Et si, à trop chercher le bonheur, on risquait de passer à côté ? Pied de nez à la sinistrose, le livre de la psychologue Marie Andersen nous apprend à aimer la vie avec ses imperfections. Enquête.

Il aura fallu que Caroline, 36 ans, passe non loin de la mort pour qu’elle se décide à faire le tri.  » J’ai eu un gros pépin de santé. A la suite de mon hospitalisation, j’ai revu toutes mes priorités, dans ma vie familiale, amicale, professionnelle… J’ai appris à me passer de certaines obligations inutiles, à ne plus faire semblant. Même si c’est sûr que je continue à pester contre certaines choses. Mon histoire m’a aussi permis de relativiser.  » Une prise de conscience assez classique, mais toujours aussi saisissante. Faut-il à ce point risquer de perdre la vie pour mieux en goûter le sel ? Faut-il nécessairement flirter avec ces extrêmes pour arrêter de  » se prendre la tête « , pour mettre à distance nos agacements ordinaires ?

CETTE FAÇON DE SE COMPLIQUER L’EXISTENCE, PERSONNE N’Y ÉCHAPPE. ET LES MÉCANISMES D’AUTOSABOTAGE SONT NOMBREUX. Il y a celles qui n’arrivent jamais à se décider et ceux qui ne savent pas dire non. Celles qui ruminent sur le mauvais sort qui s’acharne et ceux qui préfèrent procrastiner en pensant que le destin les oubliera ou choisira pour eux… Petites stratégies (ou lâchetés) qui finissent par nous pourrir la vie sans que l’on en ait forcément conscience. Parce que son cabinet regorge de patients atteints de ces syndromes, Marie Andersen, psychologue clinicienne à Bruxelles, a écrit pour eux L’Art de se gâcher la vie (1). Mais ça veut dire quoi, en somme, se gâcher la vie ?  » Pour résumer, c’est s’obstiner en vain, explique la thérapeute. C’est comme pédaler avec les freins serrés. Au quotidien, cela signifie une perte d’énergie considérable, car on s’acharne dans des modes de fonctionnement qui n’apportent pas ce que l’on souhaite. C’est, par exemple, répéter sans arrêt les mêmes choses à quelqu’un. Dans l’éducation, le couple :  » Je lui ai déjà demandé cent fois de ranger sa chambre ou de ne pas téléphoner au volant.  » La personne a beau répéter, cela n’y fait rien, elle tourne en rond dans ses remarques et ses reproches, sans résultats et en étant même parfois complètement contre-productive. Elle reste enfermée dans son obstination à passer à travers le mur sans se rendre compte qu’elle envoie des flèches qui n’atteignent jamais la cible.  » Et plutôt que de regarder ce qu’elle pourrait éventuellement changer en elle-même, elle préfère viser l’extérieur :  » Il y a deux choses sur lesquelles on aimerait avoir plus d’action et sur lesquelles nos moyens sont limités, ce sont les autres et la réalité objective, poursuit la psychologue. On s’escrime à vouloir changer l’autre parce qu’il constituerait un obstacle à notre bien-être et on s’évertue à changer les circonstances de la vie. Ce sont deux formes de résistance à nos désirs sur lesquelles on a peu de prise, malheureusement.  »

