En 1968, elle était une débutante impétueuse et déterminée. Au seuil du IIIe millénaire, elle est une conquérante déterminée et impétueuse. Sonia Rykiel ou l’art d’irradier.

Créer la mode est suffisamment requérant et générateur d’essoufflement pour que l’on n’attende rien d’autre d’un styliste que la faculté – déjà prodigieuse – de se renouveler. Mais le métier use redoutablement. Les ténors passent la main à cadence redoublée. La plupart des grands noms ont des successeurs, choisis ou imposés par les actionnaires. Eclatant paradoxe, Sonia Rykiel ne se contente pas de métamorphoses continues : elle multiplie les champs d’investigation esthétique et intellectuelle. Romancière, récitante, parolière, créatrice pour la scène, muse ou égérie, amoureuse et souveraine, elle domine superbement un empire sur lequel le soleil n’est pas près de se coucher.

Weekend Le Vif/L’Express: Nathalie, votre fille, incarne le nouveau parfum Rykiel Rose. Une passation des pouvoirs?

Sonia Rykiel: Simplement une suite logique. Nathalie travaille avec moi depuis vingt ans.

Qu’est-ce que la mode Rykiel 2001 ?

C’est une évolution, une continuité.

La soie, qu’est-ce que ça signifie pour vous ?

Cela me fait penser d’abord à Clérembault, un psychiatre qui était fasciné par la soie. Il lui a consacré un livre dans lequel il racontait que les femmes étaient à ce point éblouies par le crissement, par le bruissement, par le toucher de la soie qu’elles volaient des morceaux d’étoffe et les cachaient n’importe où sous leurs jupes. Après, ça évoque mille choses très voluptueuses, en particulier la soie des lèvres, le velouté de la peau. La soie évoque la chair, l’ouverture à la littérature, aussi des tableaux.

Dans pareil cas, considérez-vous le vêtement comme une caresse ?

Pas exactement. Le vêtement est sur vous comme une enveloppe, quelque chose qui vous touche. Mais c’est vous qui vous caressez avec le vêtement ; ce n’est pas vraiment lui qui vous caresse, au contraire du parfum. Si vous vous parfumez, à n’importe quel endroit, en posant le parfum vous vous caressez.

Et le pull, est-ce autre chose ?

Le pull, au contraire, s’il est très serré sur le corps, donne envie. Par exemple lorsqu’on est au cinéma, même au restaurant avec un homme, cela donne envie qu’il soulève le pull pour vous caresser.

L’envie, est-ce votre péché capital ?

Si je n’avais qu’un péché capital, ce serait fantastique ! Non, je les ai presque tous. Peut-être pas la luxure. Je n’ai plus la liste en tête; mais l’envie, le désir, le plaisir… Pour moi ce ne sont pas des péchés ; ils font partie totalement de la vie. La vie sans plaisir, sans désir, sans envie, ce n’est pas une vie.

Où se situe la frontière entre luxe et luxure ?

Luxe et luxure n’ont rien à voir du tout l’un avec l’autre. Le luxe c’est mille choses liées au temps, à l’argent, au plaisir. Le luxe c’est un état d’âme, un état d’esprit. Ce n’est pas le vin mais c’est le bon vin. C’est un bijou mais pas spécialement un vrai bijou. Quelque chose de très ambigu. C’est partir avec très peu de vêtements, juste pour partir. La luxure : quelque chose d’un autre temps, de pas très moderne.

La femme amoureuse et la créatrice peuvent-elles opérer en même temps ?

La créatrice ne peut s’empêcher d’être amoureuse, sans quoi elle n’est pas créatrice. Les créateurs sont des gens qui vivent totalement dans l’amour, dans l’envie. La création est une espèce de gourmandise totale, un état complètement excentrique. Le créateur est sur plusieurs niveaux à la fois, sans arrêt happé, rattrapé. C’est quelqu’un qui ne peut pas être honnête ; c’est quelqu’un de malhonnête, qui est dans le mensonge le plus total, qui ne peut pas faire autrement que mentir.

Est-ce pareil pour l’écriture ?

Ecrire est la seule discipline au monde qui soit aussi forte que faire l’amour. Quand vous écrivez vous ne voyez pas le temps passer, comme dans l’amour. Quelque chose en vous s’est défait, s’est complètement envolé. Ce phénomène est très étrange.

Beaucoup de romanciers disent obéir aux personnages, qui mènent l’histoire à leur guise. L’amoureuse est-elle aussi soumise que l’écrivain ?

Cela dépend des moments. Je pense que la femme amoureuse est à la fois très soumise et pas soumise du tout. Il arrive qu’elle mène le jeu, puis qu’elle se laisse faire, parce qu’elle a envie qu’il en soit ainsi. Ce n’est pas lisse, pas simple, pas naturel. Mais le naturel n’est pas intéressant du tout ; c’est quelque chose qui vous détruit plutôt que vous construire. Il faut chasser le naturel. Si on le chasse bien il ne revient pas.

Est-ce pour cela que vous appréciez particulièrement George Sand ?

Elle vivait à une époque où le qu’en dira-t-on pesait lourdement sur la société. George s’en fichait éperdument. Sa manière de s’exprimer, de se montrer, de vivre était nettement en dehors des codes. Elle évoluait dans une anormalité totale, elle n’en faisait qu’à sa tête et ça je pense que c’est intéressant.

Vous écrivez :  » On n’est vraiment femme que lorsqu’on est un mélange bien dosé du féminin masculin « . Mais encore.

Cela figure dans  » Et je la voudrais nue « , paru en 1978. J’avais réalisé que ce qui m’intéressait chez les femmes c’était aussi leur côté masculin, et ce qui m’intéressait chez les hommes c’était leur côté féminin. Qu’à l’évidence une femme devait être féminine à 80% et masculine à 20% et qu’un homme devait incarner l’inverse. Un homme qui n’est que masculin c’est une horreur. Une femme qui n’est que féminine c’est une horreur.

