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© COURTESY OF CHRISTIAN LOUBOUTIN/ SOPHIE LE GENDRE

Au coeur du musée parisien de son enfance, le créateur d’accessoires Christian Louboutin s’expose, dans tous les sens du terme. Délaissant toute pruderie, il cartographie un univers dans lequel la mode serait l’île qui rassemble les trésors de toutes ses expéditions.

Jusqu’au 26 juillet, l’enfant du quartier investit le Palais de la Porte Dorée, dans le XIIe arrondissement, prêt à la mise à nu. Aidé par Olivier Gabet, Christian Louboutin a dessiné un parcours généreux, au fil d’objets précieux. Telle une collection de coquillages qui raconterait des décennies de voyages près de la mer, le roi de la chaussure a rassemblé petits et grands joyaux qui ont laissé leur empreinte sur son travail. On croise l’éclat des Flowers de Warhol qui lui fit un jour attraper un pot de vernis à ongles rouge laqué pour effacer tout le noir qui le gênait sur une semelle. On retrouve l’inspiration de ses stilettos cambrés dans le dessin d’un panneau interdisant les talons, pour préserver le parquet du musée. Des poissons de l’aquarium attenant viennent revendiquer l’hérédité des reflets qui firent le succès de son soulier Maquereau. Des vitraux et autre palanquins délicats, créés sur mesure pour l’occasion, content une passion du bel objet et la reconnaissance des gestes précis qui donnent vie aux coups de crayon. Toujours dans l’effervescence d’une carrière qui bouillonne depuis près de trente ans, il célèbre tant les inspirations que les nombreux acteurs de la chaîne. Les coulisses et la lumière.

‘L’important lorsqu’on aime l’artisanat, c’est d’être conscient de sa fragilité et de le préserver.’

Dans le titre de l’expo, L’Exhibition[niste], faut-il lire une promesse de tout montrer ?

Tout à fait. Le titre est venu assez tôt pour la bonne raison que, comme le lieu où l’expo se tient m’est cher, je me suis rendu compte qu’elle n’allait pas juste montrer des souliers, mais que ça allait être plus que ça et que je m’investirais beaucoup. Il fallait que je reconnaisse que c’était une forme d’exhibition. L’exhibition, c’est se révéler et se mettre à nu.

Avez-vous hésité à dévoiler certains points ?

Après avoir pensé à ce titre, ça m’amusait assez. Certains trouvaient que c’était un peu  » kinky  » ou ceci-cela. J’ai pris la température et les retours étaient très mélangés, ça m’intéressait de voir que ça parlait aux gens en général. Une exposition, pour que ça soit intéressant, il faut que les visiteurs aiment ou n’aiment pas. Il faut qu’il y ait un point de vue et que ça ne laisse pas froid. Je devais être à la hauteur du titre, il m’a finalement beaucoup aidé et pas mal épaulé.

Un observateur averti de votre carrière fera-t-il des découvertes ?

Il y a beaucoup de choses qui sont montrées pour la première fois, il s’agit d’éléments de mon travail, des choses qui ont toujours été laissées de côté par moi, des éléments de laboratoire, des essais, etc. Il y a un côté  » behind the scenes « , mais ce n’est pas l’envers du décor, c’est le décor au complet. Quand je dessine, ce que l’on voit c’est un peu la pointe de l’iceberg. Beaucoup de choses se passent avant, pendant et même après et ça concerne d’autres personnes que moi. Il y a des choses d’équipe, des choses de collaboration avec des artisans, avec des artistes. Je n’avais pas encore eu la plate-forme pour en parler.

Le choix de ce musée, dans lequel vous veniez enfant, apparaît évident, mais l’aviez-vous considéré tout de suite ?

Non. Ce qui est amusant, c’est que quand ça m’a été proposé, tout à coup je me suis demandé comment je n’y avais pas pensé tout seul ! Je pense que si je n’y avais pas songé, c’est que je savais que ça allait m’entraîner dans des endroits que je n’avais pas explorés, qui m’appartiennent, qui sont privés et que je n’avais pas encore eu le désir d’explorer. A partir de mes teens, vers 10 ans, j’ai commencé à fréquenter ce musée. Il m’était très familier, car j’ai fait trois lycées, et sur la route de deux d’entre eux, il y avait ce bâtiment. Les fenêtres du dernier, qui était un lycée technique, donnaient sur l’arrière de ce musée. Je le voyais de ma classe, c’est un endroit que je connais en long en large et en travers.

