Depuis vingt ans, la Maison Martin Margiela emprunte les voies de la radicalité, belle et géniale à la fois. Avec le lancement de son premier parfum Femme, (untitled), elle ne déroge pas à la règle. Entrez chez MMM, vos pas dans les nôtres.

Il suffit de suivre les traces blanches, sur le trottoir de la rue Saint-Maur, Paris xie. Des empreintes de tabi, chaussettes japonaises devenues emblèmes de Margiela, un seul entredoigt marqué, talon rond, qui mènent au 163, un couvent devenu école puis réinvesti par la Maison Martin Margiela, juste passé au blanc d’Espagne. A l’entrée, deux comptoirs avec tapis roulant pour caissière de grande surface, les lampes maison petit et grand formats éclairent la scène, le lustre voilé aussi. Derrière la porte, un escalier, des couloirs qui montent on ne sait où, une courette enchâssée, des jeunes gens polyglottes en tablier blanc. Légère ébullition, agitation anormale, ici, on est peu habitué aux visites, même de courtoisie. L’hiver n’est pas fini, MMM présente son premier parfum, L’Oréal est de la partie.

(glossaire)

Descendre quelques marches, se retrouver nez à nez avec une rangée de silhouettes aux yeux tagués de noir, incognito, avec écrans taille téléviseur et mini-films, sous forme de carte blanche qui récapitulent le glossaire maison, les deux décennies déjà envolées et autant de défilés. Une voix off, en français, anglais, italien, allemand, explique les règles du jeu, et les images défilent qui affichent  » no logo « ,  » no identified spokesperson « ,  » white « ,  » iconoclast « ,  » essential « ,  » universal « ,  » new modesty « , etc.

Au fond de la pièce, un rideau, avec un 3 cerclé de noir, le chiffre parfait. Le choix est aléatoire, pour nommer l’univers olfactif de Margiela, car une nouvelle ligne est née – à ranger parmi les treize autres que compte la maison, qui s’amuse des désordres mathématiques et ne tient guère compte d’une logique quelconque, il n’y a pas de 5, pas de 7, ni de 15 ou de 20, qui s’en chiffonne ? Les pans du rideau s’ouvrent sur un espace tendu de miroirs, reflets à l’infini, un podium pièce-montée avec rangées de boîtes en carton, de flacons, de photos de flacons, joli trompe-l’£il.

Un homme en blouse blanche, ultime symbole d’une hiérarchie volontairement effacée, joue le Monsieur Loyal : on apprend en vrac que le flacon s’inspire d’une fiole échappée des orgues à parfums d’autrefois ; que le baudruchage, ce fil de coton qui monte à l’assaut du capot, enroulé patiemment à la main, peut être repoussé d’un coup de pouce ou cisaillé, plus brutalement, comme on couperait une étiquette pour s’approprier un vêtement ; qu’au final, il a fallu 19 étapes pour monter le flacon, là où d’habitude cela n’en nécessite que deux ou trois ; que la couleur du jus est naturelle ; que le pochon de coton et l’étui de papier forment l’écrin du parfum ; que la piste olfactive est une note verte. Et que la fragrance n’a pas été testée par un panel de consommateurs lambda, ce qui est unique, précise-t-il.  » Quand on a mentionné le test, Martin a demandé  » tester, pour quoi faire ? « . « 

(parfum)

Un pschitt et voilà (untitled) enfin dévoilé. Un parfum Femme, même si cela ne veut rien dire, et que la version Homme est en préparation. Un jus  » comme une claque dans la figure « , traduit Daniela Andrier, le nez signataire, maison mère Givaudan. L’élément principal de ce floral vert boisé ? Le galbanum,  » matière première noble et rare « , en vogue dans les seventies, tombé depuis en désuétude.  » Ses notes incisives, lit-on dans le dossier de presse, se dopent de l’amertume du vert de buis, de la vibration du lentisque et de l’encens, de l’onctuosité du bigaradier (à) Fidèle à sa philosophie de la métamorphose, de la seconde vie, la Maison Martin Margiela détourne et bouscule cette base classique exhumée, et la contraste avec des résonances de jasmin suave et de cèdre gorgé de muscs.  » Ne fallait-il pas s’attendre à un patchouli, rapport au goût de Martin Margiela et à cette huile de patchouli 100 % végétale déclinée en cinq fragrances codées X, E, B, M, Q imaginée pour la seule boutique d’Ebisu à Tokyo il y a neuf ans déjà ? Surtout pas, il ne faut jamais s’attendre à rien avec MMM, le don d’étonner, c’est inné.

