Alors que l’élégance old school à la Mad Men fait à nouveau fantasmer les mecs, Savile Row, la mythique rue des tailleurs londoniens, reste depuis plus de 150 ans la référence absolue en matière de toute grande classe. Saga Britannica.

Nous sommes en 2011 après Jésus-Christ, toute la planète fashion est occupée par le prêt-à-porter. La formule d’usage veut que, dans ces cas-là, une tribu résiste encore et toujours à l’envahisseur. De fait. À Londres, d’irréductibles amoureux du fait main se concentrent dans le quartier chic de Mayfair, le long d’une rue, dont le nom à lui seul résonne comme une aria exquise aux oreilles des gentlemen du monde entier : Savile Row. Pour le quidam, pénétrer dans ce temple sacré du chic à l’anglaise, c’est d’abord faire l’expérience du grand calme – le luxe et la volupté c’est pour les clients, aussi rares que les costumes qu’ils portent. Un silence religieux habille les lieux. À travers les vitrines des ateliers, on goûte d’un regard fasciné à la patience de Pénélope des artisans traçant, coupant, repassant. Leurs boutiques sont à l’avenant : Chesterfield vieillis, trophées de chasses, Financial Times posé sur la table basse, tout le décorum de l’Angleterre délicate et feutrée est là pour vous rappeler qu’ici l’allure n’est pas un vain mot, c’est un sacerdoce dont les règles strictes remontent à Beau Brummel (1778-1840), père de tous les dandys et du costume moderne. Depuis près de deux siècles, cette poignée de résistants armés de craies et de ciseaux défendent avec pugnacité l’art du  » bespoke « , la haute couture du vêtement masculin. À ne pas confondre avec le sur-mesure, un cran en dessous car établi à partir d’un patron préexistant, comme le précise James Sherwood dans l’excellent et très complet Savile Row, les maîtres tailleurs du sur-mesure britannique (1),  » le  » livre de référence sur le sujet, récemment traduit en français :  » Employé à tort et à travers ces derniers temps, le terme bespoke, degré supérieur du sur-mesure, fait uniquement référence à un costume conçu exclusivement pour un individu : il s’agit d’un processus au cours duquel les mesures du client sont prises à la main, son patron coupé manuellement et le tissu, cousu par de nombreuses mains, avec trois essayages en moyenne. L’opération complète demande 52 heures de travail, trois mois entre la commande et la livraison, et elle n’a guère varié depuis la description que l’on en faisait en 1848.  » Comptez également 3 000 livres minimum… (environ 3 500 euros). Ce qui donne déjà un indice. Pour protéger la  » grande-mesure  » de l’usurpation et de l’amalgame qui menacent malgré tout son image, l’association Savile Row bespoke soigne depuis 2004 l’appellation d’origine contrôlée London Cut avec le même amour qu’un fermier bio défend son label de qualité contre les assauts de l’industrie agroalimentaire. Ce cénacle, qui assure entre autres son futur à la faveur de programmes d’apprentissage, rassemble en son sein les plus prestigieuses maisons du Row, les Norton & Sons, Henry Poole & Co, Gieves & Hawkes et autres Huntsman, toutes conscientes que la perduration de leur rigoureux savoir tient un peu du miracle dans un monde dominé par la fast-fashion.

Souvent menacé, jamais coulé, le Row s’est en effet chaque fois adapté à son époque sans pour autant renier ses principes fondamentaux de coupe et de finition. Au déclin de l’aristocratie et des demandes de tenues d’apparat se sont substituées les envies de glamour des stars de Hollywood. De Charlie Chaplin à Douglas Fairbanks en passant par Fred Astaire, tous les dieux du grand écran avaient leurs habitudes dans le Golden Mile. Mais la naissance et la popularisation exceptionnelle du ready-to-wear après la Seconde Guerre mondiale, suivie de près par la révolution culturelle du Swinging London, vont porter un sale coup à l’expertise old school de ces enseignes sentant trop bon l’Angleterre en tweed de papa et les dimanches soporifiques à la chasse. Au costard trois-pièces Prince-de-Galles, la youthquake préfère se saper pop et pattes d’ef sur King’s Road ou Carnaby Street. Il faudra le génie et le carnet d’adresses d’un Tommy Nutter, ami du boss d’Apple Corp, la maison de disque des Beatles (qui siégeait au numéro 3 sur Savile Row) pour réconcilier les gens dans le vent avec l’artisanat centenaire. Ce styliste maniant rigueur et folle créativité, comme le fera plus tard Alexander McQueen, lui-même passé en apprentissage à l’école de la grande-mesure locale, sera le premier à insuffler un mood fashion à la belle endormie. Les scarabées et la bande à Jagger seront ses meilleurs ambassadeurs. Les jeunes-turcs des années 90, Richard James et l’ancien DA de Givenchy Ozwald Boateng en tête, citeront Nutter en exemple quand il s’agira d’offrir une réponse en béton armé aux assauts du prêt-à-porter de luxe des eighties dominé par l’empereur Giorgio Armani et les nouveaux rois du Japon branché, Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo. Aujourd’hui, l’équilibre entre secrets de grand-père et avant-gardisme modeux laisse au Row son titre d' » épicentre de la mode masculine « , toujours selon James Sherwood. De David Bowie au prince Charles, de Pete Doherty aux rois du pétrole, de Jude Law aux traders primés en fin d’année, le gotha mondial nourrit encore et toujours la légende de cette poche de résistance nichée dans la capitale britannique. Malgré la présence d’Abercrombie & Fitch installé dans une ancienne banque du XVIIIe siècle au coin de la rue, le Row tient son rang. L’humeur générale de la mode Homme actuelle, dominée par un nouveau respect pour le savoir-faire redonne au Golden Mile des airs de Graal à tous les élégants de ce monde. Quand bien même seuls quelques-uns accèdent au saint des saints, la masse des aficionados entretient le mythe. Et s’il fallait encore se convaincre de la toute-puissance du lieu sur les imaginaires dandys, Tom Ford, grand manitou du style clôt le débat :  » La coupe traditionnelle des costumes des gentlemen anglais, et en particulier celle de Savile Row, a vraiment été la référence de l’élégance masculine au XXe siècle. Ce modèle anglais est devenu le modèle des hommes bien habillés et cette influence n’a pas faibli, même dans le monde d’aujourd’hui, pourtant plus désinvolte. Je suppose que sur le chapitre des vêtements masculins, je suis un anglophile, et si je ne dessinais ma propre collection, je ferais faire pratiquement toute ma garde-robe à Savile Row « . (2)

(1)Savile Row, les maîtres tailleurs du sur-mesure britannique, par James Sherwood, L’Editeur.

(2)Préface de Tom Ford, ibidem.

PAR BAUDOUIN GALLER

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