Christian Louboutin, épaulé par Olivier Gabet et des artisans, a conçu une série de vitraux pour mettre son univers en lumière.
Christian Louboutin, épaulé par Olivier Gabet et des artisans, a conçu une série de vitraux pour mettre son univers en lumière.© COURTESY OF CHRISTIAN LOUBOUTIN

Comment s’est nouée la collaboration avec le commissaire de cet expo, Olivier Gabet?

Il y a une forme d’objectivité qui est importante quand l’on montre dans un endroit comme un musée et donc il fallait trouver un oeil très éloigné de moi. Ça ne pouvait pas être quelqu’un avec qui je travaille, il fallait un vrai regard extérieur. Le musée m’a demandé ce que je pensais de lui. Je connaissais sa réputation mais je me rappelais surtout avoir dîné avec lui chez des amis communs et je me rappelais de son enthousiasme. Comme c’est mon moteur principal, je me suis dit que ça pouvait marcher. Il a le regard d’une personne qui n’est pas obsédée uniquement par la mode. C’était important, car ça n’a pas été un travail inspiré par la mode à la base donc ça me paraissait un choix intéressant. Je ne peux être que ravi, car il a mis une vraie empreinte muséale. J’aime beaucoup la vivacité avec laquelle il arrive à voir les correspondances entre le travail de quelqu’un et fait des ponts avec les arts décoratifs, les arts appliqués, la sociologie, la pop culture.

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© COURTESY OF CHRISTIAN LOUBOUTIN

Avec des vitraux et diverses pièces sur mesure, l’artisanat est ici à l’honneur…

J’ai toujours eu le goût de ça et c’était important pour moi que ce ne soit pas une rétrospective, mais une célébration de mon travail et de celui de beaucoup de gens sans lesquels mes réalisations ne seraient pas ce qu’elles sont. C’est essentiel d’en parler, car ce sont des gens formidables et c’était une manière de mettre la lumière sur ces métiers d’art. C’était normal pour moi d’impliquer des artistes et des artisans exactement au même niveau. Ça m’intéresse de savoir d’où les choses viennent.

Cet amour de l’objet bien fait vous vient-il de votre père, ébéniste ?

Oui, c’est curieux, c’est pour ça qu’à nouveau c’est un peu exhibitionniste. Je me rends compte que j’avais une mère très solaire et un père plutôt lunaire, dans l’ombre, silencieux. Quand on est enfant, on a l’impression que ce qui est solaire imprime plus, mais c’est sûr que mon père a eu une importance dans mon éducation et mon parcours puisque c’est lui qui aimait les objets, lui qui me les a montrés, lui qui avait le sens et le goût du détail et comprenait son importance. Ma mère s’en moquait. Elle était bordélique, amusante, super enthousiaste, joyeuse. J’ai également ce côté maternel. Mais le sens du travail me vient de mon père. Je lui donne ce crédit post mortem.

Sa légendaire semelle rouge signature.
Sa légendaire semelle rouge signature.© JEAN-VINCENT SIMONET

Comment avez-vous combiné ce goût de l’artisanat et les volumes liés à l’engouement pour vos créations ?

