Depuis vingt ans, Michel Gaubert signe les bandes-son des plus grands défilés. Rencontre à Paris, dans sa maison-laboratoire, avec un DJ in-dé-mo-da-ble.

Quand la caravane de la mode fait escale à Milan, Paris, Londres ou New York, il n’est jamais très loin. Pas pour mettre à jour sa shopping list. Mais bien pour broder les bandes-son des défilés les plus courus. Dans le jargon, on parle de sound designer ou d’illustrateur sonore. Homme de l’ombre, Michel Gaubert est pourtant l’une des pièces maîtresses du jeu de séduction des couturiers. Un set mal cousu, un enchaînement boiteux entre deux morceaux, et c’est le bouillon assuré. D’autant qu’avec une dizaine de présentations à ingurgiter quotidiennement, les rédactrices de mode ont très vite les nerfs en pelote.

Pour avoir une chance d’émerger du magma, l’image et le son doivent donc impérativement embraser les neurones et fouetter les tripes.  » Quand ils sont en symbiose totale, c’est gagné « , glisse entre deux volutes de fumée le grand manitou du stylisme sonore. Des paroles qui flottent un moment dans l’air gorgé de soleil avant de venir mourir sur l’épais tapis en coco. Le DJ marque un temps d’arrêt, comme submergé subitement par un souvenir doux-amer. Il regarde sans le voir le chat qui vient mendier une caresse, puis balaie les murs aux tons crème de cette jolie maison posée dans le xiiie arrondissement de Paris. Par les fenêtres, nous parviennent les bribes de conversation de deux moineaux en pleine tractation amoureuse. Une touche champêtre de plus dans ce quartier aéré dont les rues portent des noms de fleur. Pour un peu, on se croirait dans un petit village de Provence. Idéal pour se ressourcer. Mais aussi trouver l’inspiration. A l’étage supérieur, le maître des lieux a d’ailleurs installé son  » laboratoire « . Des Mac robustes et néanmoins racés, des légions de DVD, des régiments de vinyles et des hordes de CD, sans compter les gadgets fashion ramenés du Japon ou des Etats-Unis, se disputent l’espace exigu. Toute la musique et le cinéma du xxe siècle sur 15 m2 !

 » Etre raccord avec le fil rouge du styliste ne veut pas dire caresser le tympan dans le sens du poil, embraie Michel Gaubert, revenu entre-temps sur terre. Bien au contraire. » Pour lui, la surprise – au foot on dirait le contre-pied – se révèle bien souvent la voie royale pour accrocher l’attention, ferrer la curiosité des marathoniens de la sape. A condition, bien sûr, d’éviter les clichés en rafale et les fautes de goût impardonnables.

Un numéro de funambule dans lequel excelle le Français. N’a-t-il pas en son temps  » collé  » du Joy Division sur les défilés de créateurs japonais, histoire de  » plomber l’ambiance « , comme il confesse d’un air amusé ? Et au lendemain du 11 septembre 2001, quand tout le monde lui réclame des airs dégoulinant de nostalgie, que sort-il de son chapeau ? Des cascades de notes joyeuses.

Par goût de la provocation sans doute. Mais aussi parce qu’il s’est rendu compte, en fouinant dans ses archives, que les périodes de crise à travers l’histoire résonnent plus souvent de rythmes enjoués que  » de trucs à faire pleurer « , comme il les appelle. C’est là sa force, il aime surprendre, déboussoler, mais sans verser dans l’arrogance ou l’élitisme vaseux. La prise de risque est calculée. Et l’audace tempérée par des choix judicieux, culturellement balisés, qui réveillent en nous des souvenirs gorgés d’émotions.

