Le créateur belge est depuis trois saisons directeur artistique de Theory, marque américaine de moyenne gamme pour laquelle il livre des collections d’une impeccable modernité. Son secret ? Laisser parler ses petites voix intérieures.

S’il ressemble à Jésus, Olivier Theyskens est surtout, depuis peu, le visage du  » middle luxury « , concept dont le pitch est celui-ci : un design créatif, de jolies matières mais des prix franchement raisonnables. Voici trois saisons, ce beau page au teint d’albâtre encadré de baguettes noires soyeuses choisissait en effet de donner un virage tout à fait iconoclaste à sa carrière couture. Après avoir enchanté – et parfois étonné – comme directeur artistique de Rochas (de 2002 à 2006) puis Nina Ricci (2006-2009), il quittait Paris pour New York, et les salons ouatés du VIIIe arrondissement pour une entreprise de mass market : Theory, une griffe lancée en 1997.

Les vêtements Theory sont contemporains mais ni trop pointus ni trop chers afin de toucher l’Amérique moyenne. La griffe est entrée en 2004 dans le giron de Fast Retailing, le groupe japonais propriétaire d’Uniqlo ou Comptoir des Cotonniers. En même temps qu’il a l’£il sur l’ensemble de la marque, le créateur signe Theyskens’Theory, sa ligne dotée d’une touche plus personnelle et plus affûtée. Où l’on retrouve les tocades de ce trentenaire exigeant : des lignes pures, une allure urbaine et néanmoins enchanteresse, un romantisme aux tonalités sombres. En somme, avec TT, on s’offre du Theyskens démocratisé, de la même manière qu’on s’achète désormais du Felipe Oliveira Baptista à prix accessible chez Lacoste.

 » Je ne pense pas être sorti du luxe, assure Theyskens, qui s’appuie désormais sur une équipe de six stylistes et un atelier d’une centaine de personnes, installé en plein c£ur de Meatpacking District à New York. Cette notion m’habite depuis mes débuts mais je ne voulais pas m’emprisonner dans ce privilège. Je suis heureux de dessiner de « vrais » vêtements, qui vont aller à la rencontre de femmes réelles dans la rue, confie-t-il. Cela me convient parfaitement car je n’ai jamais travaillé à partir d’un fantasme ou d’une muse. De plus en plus, quand je dessine, je me dis : « Si j’étais une fille, aurais-je envie de porter cela ? » ou « Au-delà du délire esthétique, est-ce flatteur ? » « 

Un sens du réel assez nouveau pour Theyskens, Belge formé à l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de la Cambre, à Bruxelles, en 1997, à la sortie de laquelle il fit sensation en lançant sa griffe, d’une grâce folle et nourrie de références oniriques. Dès 1998, alors qu’il n’a que 21 ans, Madonna porte aux Oscars une de ses fameuses robes éthérées en satin noir, suivie par d’autres reines du red carpet, Nicole Kidman, Reese Witherspoon. Ses premiers défilés parisiens restent dans les mémoires comme des moments magiques, des cérémonies à la grâce planante, emplie de robes d’héroïnes tourmentées façon épopée XVIIIe, une esthétique qu’empruntera Riccardo Tisci quelques années plus tard chez Givenchy.  » Beaucoup de clichés ont circulé sur moi suite à ces collections assez dark, mélancoliques. On m’a traité de gothique, je ne savais même pas ce qu’était ce courant ! « 

En mars 2009, il est congédié de Nina Ricci par le propriétaire, le groupe Puig, sept mois avant l’expiration de son contrat, prétendument parce que ses collections coûtent trop cher à produire commercialement. Dans l’édition d’avril du Vogue USA, Anna Wintour, l’un de ses plus fervents soutiens, écrit que  » le rôle vital du talent artistique a été dissous dans le climat économique actuel. J’ai été choquée d’apprendre que le contrat de Theyskens ne serait pas renouvelé « . C’est peu après qu’Andrew Rosen, président fondateur de Theory, parfois présenté comme  » le Bernard Arnault de l’alternatif  » depuis ses investissements récents dans Proenza Schouler, lui fait les yeux doux.  » Il y a de brillants créateurs aux États-Unis mais je cherchais quelqu’un avec une sensibilité européenne, pour ne pas dire couture, explique Rosen. J’adore l’idée que quelqu’un comme Olivier veuille faire des vêtements démocratiques. Sa force est qu’il suit d’aussi près le design que le business.  »