(blouse)

Dans la cour, une joyeuse fanfare, un septuor  » noble et fougueux  » qui répond au nom de Grizz-li entame Zoro à la plage, tout cuivre et saxophones dehors. Prendre le chemin des écoliers, décider de ne plus suivre les traces de tabi, d’ailleurs elles ont disparu, s’aventurer dans le showroom et embrasser d’un regard tout un univers. Sur les cintres, repérer une robe manteau en cuir noir, elle existe aussi en blanc. C’est l’une des plus belles idées de ce printemps-été 2010, Ligne 4, la réinterprétation de la blouse blanche  » symbole d’appartenance au groupe que constitue la Maison  » et  » clin d’£il aux ateliers de haute couture d’antan « .

(anonymat)

Justement, dans les ateliers, au rez-de-chaussée, on travaille à terminer la collection Artisanale de ce printemps-été, au premier, à présenter l’automne-hiver prochain. Chacun a (re)trouvé ses marques, certains sont partis, les autres, non. Il faut dire que l’année 2009 a été étrange. On a fêté les 20 ans de la Maison, livre à l’appui édité par Rizzoli, après avoir exposé en 2008 la quintessence de Margiela au ModeMuseum d’Anvers et pensé un défilé anniversaire à Paris, avec icônes et confettis géants. Il a aussi fallu affronter les rumeurs de départ du créateur et d’autres choses abracadabrantes –  » Martin a quitté le navire, vit sur une île au soleil, qui sait même s’il a jamais existé.  » Jusqu’à ce qu’en décembre dernier, le 9, l’annonce officielle fasse taire les gossips : oui, il s’en va, non, il ne sera pas remplacé,  » pas parce qu’il est irremplaçable, mais parce que nous sommes la Maison Martin Margiela « , dixit son directeur général, Giovanni Pungetti. Il y eut alors un peu de blues, un léger flottement et puis chacun s’est remis au travail, comme avant, ou presque. Car il faut compter avec la volonté initiale des fondateurs, Martin Margiela et Jenny Meirens, qui dès le départ avaient imaginé un organigramme original : une poignée de talents (25 à l’heure actuelle) qui travaillent en équipe à repenser le vêtement, la mode, l’accessoire, le design, la haute joaillerie et aujourd’hui le parfum, sans culte de la personnalité, sans hiérarchie, dans l’anonymat, parlant d’une seule voix – le  » nous  » collectif plutôt que le  » je  » égotiste.

(ruptures)

Sonja Noël parle le Margiela comme personne, elle connaît son univers de A à Z, envers et endroit compris. La première boutique Maison Martin Margiela en Europe, à Bruxelles, en février 2002, c’est elle qui l’a inaugurée. Alors quand la holding Only the Brave s’est portée acquéreur de MMM il y a sept ans déjà, que Renzo Rosso (par ailleurs Monsieur Diesel) en est devenu l’actionnaire majoritaire, elle a craint que Martin ait vendu son âme au diable.  » J’aimais son côté confidentiel, ses idées très fortes et je ne croyais pas que quelqu’un qui rachète un tel projet réussisse à le faire grandir sans le dénaturer. Je n’y croyais vraiment pas, j’étais même déçue. Mais ils ont réussi, et dans les règles de l’art.  » Les chiffres ne la démentiront pas, avec un revenu passé de 15 millions d’euros en 2002 à une prévision de 70 millions en 2009. Pour le reste, personne ne niera une plus grande visibilité de la griffe, une professionnalisation nécessaire, des livraisons faites à temps, un succès commercial, une entrée au musée, une créativité renouvelée.

A Bruxelles, à l’angle de la rue de Flandre et de la rue Léon Lepage, dans la boutique maison, couleur blanc d’Espagne, les collections printemps-été sont déjà déballées, pendues sur leur cintre, posées sur les rayonnages, elles  » cartonnent « . Le parfum sans titre sera bientôt là, (fin mars), l’automne-hiver 09-10 déjà commandé en showroom, qui promet quelques surprises – avec une ligne 4  » très belle « . Ici, pas de lassitude, juste un total respect pour  » Martin  » et pour son équipe. Avec un attachement particulier pour quelques pièces emblématiques, révolutionnaires, puisqu’il faut en citer deux, cette robe avec trompe-l’£il (impression robe à paillettes) et ce gilet artisanal en porcelaine assiettes cassées qui résument mieux que tout le goût margielesque pour le recyclage, le jeu, le détournement optique des matières et des formes. La maison s’est construite sur des lignes de rupture. Que cette (im)pertinence-là demeure.

Carnet d’adresses en page 124.

Par Anne-Françoise Moyson

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