On les surnomme geek, nerd ou no life. Ils passent plus de temps devant un écran qu’entourés de gens. Faut-il s’en inquiéter ou y voir une évolution (positive) de la société ? L’enquête du Vif Weekend.

En 2008, le marché des jeux vidéo a crû de 25 % pour réaliser un chiffre d’affaires de 247 millions d’euros (1) ! Même s’il tend à se stabiliser cette année, le secteur ne craint pas la crise. En Belgique, on vendrait désormais plus de jeux vidéo que de musiqueà La raison ? L’arrivée de consoles plus accessibles et la gamme de programmes variés ont élargi l’éventail des possibilités. L’apanage des jeux vidéo n’est donc plus réservé aux seuls garçons, et l’attrait pour le monde virtuel est devenu transgénérationnel et unisexe. D’ailleurs, on peut se réjouir de la complicité née de cette avancée : il n’est plus rare aujourd’hui de voir un grand-père jouer virtuellement au bowling ou au tennis, ou d’aller à la pêche avec ses petits-enfants. Pourtant, les passionnés de jeux vidéo, comme les fanatiques de jeux de hasard, n’ont pas vraiment la cote. Passer tout son temps libre devant sa console ou son PC semble louche. Mal vu, même.

Pionniers d’un nouveau monde

 » Je suis un gamer « , c’est ainsi que se présente Rod Pulsar dans son clip L’entretien entièrement réalisé à partir d’images numériques. Celui-ci a pour but de dénoncer avec humour l’a priori qui continue à planer sur les joueurs. On y voit le protagoniste passer un entretien d’embauche et raconter son cursus en chanson :  » J’ai été mercenaire en plein milieu de l’Afrique, pilote de chasse, pirate, militaire, capitaine de vaisseau en mer ou dans l’espace, j’ai échangé des marchandises avec de drôles de races. L’inconnu ne me fait pas peur, je prends ça comme un challenge, et en sors toujours vainqueur. Je peux m’adapter à toutes les situationsà  » Ce curriculum vitae ferait rêver n’importe quel patron. Mais quand on comprend que tout est fictif, l’effet est immédiatement inversé. La chasseuse de têtes conclut :  » Un gamer ? Ah oui, le genre de personne sur laquelle on ne peut pas compter qui va passer son temps à utiliser la bande passante Web de la société, dormir pendant les meetings parce qu’il aura été se coucher tardà  »

L’image de l’abruti au teint morbide avachi devant son écran, une manette à la main, persiste. Pourtant, lorsqu’on jette un £il aux dernières études, elle devrait être obsolète : 2 joueurs sur 10 ont une formation universitaire et près d’un tiers sont entrepreneurs ou employés dans le secteur des prestataires de services (2). De plus, 40 % des 16 – 49 ans jouent entre 6 et 14 heures par semaine. Rien d’alarmant. Au contraire même. Pour Alain Legrand, psychologue clinicien spécialisé dans les jeux vidéo, les adeptes sont des pionniers :  » Les explorateurs du cybermonde sont nos marginaux sociaux, comme les explorateurs du passé l’étaient de leur temps. Ils occupent la même fonction sociale au fil du temps : celle de délimiter nos nouveaux mondes intérieurs. Nous devons apprendre à gérer une technologie inconnue. Question d’adaptation. Les premiers pionniers seront les plus casse-cou, et ils payeront les pots cassés. Mais ils ouvriront une nouvelle voie aux autres. Savez-vous que les physiciens nous disent qu’il y aurait une infinité d’univers ? Quel genre de pensée humaine pourra voyager de l’un à l’autre ? Nous sommes au début de l’évolution du sapiensà « 

Difficile pourtant d’imaginer une maman convaincue et sereine si son ado lui répond :  » C’est pour le bien de la planète « , lorsqu’il entame sa neuvième heure de jeu consécutive devant son PC. D’autant plus que le danger est réel :  » En Corée, des jeunes gens sont décédés parce qu’ils sont restés devant leur écran plusieurs dizaines d’heures d’affilée, pointe Alain Legrand. Leur sang a commencé à s’épaissir, et ils sont morts ! Le corps enregistre le fait qu’on ne bouge plus, donc le c£ur bat de moins en moins, le sang s’adapte et les gens meurent d’inactionà « 

Pas de panique, ces cas sont extrêmes. Mais ils permettent de tirer une sonnette d’alarme. Parce qu’on peut devenir accro aux jeux vidéo. Dans leur mise au point, certains sont même étudiés pour que la dépendance s’opère. C’est le cas de World of Warcraft, le jeu en réseau le mieux vendu du premier trimestre 2009.  » La grande différence avec un jeu vidéo classique, c’est qu’il n’a pas de fin. Il y a sans cesse une nouvelle extension, un nouvel équipement, un nouveau donjonà World of Warcraft ne se termine jamais !  » explique Laura, 23 ans. Cette étudiante en écriture et multimédia a été accro au jeu pendant plus d’un an.  » J’ai commencé le jeu un peu par hasard, pour ennuyer mon exà  » Laura ne dormait plus qu’une à deux heures par nuit maximum. Comment faisait-elle pour tenir ?  » Je venais de vivre ma première rupture amoureuse, j’étais détruite, et j’étais insomniaque. World of Warcraft m’a aidé à penser à autre chose. Je ne dormais vraiment que pendant les mises à jour du jeuà Soit une fois par semaine.  » Laura s’est rendu compte qu’elle avait un problème suite à ses réactions lorsqu’il y avait un bug :  » Un problème dans un royaume, et je pétais littéralement les plombs !  » Revenue dans le cocon familial, elle s’est doucement reprise en main avec le soutien de ses parents. Aujourd’hui, la jeune femme se connecte encore, mais plus au même rythme qu’avant.  » Je ne joue plus vraiment, c’est surtout pour discuter avec des amis. Pour moi, ce jeu est devenu mon MSN.  »

Pour Laura, cette dépendance était presque un mal nécessaire.  » Le jeu a un peu agi comme un antidépresseur, reconnaît Alain Legrand. Si le jeu a pu l’aider et qu’elle a su s’en sortir, tant mieux, mais là où la dépendance pose problème, c’est lorsque la personne a envie de s’en sortir parce qu’elle n’est plus bien dedans, qu’elle tourne en rond, qu’elle en a marre, mais qu’elle y reste. « 

Trop de jeux tue le Je ?

