En mode, il n’y a pas de recette. Mais si l’on est un jeune créateur et que l’on veut pérenniser son label, mieux vaut appliquer quelques règles incontournables.

« Se lancer, c’est bien, durer, c’est mieux…  » La jeune créatrice avait dit cela avec un petit sourire chiffonné, qui trahissait le poids sur ses épaules, l’espoir et la grosse angoisse qui l’étreignait, elle savait que seul l’avenir le dirait, cela dépendait de tant de paramètres sur lesquels elle n’avait pas les pleins pouvoirs. En attendant, elle avait décidé de ne pas arrêter de tricoter, puisque c’était ce qu’elle faisait le mieux, elle voulait en vivre mais pouvait à peine en survivre, elle continuait pourtant à apprendre le métier, chaque jour, se souvenait de ses années d’études pas si lointaines, de son élan à mettre son label sur pied, avec un enthousiasme un peu fou, elle en était consciente mais avait alors la sensation étrange de ne jamais être fatiguée, quelle naïveté.  » Se lancer, c’est bien, durer, c’est mieux « , avait-elle répété avec points de suspension.

Cette petite phrase perdue au milieu d’une conversation a depuis fait son chemin et trouvé un écho particulier, bien réel, quand en mai dernier, Kris Van Assche, par ailleurs directeur artistique de la ligne Homme chez Dior depuis huit ans, annonçait qu’il suspendait sa ligne de prêt-à-porter masculin créée en 2005.  » Cette merveilleuse aventure a atteint un point où je ressens le besoin de prendre une pause et une certaine distance pour mieux réfléchir à la façon de développer ma marque dans le futur « , écrivait-il, visiblement épuisé et sans doute un brin amer.

Ainsi donc rien n’est simple, même pour Kris Van Assche, qui a pourtant le bon passeport – il fut étudiant à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers -, qui jouit d’une belle notoriété, qui a prouvé son talent et son savoir-faire et dont la griffe était distribuée dans une trentaine de pays, via quelque 130 points de vente multimarques et dans une boutique à son nom, rue Saint-Roch, à Paris.

UNE RECETTE ?

Pour durer dans ce secteur, il n’y a pas de recette, et encore moins de recette miracle. Car  » ce qui a marché par le passé n’est plus forcément valable, loin de là, souligne Serge Carreira, maître de conférences à Sciences Po, Paris. Il n’existe pas de modèle parce que chaque maison doit trouver sa propre voie pour se déployer, en fonction de l’époque.  »

En 1992, par exemple, quand Sofie D’Hoore lance sa marque, épaulée par Chantal Spaas, la crise n’est pas encore passée par là, la fast fashion en est toujours à ses balbutiements et, sur la scène internationale, la mode belge fait plus que jamais parler d’elle, en bien. Cela n’empêche, quand on demande à Chantal Spaas d’analyser le secret de leur longévité, elle hésite, difficile à dire, puis un seul verbe lui vient à l’esprit  » travailler « , qu’elle répète en ajoutant  » énormément « .  » On faisait tout nous-mêmes, Sofie créait, visitait les salons de tissus, s’occupait des patronages, moi, de la vente, de la facturation, des colis ; tout cela se faisait ici de nos blanches mains, dans ce bâtiment bruxellois, avec ce sol en béton, fendu, quelques vieilles tables récupérées et deux voitures avec 350 000 km au compteur… On est restées dans le rouge durant quinze ans, ce n’est pas confortable du tout, nous empruntions à la banque, j’avais mis mon appartement en caution, aujourd’hui, je n’oserais plus le faire ni ne le conseillerais. En réalité, il faut maîtriser ses désirs et ses ambitions, avoir des coûts raisonnés et tout consacrer à son produit.  »

