Dans l’extrême sud de la Bolivie, le temps semble s’être arrêté. Sur ces hauts plateaux andins, seuls survivent quelques Indiens vénérant le dieu lama…

A l’extrême sud de l’Altiplano qui jouxte le Pérou, le climat est des plus rudes. Au prix de grands sacrifices, seuls les Indiens ont réussi à y survivre. Avec l’aide des dieux certes, mais surtout grâce à l’élevage d’un animal et à la culture d’une plante. Le lama et la quinoa sont en effet les garants de la survie dans cet écosystème hostile. Prodigieux! Entre deux signes de croix, agenouillés sur le sable, les Indiens recourent encore de nos jours aux offrandes avant de confier leurs précieuses graines à la Terre Mère. Pour arracher aux cailloux du désert de quoi s’alimenter, le consentement des forces célestes, qui régissent les équilibres de la vie sur terre, reste ici indispensable.

La quinoa est véritablement une plante miracle. Surnommée  » le grain d’or des Incas « , elle peut se passer d’eau tout au long de l’année, supportant aussi sans problème les gelées tardives à très haute altitude. Ses grains sont si riches en protéines que, même privés de viande, les enfants Indiens aymaras gardent la santé. Quant au lama, sa présence dans le désert est à ce point indispensable que José de Acosta, premier missionnaire espagnol à arpenter ces lieux, s’adressa à la couronne en ces termes :  » Il n’existe au royaume du Piru, chose plus riche et plus profitable que le bétail de cette terre, que les nôtres désignent par moutons des Indes, mais que les Indiens appellent dans leur langue  » yama « , un animal de très grande utilité et de moindre coût parmi ceux que l’on connaisse, (…) de telle manière que Dieu les a pourvus de moutons et de mules en un même animal… »

Univers de lumière

A bicyclette, il faut au moins trois jours pour relier Challapata à Salinas, deux bourgades isolées aux confins de la lointaine province de Potosi. De part et d’autre de la piste poussiéreuse, les cultures ont progressivement remplacé les buissons secs. Au passage, les Indiens aymaras affairés à la récolte, se redressent et vous saluent d’un geste de la main. Toute la journée, ils ont arraché les tiges de quinoa. Les gerbes craquent au soleil. Sur le côté, une Indienne procède aux gestes séculaires du vannage.

La région fut longtemps ignorée des programmes touristiques. Les brochures se sont, en effet, longtemps contentées de renseigner et d’envoyer les touristes sur les rives du Titicaca, le grand lac andin, berceau des grandes civilisations du passé. Certes, ce dernier reste incontournable, mais limiter la visite de la Bolivie à ce lac revenait à faire l’impasse sur une des plus belles régions de la cordillère des Andes. Le besoin de découvrir les derniers espaces vierges de la planète a focalisé les regards sur ce coin perdu du monde. Sa grandeur n’a d’égal que sa beauté.

Une chaîne de volcans empêche la Bolivie d’avoir accès à l’océan. Avant de buter contre ces géants, il faut traverser l’une des deux gigantesques mers de sel. Celles-ci n’ont pas leur pareil pour assurer un vrai dépaysement. Stigmates des grands changements climatiques qui ont frappé la région, ces mornes étendues sont les restes sédimentaires des grands lacs et des saumures qui recouvraient l’Altiplano aux temps préhistoriques. Le Salar d’Uyuni comptant 10 000 km², est la plus grande étendue de sel au monde. Perdues au milieu de cette immensité de lumière, deux petites îles hérissées de cactus géants se profilent sur l’horizon. Les kilomètres défilent. Combien de temps faut-il encore avant d’arriver à un lieu habité?

Comme ici on touche le ciel, impossible de se faire une idée exacte de l’espace sur terre. Tous les repères sont faussés. L’air est si pur que les volcans surgissent au loin à plus de 150 km pour s’éclipser ensuite au fur et à mesure que l’on s’en approche. Le sentiment d’infini n’est interrompu au coucher du soleil que par le vol de quelques flamants roses qui traversent ce mirage tridimensionnel où ciel et terre se confondent. Nul ne sait d’où ils viennent, encore moins où ils vont.

Quand il pleut, ce qui arrive au moins une fois par an, l’étendue salée se change alors en un immense miroir. Magie féerique de l’Altiplano… Au loin, les caravanes de lamas qui traversent ces immensités laissent une impression étrange et irréelle. Comme ces animaux de bât sont chargés et que leurs pattes se reflètent en s’allongeant dans ce miroir entre ciel et terre, l’illusion de croire à l’apparition d’une caravane de dromadaires est saisissante.

La route du sel

Chaque année, après le temps des récoltes, les bergers aymaras délaissent leur village. Semi-nomades, ils partent comme leurs ancêtres en direction des profondes vallées situées plus à l’est. Pour se procurer le précieux maïs qu’ils ne peuvent cultiver en altitude, ils emportent de quoi faire du troc. Des pains de sel qu’ils vont se procurer avec leurs lamas sur les bords du Salar. Le voyage vers les vallées de Sucre ou de Tarija dure plusieurs mois. Heureusement, il y a la coca. En mâchant du matin au soir la petite feuille sacrée, la morsure du froid et la fatigue du voyage demeurent supportables. Ici, pas question de tomber malade, la caravane n’attend pas.

Mieux vaut s’adonner aux libations et aux prières pour obtenir la protection des ancêtres. La nuit, les Indiens se couchent emmitouflés à même le sol aux côtés de leurs bêtes. En silence, ils observent le firmament. Ils peuvent y lire leur propre histoire. La silhouette sombre du lama sacré, accompagné de son maître, est inscrite dans la Voie lactée. Son âme ne parcourt-elle pas le Chemin de l’Eternel avant que naisse le jour? Celle des bergers, elle aussi, entre en conversation avec les esprits. Bien avant l’aube, il faut se lever pour attiser les braises. On en profite alors pour interpréter les rêves de la nuit. Puis il faut repartir. De jour en jour, les vivres s’épuisent, mais heureusement, les vallées ne sont plus loin.

Au fond des gorges comme depuis la nuit des temps, les paysans des vallées attendent inquiets l’arrivée toujours aléatoire des caravanes de leurs confrères des hauts plateaux. Des contacts perpétués depuis des dizaines de générations. Aux temps précolombiens déjà, des milliers de caravanes circulaient dans ces montagnes. Les  » apachetas « , bornes faites de tas de pierre millénaires, sont là pour en témoigner. Pour échanger leurs marchandises dans cet univers vertical, les peuples des Andes qui ignoraient l’usage de la roue se sont appuyés sur les épaules du camélidé andin. Pourquoi dès lors l’Etat bolivien a-t-il relégué le lama aux confins du désert? N’a-t-il pas sa place dans le développement de cette contrée oubliée du progrès?  » Quand le dernier lama et le dernier alpaga auront disparu pour rejoindre le monde céleste, les entrailles de la terre s’ouvriront et ce sera la fin de la vie ici-bas, dit une légende aymara. Depuis l’aube des temps, les pasteurs aymaras élèvent et soignent ces animaux comme leurs propres frères, pas seulement dans leur intérêt personnel, mais dans l’intérêt de tous, pour empêcher qu’un jour ne surgisse le cataclysme final… « 

Reportage : Marc Fasol/Planet Pictures

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content