Née pendant la Fronde, la toile de Jouy finira dans la bourgeoisie. Son histoire est faite d’envolées, de chutes, de passions, d’oublis, de redécouvertes. Après une longue éclipse, la voilà qui revient. En toute candeur.

Christophe Philippe Oberkampf (1738-1815) revient sur le devant de la scène. Déjà, la rue qui porte son nom –  » longue et mince comme un Giacometti « , disait Jean Genet – est devenue l’adresse dans le vent de l’Est parisien. Mais, mieux, la toile de Jouy, mise au point au XVIIIe siècle par ce manufacturier rhénan, fait un énième retour en force. Simple caprice saisonnier? Non.

Pour Patrick Frey, éditeur de tissus, ce retour s’inscrit dans un nouvel engouement pour l’imprimé. Les années 1990 furent celles du minimalisme, du  » luxe absolu du dépouillement  » : sobriété, angle droit, vide… Mais la mode est un éternel mouvement pendulaire : voici revenue l’exubérance de la courbe, du sinueux, du gai, du coloré, du féminin. La toile de Jouy réunit tous ces charmes. Son imagerie, naïve et noble à la fois, est celle des bergeries, des contes de fées, des libertinages… L’heureux temps des Lumières, quand le sérieux n’était pas une valeur. Les plaisirs aristocratiques, mais au prix bourgeois, du travail mécanisé, reproductible à l’infini.  » Beaucoup d’effet pour peu d’argent, note Adeline Lascar de Monpezat, directrice de Bouchara, l’enseigne française faisant référence en matière de tissus et de textiles d’ameublement. Depuis deux ans, la demande est revenue très forte sur les toiles de Jouy, et nous proposons toute une déclinaison de produits finis pour la maison, housse de couette, jeté de lit, draps, coussins. Et du tissu au mètre pour faire des rideaux ou confectionner des robes de chambre et de la layette. Le best-seller reste toujours les petits enfants au bord de l’eau « .

Au milieu du XVIIe siècle, tissus peints et imprimés accostent en France : ce sont les fameuses perses et indiennes. Des toiles bon marché. On en garnit sièges et coiffeuses, on en tapisse les cabinets, on y taille aussi robes de chambre et liseuses. Mais les soyeux lyonnais et les drapiers normands crient à la ruine. Colbert doit sévir. Le décret tombe le 26 octobre 1686 : interdiction d’importer ces toiles exotiques ou d’en produire dans le royaume, et d’en porter. Le fruit défendu est d’autant plus désirable : le goût pour les indiennes tourne au délire? Des dépôts s’installent dans la clandestinité. Les forces de l’ordre interviennent chez les grandes dames qui osent braver la loi. La marquise de Nesle entre dans la résistance. Aux barrières, les  » délinquantes  » en indiennes sont déshabillées par les commis de l’octroi. Tissus d’ameublement, robes, fichus, tabliers sont jetés au bûcher, des fraudeurs envoyés aux galères… Mais toute prohibition finit dans le ridicule. Jusqu’aux ministres qui délibèrent dans des cabinets tapissés de perse… Et cèdent enfin : le 5 septembre 1759, l’interdit est aboli. Un édit royal autorise la libre fabrication de toile imprimée dans le royaume. Oberkampf, en sa manufacture de Jouy-en-Josas, est prêt. Le raffinement de ses motifs, la qualité de ses tissus et la force de ses couleurs, son attention constante pour les progrès scientifiques vont faire son succès et sa fortune. Jean-Jacques Rousseau l’inspire, tant dans ses rapports sociaux avec ses employés que dans sa volonté d’un retour à la nature et à la simplicité. Marie-Antoinette lui rend visite avec ses enfants.

En admirant ses cahiers de coupons, c’est comme si on feuilletait un illustré : tous les plaisirs de l’époque, les faits divers, les idées neuves se trouvent ici représentées en vignettes, en  » sujets « , en  » écrans « . Ces toiles sont des actualités. Plus tard sous l’Empire, ce sont les scènes mythologiques puis les hauts faits d’armes et la gloire qui seront reproduits au rouleau de cuivre. Adieu, les montgolfières, les pastorales, les baisers volés… La révolution a trahi l’idéal de l’industriel rhénan. Les horreurs des guerres napoléoniennes achèveront de détruire son rêve : en 1815, ses ateliers sont pillés par les armées d’occupation.  » Ce spectacle me tue ! » s’écrie Oberkampf. En effet, il en meurt.

Mais son art, son invention ne meurent pas. L’histoire est un éternel retour. Si Balzac, qui a le goût du faste, dénigre  » ces atroces produits de l’industrie cotonnière « , le Second Empire les remet à la mode… Le modern style les ignore. L’Art déco les réinterprète, Matisse et Dufy leur redonnent des couleurs… En 1950, les revoici : la toile de Jouy tapisse aussi bien les chambres d’enfants sages que les auberges pour aventures saganesques dans les films de Vadim… Bon goût? Mauvais goût? Mouvement de balancier… De balançoire. Et si nous préférions, nous, la petite marquise sur son escarpolette au tissu camouflé de la guerre du Golfe sur nos fauteuils Louis XVI?

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Isabelle Forestier

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