les trois jours dans le Selous se passeront dans une solitude quasi complète. C’est presque trop beau pour être vrai, l’absence de guide imposé – pourtant un classique du safari – permet d’évoluer à son gré dans la réserve. Au fil de la rivière Rufiji, s’égrènent de nombreux animaux – buffles, hippopotames, lions… – mais étonnamment aucun éléphant. Ceux-ci seront absents des jumelles jusqu’à la sortie du parc. Un phénomène étrange qui pourrait bien être une conséquence du braconnage qui mine le pays. Il reste que la totale liberté de mouvement est à jamais gravée comme l’un des plus beaux souvenirs africains. Déjeuners en plein milieu de la savane et possibilité de quitter les chemins balisés : on a l’impression d’avoir le bush pour soi. Du coup, on en scrute les moindres détails, constatant qu’au contraire de ce que l’on pensait, le parc n’est plus vraiment dans la saison sèche. Une végétation abondante et odorante dessine les contours d’un éden aux reflets vert et jaune soufre.

FAIRE MENTIR LES GUIDES

Le deuxième objectif se profile à l’horizon : Mikumi National Park, une réserve plus petite, située au nord-ouest du Selous. Cette nouvelle odyssée sera l’occasion de mesurer que le voyage importe plus que la destination. Si l’on en croit le guide Lonely Planet, il faudrait remonter vers Morogoro afin d’atteindre ce parc. Une interminable boucle de 400 km. Vu la saison sèche, on opte pour une tangente, avec une économie de 280 km à la clé. On s’engage le coeur rempli d’espoir. Au fil de la route, les conditions deviennent de plus en plus difficiles. La jeep plonge dans un véritable tunnel végétal d’où est absente toute perspective. Les heures s’ajoutent les unes aux autres, avant qu’un essaim de mouches tsé-tsé ne vienne rappeler au voyageur ce qu’il en coûte de couper court. Catastrophe : à la fin d’une journée exténuante, tombe le couperet : une route barrée par une suite interminable de monticules de sable. Des travaux, au milieu de nulle part, jamais annoncés mais pourtant bien réels. Le moral s’effondre. Heureusement, l’improvisation d’un campement dans ce no man’s land végétal réussit une fois de plus à faire opérer la magie de l’incroyable privilège d’avoir une maison peu importe l’endroit où l’on s’arrête.

On le sait, la nuit porte conseil. Le lendemain, plutôt que rebrousser chemin sans réfléchir, on choisit, non sans une certaine imprudence, de jouer les éclaireurs en allant mesurer la longueur des travaux à pied : un kilomètre de tas de sable accolés les uns aux autres. La reconnaissance révèle la possibilité d’un passage. En serrant le bord du chemin, il est possible d’avancer, en ayant deux roues sur les tas, deux roues sur la terre ferme. Miracle après une heure de gymkhana, la voie est libre. Secrètement, on croise les doigts pour arriver à bon port. Voeux exhaussés : fin de matinée, la voiture s’arrête dans un lodge improbable, le Vuma Hills Tented Camp. Il offre une vue à 180 ° sur le plateau qui fait place au Mikumi, réserve cernée par les montagnes. L’occasion est parfaite pour s’offrir un peu de confort, à la faveur d’un décrassage et surtout d’un Stoney Tangawizi bien frappé, l’excellente boisson africaine au gingembre.

APOTHÉOSE

Les esprits se tournent déjà vers Ruaha, sanctuaire de 20 000 km2 souvent ignoré des touristes. Pour y accéder, la route, encore la route. D’abord 210 km vers Iringa. Le décor change, de grosses pierres annoncent les horizons minéraux du Ruaha. Le long ruban qui défile est jalonné des seaux en plastique remplis d’oignons rouges vendus aux camionneurs. Si l’on excepte le danger que représentent ces derniers, la conduite est plutôt tranquille. Cette parenthèse ne dure pas. Après Iringa, on renoue avec la piste, 120 km cette fois, autant dire une éternité. Surtout qu’elle se trouve dans un état déplorable, une tôle ondulée sur laquelle on glisse comme sur du verglas dès qu’on prend un peu de vitesse.

Aux abords du parc, alors que la patience commence à atteindre ses limites, un grand coudou traverse la piste. Cette antilope aux cornes torsadées est un beau présage qui ne se croise pas si facilement. Le Ruaha l’abrite, avec l’antilope rouanne et l’hippotrague noir. La contemplation de son élégance remet les compteurs à zéro. Quelques minutes plus tard, l’entrée de la réserve se profile. Le soleil est encore haut mais on aspire à s’établir pour jouir de l’atmosphère troublante, quasi animale, du parc. En mettant le cap vers l’ouest, on n’a pas seulement cheminé dans l’espace, on a remonté le temps. Ruaha est à la fin de la saison sèche, les herbes sont brûlées, la savane se noie dans le sang rouge des feuilles et les arbres ont renoncé à lutter contre la chaleur. Euphorbes candélabres, baobabs ou acajous… La nature vacille comme une bougie aux lueurs fauves. Face à une rivière desséchée, on installe le campement sous le regard impavide de deux aigles-pêcheurs ayant élu domicile dans la cime d’un arbre. A la lumière du couchant, dans les odeurs tièdes des tamariniers, on mesure cet étrange paradoxe : ce n’est qu’après avoir connu l’inconfort le plus rude qu’on peut goûter véritablement à la douceur de vivre. Comme s’il fallait expier une faute pour aspirer à la paix. Le feu de bois se consumant colore de rouille ces pensées. Elles sont sans doute celles des premiers hommes revenant à la grotte, des chausseurs rentrant dans leur hutte. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut s’offrir le luxe d’un sentiment des origines : voilà pourquoi il ne faudrait jamais voyager autrement.

PAR MICHEL VERLINDEN

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