Je pars du principe que l’un sert l’autre. Il y a des souliers qui sont montrés pour la première fois dans l’exposition. Ils ont été faits par de très grands artisans. Une partie a été complètement sculptée, peinte et gravée au Bhoutan et le reste a été fait dans les ateliers à Paris. C’est un projet commencé il y a plus de six ans. Quand on se lance dans ce type d’idée, on ne peut pas dire aux artisans : c’est pour dans trois mois et ça doit être un 39, car ça va être porté par monsieur X. Les artisans, leur problème ce n’est pas ça mais de faire les choses bien. Le temps et l’heure, c’est quand c’est prêt et qu’on est satisfait du résultat. Il y a 400 paires, 12 modèles et voilà. Ce serait facile de délocaliser la fabrication d’un bel objet pour le produire à grande échelle et à moindre coût  » dans le goût de…  » Mais c’est inimaginable pour moi. L’important lorsqu’on aime l’artisanat, c’est d’être conscient de sa fragilité et de le préserver. Je fais des choses dans des milliers d’exemplaires, et très bien, mais tout ne peut pas être produit en série. Ça ne veut pas dire qu’il faut y renoncer. Moi qui adore le mobilier, j’ai une table de Knoll qui a dû être fabriquée 50 000 fois, mais aussi un autre modèle unique, créé par un homme qui ne refera jamais la même pièce parce qu’il a travaillé dans un certain sens du bois et cerclé le métal d’une manière très précise. Il faut être capable de concilier les deux.

Son escarpin en peau de maquereau, présenté à côté d'un aquarium dans l'expo.
Son escarpin en peau de maquereau, présenté à côté d’un aquarium dans l’expo.© COURTESY OF CHRISTIAN LOUBOUTIN

Vous avez donné carte blanche à des artistes. Leur regard sur votre travail vous a-t-il surpris ?

C’est toujours surprenant, comme le travail de Lisa Reihana, un panoramique de 12 mètres. Je lui avais demandé une biographie. Elle est partie de l’idée d’aller dans différents endroits importants pour moi, car pour elle ma bio s’installe autour de l’idée d’un éternel voyageur. Puis les choses ont complètement évolué. L’important, c’est que l’oeuvre soit esthétique tout en racontant quelque chose. J’ai été étonné de voir à quel point des dérivations peuvent aller très loin. Mais comme c’est quelque chose qui m’arrive à moi aussi, et plutôt souvent, ça me surprend, mais ça ne me dérange pas. J’aime quand mon travail surprend les gens et j’adore être surpris.

Whitaker et Malem ont travaillé sur des silhouettes en cuir moulé, évoquant la seconde peau. Que racontent-elles de votre rapport à cette matière ?

Elles renvoient au travail que je fais depuis une dizaine d’années sur les différentes carnations. C’est un regard qui est venu assez tard, mais qui a été important pour moi, car je suis passé de l’hypersophistication à finalement la nudité. J’ai fait des souliers très habillés et j’ai glissé vers l’idée d’un soulier très déshabillé, qui n’enlève pas la nudité. Dans l’idée de la nudité, il y a celle de la peau contre la peau. C’est toute une réflexion aussi, l’idée que la couleur de chair ce n’est pas un beige, c’est toutes les couleurs de peau.

Qu’aimeriez-vous que le grand public, qui vous connaît surtout comme le créateur aux semelles rouges, dise en sortant de cette exposition ?

Dans le fond j’ai atterri dans la mode, qui est une chose que j’aime beaucoup, mais les premières amours, c’est plutôt la danse, la musique, les objets. De temps en temps, on a des idées assez préconçues ou précises sur ce qu’aiment les gens, sur leur travail. Je voulais montrer que cela peut aussi se passer en dehors d’un milieu précis. J’aimerais aussi partager une idée assez simple qui est – je ne sais plus qui a dit ça – que chaque tradition a commencé un jour. Je ne viens pas d’une tradition d’artistes, d’une famille qui a dessiné des souliers. J’ai créé une chose tout seul, enfin avec mes deux amies d’enfance. J’ai conscience que pour beaucoup, je représente quelqu’un qui a su transformer son rêve d’enfance en réalité. Donc je veux montrer ça, partager.

Christian Louboutin

Naissance en 1963, à Paris.

En 1991, il crée la Maison Louboutin et ouvre une boutique, Galerie Véro-Dodat.

Le premier prototype avec l’iconique semelle rouge voit le jour en 1993.

En 2009, première collection pour hommes.

Exposition L’Exhibition(niste), Palais de la Porte Dorée, à 75012 Paris.palais-portedoree.fr Jusqu’au 26 juillet.

Sa recherche sur les carnations de peau, pour des stilletos qui mettent à nu.
Sa recherche sur les carnations de peau, pour des stilletos qui mettent à nu.

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