LE MOMENT DU BASCULEMENT

Impossible de dater cet instant où l’on n’est plus tout à fait un jeune créateur mais pas encore, loin de là, une honorable maison incontournable, celui où l’on est passé du statut de découverte à celui d’acteur du secteur, avec un parcours stylistique cohérent, une équipe solide, un réseau de boutiques à l’international et une reconnaissance médiatique vitale.  » Certains se font un nom en trois ou quatre collections, analyse Serge Carreira, d’autres devront attendre trois ou quatre ans avant de susciter de l’intérêt et de la curiosité. A la première collection d’Alexander McQueen, immédiatement, la foule s’est levée pour lui. Il n’y a pas de règle, mais je pense qu’au bout de dix ans, on peut évaluer si un créateur a su s’installer. A quoi le voit-on ? Au fait qu’il est encore présent, ce qui est déjà énorme. Ensuite, à la façon dont il a pu faire évoluer sa ligne – si, dans son approche, on distingue une maturité, une réflexion sur son identité, ses vêtements, son message. La réussite commerciale est également une preuve. Au bout d’une décennie, vous ne pouvez être présent que parce que vous avez une fortune personnelle qui vous le permet, ce qui est rare, ou parce que vous avez su mettre au point votre modèle de développement économique.  »

Christian Wijnants a dépassé le cap fatidique des dix ans. Diplômé de l’Académie d’Anvers en 2000, remarqué par Dries Van Noten qui l’auréole d’un Award, lauréat du Festival d’Hyères dans la foulée, il ose très vite donner naissance à son label, c’était en 2003. S’il connaît le parcours du combattant, c’est parce qu’il l’a emprunté, avec succès, et sait qu’un investisseur ou une aide financière est la condition sine qua non à la survie d’un jeune créateur – il a remporté le Swiss Textile Award (2005), le prix de l’Andam (2006) et l’International Woolmark Prize (2013) et fait désormais partie de l’écurie de Christian Cigrang, l’investisseur qui soutient A.F. Vandevorst, notamment.  » J’ai eu de la chance « , dit-il modestement. Mais pas seulement. Il n’a jamais hésité à collaborer avec d’autres maisons, en free-lance, investit tout dans sa société, n’oublie pas d’être lucide –  » Ne pas dépenser plus que ce que l’on a, c’est un exercice constant, d’autant que la situation n’est jamais très claire, on bosse toujours sur deux ou trois saisons en même temps.  » Car si au début, on peut évoluer avec des moyens réduits, il faut cependant suffisamment de budget pour pouvoir produire une collection et façonner une signature personnelle à plus long terme. Or, les coûts de production deviennent vite lourds à porter – plus on vend, plus on doit investir.

LE DÉFILÉ

Le défilé, ce Graal de tout jeune créateur, l’acmé d’une collection, où soudain tout prend vie – les vêtements incarnés, avec mouvement, musique, lumière, make-up, sur catwalk new-yorkais, londonien, milanais ou parisien.  » Mais se limiter à singer et suivre les calendriers juste pour les suivre, si en tant que tel vous n’avez pas grand-chose à exprimer, peut devenir contre-productif, prévient Serge Carreira. Bien évidemment financièrement mais aussi en provoquant un certain épuisement de la marque. Certains sont tétanisés s’ils ne défilent pas, car tout le monde attend qu’un « vrai » créateur le fasse, mais s’il existe un message véritable, le show est accessoire – à chacun de trouver sa propre voie d’expression.  » Cela dit, ce moment fort permet surtout de réunir en une unité de temps et de lieu des acheteurs internationaux et la presse, laquelle participe effectivement au processus de légitimation.  » Avec le danger lié au secteur, rappelle Serge Carreira : la mode est un ogre de jeunesse et de nouveauté, et la presse a également besoin de chouchous pour renouveler son enthousiasme.  »

LE DUO

Même si les temps ont changé et que les règles ne sont plus les mêmes, il est un duo qui fait rêver, celui d’Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé, le premier, dans la lumière, se consacrant essentiellement à la création tandis que l’autre, en demiurge et dans l’ombre, aplanissait tous les obstacles, ce n’est pas tout à fait une caricature. De toute façon, c’est bien connu, à deux, on est plus fort. Et un créateur, Dieu sait si c’est fragile. Etre épaulé importe donc, par un(e) partenaire, un financier, un agent, c’est selon.