MAIS D’OÙ VIENDRAIT DONC CE BESOIN SYSTÉMATIQUE DE SE METTRE DES BÂTONS DANS LES ROUES ? Sommes-nous à ce point des enfants gâtés, incapables de saisir le bonheur quand il se présente, tant on attendrait un bonheur plus grand encore ? Dans une société qui charrie une infinité de possibles, l’insatisfaction chronique est une sorte de dommage collatéral.  » Les jeunes adultes d’aujourd’hui ont beaucoup de difficultés à supporter la limitation de leurs désirs, explique Marie Andersen. Il faut dire qu’il y a un tel choix à l’étalage que c’est dur de résister à la boulimie. Alors on charge la barque jusqu’à plus soif. La manière de se gâcher la vie la plus fréquente aujourd’hui est peut-être de se surcharger l’existence.  » Avec l’idée sans doute que, plus on charge, plus on maîtrise.  » Notre société, aujourd’hui, nous berce de l’illusion du contrôle, estime quant à lui le psychanalyste Jean-Claude Liaudet (2). Autrefois, nous nous référions à l’interdit pour agir ( » Je ne fais pas cela car c’est interdit « ), aujourd’hui nous nous référons à la maîtrise, la capacité, la performance ( » Je ne fais pas cela car je n’en suis pas capable, je ne peux pas « ). Or, n’oublions pas que tout contrôle implique de renoncer à la jouissance à laquelle on ne peut accéder qu’en acceptant de perdre le contrôle.  » Eh oui ! le bonheur se conjugue à l’imparfait. Et nous aurions un peu trop tendance à l’oublier, obnubilés que nous sommes par la quête de la perfection : être des hommes et des femmes parfaits, des parents parfaits, donnant à nos enfants (parfaits) une éducation parfaite…  » Se gâcher la vie, c’est aussi avoir un idéal du moi trop fort, souligne Jean-Claude Liaudet. C’est chercher la perfection partout et en tout. Parce que nos exigences sont trop élevées, c’est avoir l’impression que ce que l’on fait ne va jamais.  » Alors on culpabilise devant ses manquements, son incapacité, son impuissance. A se demander si l’on ne trouverait pas un plaisir un peu maso à se rendre la vie impossible.  » C’est vrai qu’il y a un certain soulagement à se plaindre, explique Marie Andersen. Ça permet d’attirer l’attention et cela nous conforte dans l’idée que la cause de notre problème est hors de nous. On évite ainsi l’introspection.  »

POURTANT, ADMETTRE SA PART DE RESPONSABILITÉ EST UNE PREMIÈRE ÉTAPE VERS UN ÉVENTUEL CHANGEMENT.

 » Accepter de changer est le fruit d’un travail intérieur, souligne Jean-Claude Liaudet. C’est parfois un événement de la vie, un divorce, une maladie, un deuil, qui nous amène à réfléchir et à inverser les perspectives. Ce peut être aussi une thérapie qui nous conduit à bouger notre façon de voir et d’être.  » Pour Marie Andersen, le premier levier consiste à  » intégrer l’imperfection de l’existence, du monde, des gens. C’est lâcher du lest dans l’obsession d’être parfait : un geste technique peut être parfait mais un homme, un enfant ne peut l’être… Il faut admettre aussi que le temps passe et s’apercevoir que le moment est venu d’orienter sa vie dans la bonne direction, en se posant régulièrement la question suivante :  » Que me faudra-t-il avoir réalisé dans mon existence ?  » Accepter aussi la solitude existentielle, ce qui veut dire intégrer l’idée de n’être jamais complètement compris par les autres, hormis peut-être à certains moments de grâce. Enfin, évoluer, c’est aussi passer à l’action. Sans peur et sans culpabilité. La vie est un chemin. Il faut être capable de le prendre même si on ne sait pas ce qui se cache derrière le prochain virage : acceptons d’être débutant, nous apprendrons en cours de route ! « , conseille-t-elle. Et Jean-Claude Liaudet de conclure, comme un pied de nez :  » Quoi de plus terrible que quelqu’un qui ne se gâche jamais la vie ? Etre humain, c’est avoir des failles. Imaginer que l’on puisse vivre dans une harmonie absolue est effrayant, car cela rejoint cet idéal de perfection qu’il est vain de convoiter.  » Pour ne plus se gâcher la vie, continuer à se gâcher la vie, mais pas trop. Tout un art, décidément.

(1) L’Art de se gâcher la vie, par Marie Andersen, Ixelles éditions, 304 pages.

(2) Auteur de La Névrose française (éd. Odile Jacob).

PAR ÉMILIE DYCKE

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