Cette dépendance toucherait principalement les individus qui ont une faible estime d’eux-mêmes.  » Pour les personnes qui n’osent pas s’exprimer haut et clair à l’extérieur, le besoin est d’autant plus prégnant de le faire à l’intérieur, souligne Alain Legrand. Dans toutes les catégories sociales et à tout âge, on se recrée une vie parfaite au travers de son avatar. Comme le cerveau humain fonctionne sur le principe de la projection, l’avatar est un prolongement psychique naturel pour nous les sapiens sapiens. Il nous permet de vaincre les barrières du réel. Grâce à lui, je possède la sensation de voler dans les airs, d’affronter une armée entière, de me sentir fort et puissant, voire immortel. Notre ego adore les dépassements de nous dans toutes les dimensions. « 

Ces jeux vidéo basent d’ailleurs souvent leurs intrigues sur les jeux de rôles. Une version plus réelle mais non moins imaginaire. Jérémie Renier interprétait dernièrement, dans Demain dès l’aube de Denis Dercourt (photo), un jeune passionné d’histoire qui passe ses week-ends à reconstituer la vie sur les champs de bataille. Interpréter quelqu’un d’autre, en tant que comédien, est un sujet qui le passionne. Même si la différence, c’est que luià est payé pour.  » Mais j’arrive à comprendre : la vie actuelle n’est pas simple, poursuit l’acteur. Ce qu’on regarde d’abord, c’est où tu en es professionnellement. Si tu n’es pas vraiment reconnu ou que tu n’as pas vraiment d’identité, cela peut être difficile. Ces avatars ou ces personnages, c’est une façon de briller. Avec leur costume, le temps d’un week-end, ils sont un soldat de l’Empereur. D’un coup, ils ont l’impression de vivre et d’être quelqu’un. Comme une forme de secte : tu n’es plus un lambda qui passe dans la rue. Tu es quelqu’un.  »

Des règles à fixer

Même principe pour les jeux vidéo. Tu es quelqu’un, tu es multiple. C’est excitant. Le problème devient majeur lorsque le virtuel l’emporte sur le réel. Lorsque la vie de la personne ne tourne plus qu’autour de cette passion. Au Japon, des cas ultimes sont apparus : les hikikomori. Suite à un échec ou à une honte énorme, ces jeunes ne sortent plus de chez eux qu’occasionnellement, et passent leur journée enfermés pour jouer. Une situation qui peut durer des années. Ce comportement serait analysé comme une alternative au suicide.  » Le Japon est le premier producteur de suicidés au monde, et la Belgique d’Europe, souligne Alain Legrand. Nous sommes en privation sensorielle : nous sommes trop aseptisés dans nos relations ! Il vaut mieux qu’un adolescent ou un jeune adulte  » tombe dans la dépendance d’un jeu vidéo  » que dans la mort par suicide, c’est évident. Cela laisse une chance à l’entourage de constater l’enfermement massif de la personne. Et donc de voir sa souffrance. Et d’intervenir… à temps « . Mais comment faire la différence entre un passionné équilibré et un accro mal dans sa peau ? Quand un parent doit-il réellement s’alarmer ?  » Lorsqu’on observe une transformation radicale du comportement, explique Alain Legrand. Comme la chute des résultats scolaires, le fait de ne plus sortir s’oxygéner, de ne plus avoir que des amis Web. Il faut aussi surveiller les blogs de ses enfants et des adolescents pubères. Le travail de surveillance de ce qui se dit sur la  » place publique  » fait aussi partie de l’éducation parentale. Il faut que nous évoluions rapidement sur ce point. « 

Par où commencer ? En plaçant l’ordinateur dans une pièce commune, et en définissant impérativement des règles claires : on joue de telle à telle heure, on pratique un sport outdoor, on entretient des relations sociales sympathiques avec la famille, les amis et le voisinageà L’adolescent ne doit pas s’isoler trop profondément. Pas envie de virer sentinelle autoritaire ? Pour Laura, c’est à la personne elle-même de se rendre compte qu’elle a un problème.  » Si on m’avait dit que je jouais trop, j’aurais eu tendance à répondre  » est-ce que je me mêle de tes oignons, moi ?  » .Je pense qu’il faut entourer les joueurs, s’intéresser à leur jeu, puis leur montrer qu’il y a d’autres activités amusantes à pratiquer. Pour de nombreux adeptes, le jeu est un refugeà  » Le jeu peut en effet servir d’échappatoire à une vie trop monotone. À nous donc, parents et proches, de s’éduquer à la nouvelle technologie, pour mieux comprendre et ne plus stigmatiser les joueurs, et ainsi trouver ensemble un nouveau terrain de jeu. Il en vaut la chandelle.

(1) Chiffres fournis sur le site de la Belgian Entertainment Association (www.belgianentertainment.be)

(2) Résultats d’une étude analytique réalisée en 2008 auprès de 6 000 personnes par Nielsen Games à la demande de l’ISFE (Interactive Software Federation of Europe).

Par Valentine Van Gestel

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