Secret de fabrication

Son dernier  » coup  » ? Une chanson grivoise de Colette Renard greffée sur le défilé automne-hiver 06-07 de Rykiel. Le piment des mots aurait pu rendre la sauce indigeste. Sauf que le charme désuet, très  » piafien « , de la mélodie a sensiblement adouci la note épicée… Cela dit, le choc peut aussi surgir du télescopage d’artistes évoluant a priori à des années-lumière les uns des autres, comme Léo Ferré et les rappeurs d’Outkast par exemple. Bref, tout l’art d’accommoder les… pas, qui lui vaut saison après saison les faveurs de Dries Van Noten, Sonia Rykiel, Raf Simons, Yves Saint Laurent, Christian Lacroix et surtout Karl Lagerfeld, pour lequel il met actuellement la dernière main à une compilation pointue, reflet des aspirations mélodiques du directeur de création de Chanel. Au menu : Stravinsky, Devendra Banhart ou encore Lou Reed. Lou Reed dont le mythique  » Transformer  » serait du voyage si Michel Gaubert devait s’exiler sur une île déserte.  » Je le connais par c£ur « , confesse-t-il avec ce sourire triste qui le fait encore plus ressembler au Coluche de  » Tchao Pantin « .

Quelle est sa recette, son secret de fabrication ?  » Ne pas en avoir, répond l’intéressé. Chaque créateur a son univers, son style. Je commence par les écouter puis je tente de construire une histoire autour du thème qu’ils ont choisi. Rien n’est toutefois figé. Je ne suis pas un gourou. Jusqu’au bout, au gré des discussions que j’ai avec eux, on peut apporter des modifications. Il m’est déjà arrivé de tout chambouler deux jours avant un défilé.  » Ses coups de c£ur ? Un défilé pour Chanel en 2000 à l’école d’équitation du bois de Boulogne à Paris et un autre pour Dries Van Noten dans un décor de forêt éclairée à la lueur de milliers d’ampoules.  » Après des moments comme ceux-là, on se demande ce qu’on va encore pouvoir inventer « , rigole-t-il avant de nous emmener un étage plus haut dans la matrice de son univers.

Ces bandes-son taillées sur mesure – et facturées entre 1 500 et 5 000 euros  » pièce  » – trahissent une boulimie musicale chronique. Michel Gaubert avale tout ce qui passe. Quand il ne reçoit pas les albums en  » preview « , il opère une razzia chez ses disquaires fétiches, disséminés aux quatre coins de la planète. Avec à la clé un  » butin  » mensuel oscillant entre 100 et 150 plaques. C’est bien simple, on ne voit plus les murs de la pièce… Une partie de cette récolte finira dans les entrailles de son PC, où somnolent pas loin de 100 000 titres, prêt à être triturés, mixés, accélérés, désossés. De quoi tenir en éveil le petit monde de la mode jusqu’à la fin des temps…

Double face

Une frénésie de sons qui ne date pas d’hier. L’ancien DJ du Palace, boîte mythique de Paris dans les années 1980, est tombé dans la marmite quand il était petit. Enfant des seventies, ses tourments d’adolescent ont très tôt trouvé refuge auprès des ensorceleurs de l’époque : Marc Bolan, star  » rimmelisée  » de la scène rock anglaise, David Bowie ou Brian Eno. Mais aussi et surtout Andy Warhol, dont la démarche esthétique, la façon de sublimer le quotidien, continue de susciter son admiration. On devine déjà une certaine attirance pour le mélange du son et de l’image, très imbriqués chez tous ces artistes.

Quelques voyages aux Etats-Unis dans la foulée achèveront de lui faire tourner la tête 33 fois par minute. Sa route est désormais toute tracée. Elle ne sortira plus du sillon musical. S’il doit ses premiers émois acoustiques au rock, il élargit cependant très vite son spectre. Michel Gaubert est un polygame musical. Ce qui lui valut d’ailleurs quelques démêlés avec ses copains d’alors, regroupés au sein de chapelles musicales aux pratiques sectaires.  » Un genre ne vaut pas mieux qu’un autre, plaide ce franc-tireur des platines. Il y a juste de la musique qui a des couilles et celle qui n’en a pas.  » On peut difficilement être plus clair… Pointer Sisters, Roxy Music, The Temptations, même Ennio Morricone, tout y passe, pourvu que ça vibre et que ça décoiffe.

