Son premier défilé pour Nina Ricci a réveillé la belle ensommeillée. Pour Weekend, le créateur lève le voile sur la subtile alchimie de sa rencontre avec la maison de mode. Conversation avec un poète moderne.

Le ciel gris qui plombait Bruxelles ce 4 janvier 1977 n’a pas affecté la nature enjouée des bonnes fées, qui se sont montrées généreuses en se penchant ce matin-là sur le berceau d’Olivier Theyskens. Si bien que son parcours dans la mode tient du conte merveilleux, l’ogre et la marâtre exceptés. A même pas 20 ans, et après seulement deux années sur les bancs de La Cambre, cet elfe aux cheveux longs et au visage gracile lance sa propre griffe. La cour des journalistes et photographes tombe immédiatement sous le charme de sa mode épurée et romantique, mettant en avant une féminité exacerbée. Auparavant, il avait déjà séduit la reine de la pop. Après que le franco-belge lui eut fait parvenir un de ses croquis, Madonna avait en effet fait sensation en apparaissant aux Oscars vêtue d’une robe de cuir signée Theyskens.

Installé dans un des fauteuils en osier des  » Deux abeilles « , le douillet salon de thé parisien où nous nous rencontrons, le créateur sourit en évoquant cet épisode déjà lointain.  » J’étais chez moi, je ne regardais même pas la télé. C’est un ami qui, depuis mon salon, s’est mis à hurler :  » Olivier, c’est ta robe !  » Il était complètement hystérique ! Moi, je suis resté très zen…  » Comme une traînée de paillettes lancées par la  » Madone « , la réputation du créateur se répand alors dans l’univers people, de Chloé Sevigny aux Smashing Pumkins en passant, plus récemment, par la très fashion Reese Whiterspoon.  » Ici, on ne mesure pas à quel point c’est une  » big star  » outre-Atlantique. Mais très accessible « , note-t-il en reposant sa citronnade au gingembre frais. De son côté, l’actrice avoue appliquer les conseils du créateur comme autant de formules magiques.

Mais parmi les multiples talents dont les fées ont doté Olivier Theyskens, on retient celui, rare et précieux, de réveiller les princesses plongées dans un profond sommeil. En un seul défilé, il a ainsi remis la vénérable maison Rochas sur le devant de la scène. Depuis que Procter & Gamble, détenteur de la marque, a pris la décision  » purement pragmatique  » d’en fermer la branche prêt-à-porter pour se recentrer sur les parfums, c’est auprès d’une autre grande dame de la mode parisienne que le créateur exerce aujourd’hui ses dons. Comme un hommage à celles qui lui ont tant donné, il a choisi, lors de son premier défilé orchestré pour Nina Ricci, le cadre féerique du jardin des Tuileries. On y a vu, tout droit sorties de Brocéliande, des filles-cygnes en vestes de fourrure immaculée, des femmes-nuages aux longes robes aériennes, des princesses celtes nimbées de toutes les nuances de la brume, avec parfois un éclat de soleil jaune pâle. Tout le mystère Theyskens, toute la magie Ricci.

Weekend Le Vif/L’Express : Cette collection hiver 07-08 pose les jalons de votre histoire à venir avec Nina Ricci. Comment l’avez-vous abordée ?

Olivier Theyskens : Une première collection, c’est toujours très stimulant. Evidemment, la pression joue : on veut être juste pour ne pas aiguiller la collaboration sur une mauvaise voie. Mais dès le départ j’avais une idée précise de ce que je voulais faire. Je me suis axé sur une  » Ricci Girl « , dont je voyais très précisément le profil. Une fille qu’on pourrait retrouver partout, à Paris comme à Tokyo, et qui serait caractérisée à la fois par une certaine nonchalance moderne, une fragilité raffinée, une ambiguïté, aussi, qui se traduit par une extrême féminité, avec un côté androgyne. C’est ce concept de nouvelle identité féminine que j’ai voulu développer pour créer un univers global, une collection qui correspond à de nombreux moments de la vie et pas des vêtements que l’on sort pour une occasion particulière.

Pour appréhender la grande maison, vous êtes-vous plongé dans ses archives ? Comment avez-vous concilié ses codes avec votre créativité ?

J’aime l’idée que Nina Ricci a septante-cinq années de mode ininterrompues derrière elle, qu’elle est une institution, mais que, contrairement à d’autres, elle fonctionne dans la modernité. Ce n’est pas une maison qui fait surgir de son passé une chanson déjà entendue pour la réinterpréter. Pour moi, il n’était pas vraiment question de codes à respecter mais, à l’inverse, d’une grande fraîcheur, qui laisse beaucoup de place à la liberté et à la créativité. J’ai plutôt travaillé selon mon intuition de ce que représente Nina Ricci, une femme fragile et délicate. Ce qui correspond assez bien à ma propre définition de la féminité. Je n’ai donc pas ressenti le besoin, jusqu’à présent, de plonger dans le passé de la marque.

Vous avez pourtant intitulé cette première collection  » L’Air du Temps « , comme le parfum mythique de la griffe…

Oui, j’avais envie de travailler ce thème parce que je trouvais la modernité impalpable que dégage l’effluve très inspirante. Le flacon lui-même, avec ses courbes, son asymétrie, son côté fragile et romantique correspond à la fois à l’idée que le public se fait de la griffe, délicate et évanescente, et à ma vision de la féminité. C’est un parfum qui est né dans l’immédiat après-guerre ( NDLR : en 1948). Il symbolise la lumière et la paix qui surgissent après les années de privation, dans un univers encore gris. En ce sens, il est lourd de contrastes, et c’est sur ceux-ci que j’ai travaillé. Il symbolise l’opposition entre fragilité et dureté, qu’on retrouve dans cette collection hiver 07-08. Au niveau du choix des couleurs, j’ai également exploré ce contexte de l’après-guerre, avec une palette très restreinte où l’on retrouve beaucoup de gris, illuminé de jaune acide et de teintes très pâles.