Vous évoquez vos joies, vos plaisirs, vos vertiges. Comme quelqu’un de résolument heureux ?

Je ne connais personne de résolument heureux. Vraiment. J’évoque les vertiges parce que je suis quelqu’un qui a beaucoup de vertiges. D’abord de vrais vertiges, physiques, qui doivent être provoqués par des vertiges psychiques. Je pense qu’il est très difficile de vivre sans. C’est comme si vous étiez enivré. Il ne faut pas se soûler tous les soirs, mais c’est bien de le faire de temps en temps.

Cette phrase de vous, encore :  » Les vraies femmes ne sont pas belles, elles sont invisibles du dessus et vous éclatent en pleine figure « .

La vraie beauté est toujours rayée ; ce n’est pas quelque chose que vous voyez tout de suite. Il y a plein de femmes qui sont comme cela, qui passent. Vous leur parlez et d’un seul coup leur beauté vous éclate en pleine figure. Elles s’ouvrent, elles s’épanouissent comme une fleur et elles sont magnifiques. Ce que j’aime le plus, c’est la beauté de pas tous les jours… Des femmes qui sont un jour très belles et dont on dit le lendemain :  » Tiens, je la croyais plus belle. « 

Surprendre, dit-elle…

J’adore cette beauté-là, ce genre de femmes qui sont ambivalentes, assez perverses, très étranges, qui ont ce côté inattendu. Une femme très très très jolie, elle est seulement jolie. L’autre possède la beauté intérieure. Je préfère cela.

La femme doit-elle demeurer un mystère, quoi qu’il arrive ?

Le mystère qu’est-ce que c’est vraiment ? Je pense que plus vous creusez, moins vous trouvez. Et le vrai mystère c’est ça : avoir le sentiment que je ne sais pas du tout ce qu’il y a dans la tête des autres. Pourquoi après trente ans de mode suis-je toujours aussi fascinée par elle ? Parce que c’est quelque chose de mystérieux. Le prodige, c’est que chaque matin j’arrive ici, je dis on va faire un essayage et que j’ai la même tendresse, la même aimantation de voir le vêtement posé sur une femme, de voir comment je vais mettre les boutons, comment je vais mettre les poches, comment ça va vivre, bouger.

Vous incarnez une certaine idée de Paris, ou est-ce l’inverse ?

J’aimerais bien que Paris soit une certaine idée de Sonia Rykiel. Est-ce que j’incarne Paris ? Moi, je ne suis pas parisienne ; j’ai l’impression d’être universelle. J’ai l’impression que toutes les femmes, dans tous les pays, sont à peu près les mêmes, dans un même moule, un même espace, avec les mêmes attentions particulières à la vie et au monde.

Vous avez décoré l’hôtel Crillon, qui est l’incarnation d’une certaine somptuosité. Vous aimez ?

Oui, j’adore. J’aime beaucoup le luxe, j’aime beaucoup le somptueux, surtout dans les hôtels, que je vois comme des endroits de perdition, des endroits où l’on doit vivre de manière seigneuriale, euphorique, voluptueuse. La chambre d’hôtel comme lieu d’amours clandestines ?Bien sûr ça m’inspire. Oui, j’adore ça, même à Paris.

Et cependant la presse est muette sur votre vie sentimentale…

Je me cache. Je ne dis pas comment je vis. Je n’ai pas envie qu’on le sache. On a tenté plusieurs fois de forcer mon intimité mais ça n’a rien donné. Ainsi, je laisse planer le mystère. Qu’est-ce qu’elle fait ?

Les notices biographiques participent de la même discrétion. Pas de détail sur votre naissance : votre vie commence en 1968.

C’est très bien ! Je trouve qu’on n’a pas besoin de donner tellement de renseignements. Les gens ne doivent pas savoir. Ce que je fais ça suffit à ce que je suis. Je parle quand on me demande. Il y a des choses que je n’ai pas envie de raconter : ma vie privée, des étapes spécifiques. Déjà le fait que je sois très reconnaissable et très remarquée dans la rue est à la fois fantastique et difficile.

Et très narcissique ?

Je ne connais aucun créateur qui ne soit pas narcissique. On refait toujours son même portrait ou, comme dit Proust, on refait toujours le même livre. A travers tout ce que l’on fait, on retrouve tout ce que l’on est, absolument. Donc on ne peut qu’être narcissique. On bouffe tellement tout à l’intérieur de soi qu’il faut bien que l’on s’aime un peu. Aussi que l’on se déteste.

Dans votre carnet d’adresses figure la Casa del Habano. Seriez-vous fumeuse de cigare ?

Oui. J’aime beaucoup le cigare. Je fais partie d’un club en compagnie notamment de l’écrivain Régine Deforges, du journaliste Jean-Paul Kauffmann et du député Pierre Santini. Et j’adore les hommes qui fument le cigare ! Je pense qu’un homme avec des yeux bleus, qui fume le cigare, je le suivrais au bout du monde. Je ne sais pas pourquoi, il y a là quelque chose du domaine de la volupté. Un homme qui choisit un cigare, c’est déjà tellement magnifique. Je trouve que les fumeurs de cigare sont en général des hommes d’audace.

Avez-vous déjà giflé un homme ?

Oui. Est-ce que j’avais une bonne raison ? Si j’ai giflé un homme, je devais avoir une bonne raison. Oui, oui j’ai le souvenir d’avoir giflé plusieurs hommes et que cela m’avait fait beaucoup de bien. Je n’ai pas de remords du tout.

Propos recueillis par Marc Emile Baronheid

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