De ce passé rock’n’roll, il a gardé un sens aigu de l’autodérision mâtiné d’anticonformisme. Un peu poli par l’âge et par la réussite sociale certes, mais toujours bien présent. Avec son joyeux bric-à-brac à haute valeur culturelle, sa maison respire ce mélange détonant de révolte et de créativité. Quant à son look faussement négligé, il témoigne lui aussi de son riche pedigree culturel. Sobriété en apparence (il porte ce jour-là un pantalon noir et un pull noir Martin Margiela), mais travestie par quelques détails piquants, en l’occurrence une bagouze de mafieux et surtout une paire de All Star pointues garnie de lèvres  » stoniennes « .

Lendemains incertains

Reste que l’héritage le plus significatif de cette fréquentation des années glam rock réside sûrement dans sa verve polyphonique, cette façon gourmande de brasser tous les genres musicaux, tous les courants artistiques. Un atout incontestable pour brouiller les pistes de chastes oreilles. Une souplesse qui est le fruit de la fréquentation assidue des platines, d’abord comme disquaire à Champs-Disques, temple des branchés parisiens et des patrons de boîte de nuit à la fin des années 1970, ensuite comme DJ au Palace, puis, à partir du milieu des années 1980, comme  » ambianceur  » des catwalks.  » Je me suis retrouvé dans la mode par hasard, se souvient l’expert du  » copier-coller-mixer « . Quelques copains m’ont demandé de mettre du son pour leur défilé. Ça a plu. J’ai renouvelé l’expérience quelques fois dans la foulée. Mais c’est ma rencontre avec Karl Lagerfeld en 1990 qui a donné un coup d’accélérateur à ma carrière.  »

Michel Gaubert cultiverait-il la nostalgie ? Oui et non.  » Trop de défonce à l’époque, lâche-t-il. Le milieu de la nuit, ça va un temps, mais quand on en devient prisonnier, on tourne en rond, on est comme enfermé dans une bulle. » Du coup, aujourd’hui, il préfère le ronron feutré des clubs arty à la houle dévastatrice des soirées saturées de beats.

En revanche, il regrette un peu la légèreté des années pré-sida.  » Cette crasse a changé beaucoup de choses, observe l’orfèvre des remix. Jusqu’au milieu des années 1980, les gens étaient plus spontanés, ils se posaient moins de questions. Y compris dans la mode, qui était plus flamboyante et plus réceptive à l’humour. Aujourd’hui, c’est devenu très sérieux. Et de plus en plus compétitif. Je pense d’ailleurs qu’on a atteint un point de saturation. Il y a trop de défilés. La manière de présenter la mode va devoir changer. Je ne sais pas encore comment mais c’est une certitude.  »

Pour le reste, rien de vraiment neuf sous le soleil selon le roi Gaubert. Il glousse doucement quand il voit la jeunesse se pavaner devant les nouvelles gloires de la scène rock.  » Il y a des trucs pas mal mais beaucoup de daube, jauge-t-il en fouinant dans la montagne de CD. On a souvent tendance à survaloriser la nouveauté.  » The Arctic Monkeys ?  » Sympa, mais rien de révolutionnaire.  » Pete Doherty ?  » Une énième version du poète maudit. Baudelaire, Van Gogh, Kurt Cobain, Brian Jones ou Jimi Hendrix sont passés avant…  » Et de conclure, une étincelle dans les yeux :  » Tout ce qui sort aujourd’hui fait référence au passé. La nouveauté tient plus dorénavant à la façon d’assembler des morceaux existants. C’est ce qu’on appelle le trafic d’influence.  » Un  » délit  » pour lequel Michel Gaubert fait clairement figure de multirécidiviste. Avec la circonstance aggravante qu’il a dans sa poche aussi bien les mélomanes pointus que les grands couturiers. Qui voient sans doute en lui un as de l’évasion… La rue des Orchidées est toujours aussi paisible quand on la retrouve deux heures plus tard. On s’enivre de son parfum avant de replonger dans le métro. De l’étage s’échappent des flots de basse sourde. Allez, Tchao Pantin.

Laurent Raphaël

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content