UNE NOUVELLE DÉGAINE

La féminité que Theyskens esquisse aujourd’hui chez TT est moins empruntée, plus ambiguë et androgyne. Il y mêle des classiques urbains (vestes, jeans, shorts et tee-shirts), quelques pièces luxueuses (cuir, manteaux en fourrure), et toujours une poignée de robes longues à la gravité trouble.  » La fille theyskénienne n’a jamais été premier degré, trop sexy, trop fatale. Mais avant, j’étais dans une quête de perfection absolue. Maintenant, j’apprécie au contraire une pointe de laisser-aller, quelque chose de plus cool.  » Une nouvelle dégaine immédiatement désirable, un glamour street cousu de pantalons loose et de vestes masculines collant bien à New York, ville où il compte ses plus grandes fans, Anna Wintour, donc, mais aussi Sarah Jessica Parker ou Julia Restoin-Roitfeld.

 » Theyskens traduit en version américaine son style poétique et rock’n’roll, analyse Agnès Barret, fondatrice d’Agent Secret, agence de conseil en luxe. Il réalise avec Theory un produit moderne adapté au marché, très réaliste, portable et abordable, sans pour autant rien renier de son immense talent. Il apporte un coup de frais et de poésie urbaine sur ce qu’on appelle aux États-Unis le « contemporary market », les vêtements destinés aux femmes actives. Il a gagné en maturité, et, fort de ce succès notamment commercial, je le vois bien revenir un jour vers une grande maison de luxe.  » Ayant fait preuve de sa capacité à vendre, Theyskens est lui-même devenu, du même coup, plus bankable sur l’échiquier des créateurs.

LA FORCE DE L’INTUITION

Lui semble plus détaché que jamais du jeu des egos couture.  » Je prends mes distances par rapport à la mode ; je me suis surpris à ne pas aimer quand les gens sont trop modeux. Je déteste les désirs de consommation liés à un affichage social. De nombreuses personnes réfléchissent à trois fois avant d’acheter un vêtement à 500 dollars. Même moi d’ailleurs ! Je n’ai pas oublié qu’il y a encore quelques années, je n’aurais jamais osé entrer dans une boutique de luxe.  » Theyskens a grandi en Belgique au côté d’une mère  » qui était la première à dire qu’elle n’était pas sapée « , et d’un père ingénieur chimiste. Petit, il révèle un talent hors du commun pour le dessin et le sens méticuleux du détail :  » J’ai vite compris, enfant, que je pouvais me faire aimer en donnant mes dessins « , se souvient ce grand admirateur d’Yves Saint Laurent. Il griffonne toujours énormément, des croquis de mode et de voyage, des peintures à l’huile ou des aquarelles esquissées au Chili ou en Asie.

Plus instinctif que cérébral, il dit travailler  » à l’intuition « .  » Je laisse parler mes petites voix intérieures et ne perds pas trop de temps à tergiverser. En règle générale, j’ai assez confiance en moi. Je ne suis jamais nerveux même si je ne suis pas exempt de doutes.  » Seule la vision d’un chat noir peut déclencher, chez ce superstitieux assumé,  » une crise de nerfs « .  » J’ai toujours aimé les contrastes dans les caractères, comme les limites entre bonheur et tristesse. La fragilité émotionnelle m’intéresse. La délicatesse, aussi « , poursuit ce lecteur de Stefan Zweig. L’Antéchrist de la mode ajoute, en pessimiste de toute beauté :  » Melancholia, de Lars von Trier, c’est moi en film.  » On ne lui souhaite pas la même fin.

Carnet d’adresses en page 136.

PAR KATELL POULIQUEN

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