Vous semblez vous mouvoir entre élégance venue du passé et extrême modernité. Cette oscillation est-elle une de vos lignes de force ?

Quand, dans une de mes silhouettes, on retrouve une allure  » à l’ancienne « , je me place quand même toujours dans une démarche très contemporaine. Mes collections portent en elles une modernité : même si on y trouve une touche rétro, c’est parce que cela fonctionne encore aujourd’hui, parce que c’est toujours juste, que je choisis de l’intégrer à un vêtement. Je ne travaille jamais dans un esprit passéiste. La mode ne vit que par la surprise et par la nouveauté.

Pour votre prochaine collection, à découvrir en octobre, votre démarche a-t-elle été différente que pour  » L’Air du Temps  » ? Comme pour un second roman, les attentes sont très fortes pour un deuxième opus…

Je me suis, au contraire, senti plus libre encore ! Elle m’a permis d’étendre un peu plus l’univers que je veux offrir à cette  » Ricci Girl « . Mon rêve a toujours été de créer un paradis pour les filles, dans lequel elles trouveraient tout ce qui pourrait faire leur bonheur. J’ai hâte d’avoir derrière moi plusieurs collections, pour que cela apparaisse de manière encore plus évidente. J’aime explorer un univers en même temps que je le façonne. On ouvre une voie créative, puis y pénètre. Une collection, c’est un moment de mode plus qu’une histoire qu’on raconte, selon moi.

Le développement des accessoires est aussi une des grandes ambitions de Nina Ricci. Comment vivez-vous ce nouveau défi ?

Il y a de merveilleuses facettes à explorer du point de vue des accessoires. Quand je dis que je veux inventer un  » paradis pour les filles « , ceux-ci en font bien évidemment partie. J’aime le design et je considère les sacs et les chaussures comme de beaux objets. J’en ai toujours dessiné, ils sont indispensables quand on veut développer un univers de mode. Je suis un enfant des années 1980 qui adorait la mode, et, dans ces années-là, elle était particulièrement accessoirisée. Dès que j’ai commencé à dessiner, je me suis donc habitué à développer aussi les accessoires, au même titre que les vêtements. J’avais, alors, tendance à en ajouter des tonnes ! Puis j’ai découvert le plaisir de simplifier tout cela. C’est très épanouissant de pouvoir investir cet aspect-là également.

Pourquoi avez-vous accepté de diriger la création chez Nina Ricci, et avoir refusé, par le passé, d’autres propositions pour des maisons également prestigieuses ?

La mode, c’est une histoire de communion entre une griffe et un créateur. J’ai tout de suite pensé que Nina Ricci était en adéquation avec ma personnalité. Par-dessus tout, c’est la grande liberté d’inspiration que m’offrait cette maison qui m’a séduit. Ici, j’ai l’impression de marcher sur de la neige blanche ! En acceptant de travailler pour une griffe, on est poussé par l’intuition que cela va être inspirant. Or, j’ai tout de suite  » senti  » Ricci. Je pense aussi que cette maison en est à un moment particulier de son existence où elle a la possibilité de montrer sa véritable identité et de la développer : l’occasion était idéale pour moi. Ce n’était pas forcément le cas par le passé, lorsqu’on m’a fait d’autres propositions que j’ai refusées, mais dans ce cas-ci, beaucoup de signes me poussaient à foncer. Et mon intuition s’avère souvent exacte.

Une intuition à laquelle vous laissez aussi beaucoup de place dans le processus de création…

Je me situe beaucoup plus dans une démarche instinctive qu’intellectualisante, c’est vrai. J’ai d’ailleurs tendance à ne pas être systématique dans ma méthode de travail, même si on acquiert forcément certains réflexes. Je crois beaucoup à la magie de l’instant qui pousse à choisir une couleur plutôt qu’une autre, au geste spontané à partir duquel s’esquissera une silhouette. Dès le moment où j’ai le sentiment d’avoir dessiné quelque chose de juste, je commence à en  » débobiner  » le fil, je creuse l’idée et j’explore une piste. Je suis stimulé dès que ce que j’ai posé sur le papier est nouveau à mes yeux. J’ai des images qui me viennent à l’esprit, tantôt globales, tantôt très détaillées. Pour  » L’Air du Temps « , par exemple, je voyais, avant même de commencer à dessiner, ces petites plumes dans les cheveux des mannequins, qui traduisaient une légèreté et une fragilité très Nina Ricci. Un rien peut avoir une importance cruciale dans la logique d’une collection.

Vous avez présenté votre première collection à 20 ans, été sacré meilleur créateur étranger par le Council of Fashion Designers of America et classé parmi les sept plus grands couturiers par le magazine  » Vogue  » à moins de 30 ans. Tout cela vous donne-t-il parfois le vertige ?

J’ai toujours vécu tout ce qui m’arrivait avec beaucoup de sérénité. J’ai très vite eu un regard détaché par rapport à mon parcours dans la mode, je n’ai jamais trouvé cela  » énorme « . Si je devais le qualifier, je dirais que c’est plutôt rigolo, d’en être là aujourd’hui. Ma personnalité fait que je pourrais même envisager de rester pendant dix ans à l’écart de ce milieu sans que cela me fasse peur. De ce point de vue-là, j’ai un côté  » bouddha  » ! Je peux bien sûr être angoissé parce que je me mets la pression dans mon travail mais je finis toujours par prendre les choses avec du recul. Après tout, la mode n’est jamais qu’une histoire de tissus et de couleurs !

Propos recueillis par Delphine Kindermans

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