L’idée du tandem a fait ses preuves, à l’image de celui formé par Sofie D’Hoore et Chantal Spaas, qui confie:  » Elle avait étudié la dentisterie et moi l’histoire de l’art, joli couple quand même, mais le fait de ne pas tout savoir vous donne des ailes. Et puis être deux, c’est important. Je ne crois pas une seconde qu’un styliste puisse tout faire seul. Pour réussir, il a besoin de quelqu’un d’autre, associé financièrement ou émotionnellement, qui se met à disposition et qui garde l’équilibre dans les chiffres. D’autant qu’un créateur, c’est quelqu’un qui souffre, surtout Sofie, elle est tellement exigeante, tellement perfectionniste, si je la laissais faire, elle continuerait à travailler sur sa collection sans jamais la terminer. Heureusement, il y a la pression de l’industrie, à un moment donné, il faut la montrer.  »

Si elles se sont trouvées presque par hasard, il y a longtemps déjà, tous les binômes ne se créent pas aussi miraculeusement, question d’atomes crochus, de timing parfait et de tant d’autres petits détails qui comptent. Mais il existe désormais des professionnels qui peuvent parfaitement tenir ce rôle. L’Agente par exemple, qui depuis vingt ans conseille, protège, écoute et guide les créateurs. Née en Italie, cette agence spécialisée et unique sur le marché a également ouvert un bureau à Paris il y a peu, se fixant comme mission de  » gérer en exclusivité la carrière des designers  » qui font appel à elle. Explications :  » Nous les encadrons pour les aider à prendre les meilleures décisions qui soient, sans jamais donner un avis sur la création, parce que nous estimons que ce n’est pas notre travail. Cependant, si nous décidons de collaborer ensemble, c’est que, fatalement, nous avons une sensibilité pour ce qu’ils font et qu’eux ont confiance en nous. Mais nous ne sommes pas magiciens, le secteur est tel qu’il faut être au bon endroit au bon moment. Nous essayons de faire des promesses que nous pouvons tenir.  »

LA PLANÈTE MONDE

Pour durer, nul ne peut désormais se passer des boutiques et d’une internationalisation bien pensée.  » Même si un designer n’a que deux pièces en vente chez Colette à Paris, Dover Street Market à Londres ou Corso Como à Milan, tous les gens de la mode viennent voir ces enseignes-là et ce qu’il s’y passe, c’est donc un outil de communication formidable, analyse-t-on à L’Agente. En revanche, une boutique en propre, ce n’est pas vital, parce que cela coûte tellement d’argent que cela peut vite devenir un gouffre financier si les résultats escomptés ne sont pas là. Il faut le faire de façon très intelligente et calculée.  »

D’autant que les nouveaux canaux de consommation, via Internet et les réseaux sociaux, bouleversent la donne. Et si ces moyens de distribution-là permettaient de créer un modèle complètement différent ?  » Cela dépend de l’identité de la collection, du style des produits et de la cible, de la clientèle, répond Serge Carreira. Si vous faites de la couture, il est mieux d’ouvrir une petite boutique écrin, un salon pour recevoir. Mais si votre discours, c’est une manière d’être, un univers, des produits faciles, sur le Web, ce sera parfait. Cela dit, on peut difficilement demander à quelqu’un de se lancer avec un business plan à cinq ou dix ans. « 

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

 » Je collabore avec un consultant qui intervient quasiment de A à Z et donne son opinion sur tous les points, stratégiques, financiers et créatifs, c’est important, ce regard extérieur et expérimenté. Je suis créateur, je ne suis pas businessman ni stratège. Or, la mode, ce n’est pas que du glamour, des tissus et des vêtements, la concurrence y est énorme et il faut survivre.  » – Christian Wijnants

 » Comme tout le monde, j’étais un peu naïf quand j’ai débuté. J’étais stagiaire chez Olivier Theyskens, qui me répétait que je pourrais me lancer. Au début, on ignore totalement dans quelle aventure on se jette mais on apprend en travaillant.  » – Tim Van Steenbergen

 » Le défilé n’est pas un passage obligé. Mais l’important est d’être présent, de faire quelque chose de personnel, de contourner les règles du milieu pour faire entendre sa voix différemment.  » – Jean-Paul Lespagnard

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content