Dans leur quête effrénée, les Japonaises, dès 14 ans, sont prêtes à tout sacrifier à leur look. Une chasse au trésor où, entre le vrai et le faux, les logos règnent.

Avis aux déjantés de la fringue, aux cinglés du shopping, aux shootés du portable, aux disjonctés du porte-monnaie, aux libertaires en manque de sensations fortes… arrêtez tout et filez à Tokyo ! Pour vous rincer l’oeil, recharger vos batteries, faire une cure de jouvence. Et, accessoirement, vider votre compte en banque. Car, ici, la culpabilité n’est pas de mise, la consommation est à son paroxysme, la chasse au trésor –  » quelque chose, n’importe quoi, d’unique  » – ouverte tous les jours, dimanche compris. Et la mode, un jeu de rôle qui se joue en bande et dont personne ne se sent victime.

Même les Kogal ( ko, mignonne, gal, onomatopée anglo-japonaise pour girl), ces adolescentes descendues des mangas (BD) au look affolant – bronzage hawaiien, cheveux (ou postiches) blond oxygéné, jupe ras la fesse, seins survoltés, rideaux de faux cils et ongles  » Miami Vice  » – savent virer leur cuti quand vient l’heure de grandir.  » A 19 ans, j’aurai l’air d’une serveuse de bar si je reste comme ça « , avoue l’une d’elles. En attendant, au pays des geishas, des haïkus et des bonsaïs, ces lycéennes en profitent à fond la caisse, en quasi-impunité et en dépit du choc des générations.  » Quand j’avais 13 ans, ma mère était furieuse, mais elle s’est habituée « , témoigne Mäko, 17 ans, sourire dévergondé, fond de teint marron et look cyber, en essayant des bottes furieusement panthère, coordonnées à ses (faux) ongles.  » Les parents ne renient pas leurs filles et, en général, leur apparence ne provoque pas de drame, explique Norha Ladghem, analyste de tendances pour L’Oréal, à Tokyo. La révolte de l’adolescence est une étape respectée au Japon. L’interdire provoquerait des conflits. Et, en réaction, des fugues, juste pour provoquer. Les mères comprennent qu’il s’agit d’un petit moment à passer, d’un amusement. » Et plus encore. Car elles ne lésinent pas pour  » attirer les garçons « , avec lesquels elles fricotent serré dès l’âge de 14 ans.  » La mode c’est fun. Juste pour être plus belle et sexy! Rien de sérieux ! » affirme Reiko Nakane, 21 ans, look à la Bardot des belles années. Et de se déhancher sur ses bottes à plates-formes de 25 centimètres (!) couleur miel, comme sa (fausse?) chevelure. Vendeuse chez Egoist, la boutique qui cartonne au troisième étage du Building 109, le navire amiral de la tribu, dans le quartier chaud de Shibuya, elle est devenue l’égérie des filles Ganguro (au visage  » noir  » symbole de santé et de libération). Et entraîne les 14-18 ans dans son sillage de sirène provocante. A tel point que certaines lycéennes rêvent d’interrompre leurs études pour suivre les traces de  » la vendeuse la plus populaire du Japon  » ou mieux encore, celles d’Ayomi Hamazaki, la pop star de 21 ans en tête du hit-parade. Célèbre depuis ses années de collège, elle est l’autre instigatrice de ce look  » artificiel  » en vogue depuis déjà dix mois, un record pour les supraversatiles kogyarus (littéralement, écolières en uniforme, devenu aujourd’hui un terme désignant le segment de marché des 14-18 ans).

 » En août, nous avons fait 2 millions de dollars de chiffre d’affaires, annonce fièrement Shozo Kita, le directeur du Building 109, en léchant de son oeil baladeur la faune qui s’engouffre dans les escalators, en brigades caquetantes malgré les décibels balancés par les haut-parleurs. C’est le meilleur rapport au mètre carré du Japon! En moyenne, nos clientes dépensent 50 dollars à chaque visite. »

Pour des bouts de pull aux couleurs stridentes à 2 000 yens (environ 930 F), des morceaux de jupe aux carreaux very Burberry, des pantalons à la coupe révélatrice, des blousons en similicuir très Gucci (prix moyen 2 170 F), le tout fabriqué en Corée, foutu à la va-comme-je-t’embrouille et mis en rayon toutes les trois semaines. Un moyen de maintenir la pression. A portée de main encore, des flopées de ceintures, de bottes et de sacs, copies quasi conformes, à trois sous l’exemplaire, des modèles phares de Prada, de Fendi et des autres.  » Le succès spectaculaire d’Egoist réside dans sa faculté d’ignorer les cycles classiques de la mode et de répondre à la sensibilité du moment. Un système qui correspond au style de vie de la génération du bouche-à-oreille et du portable WAP (avec e-mail), l’instrument  » sacré  » du  » network  » (réseau d’amis), dont les kogyarus sont totalement dépendantes « , analyse le sociologue Tetsuo Fukaya.

Reste que, dans leur quête effrénée, les Shibuya girls achètent le  » faux  » (pas cher et éphémère) pour avoir le  » vrai  » : cet accessoire culte, trophée signé Vuitton, Gucci et Céline ( » depuis qu’ils ont mis le logo « , précise Kyoko Oshima rédactrice à « Gap », revue du textile), qui entérine leur look et pour lequel elles sont prêtes à tous les compromis – on parle même de prostitution – afin de l’acquérir. Ainsi, au pays du Soleil-Levant, réputé – et souvent moqué – pour assujettissement aux logos, les lectrices du magazine mensuel « JJ » (diffusé à 600 000 exemplaires), dont le budget vestimentaire, par saison, est en moyenne de 60 000 yens (18 600 F), sont, elles aussi, touchées par le syndrome. Un signe pérenne, transmis de mère en fille. Et pour cause.  » Les Japonais sont les premiers consommateurs de griffes au monde. Et l’écrin est aussi important que le produit, souligne Jean-Marc Loubier, PDG de Céline (40 points de vente au Japon). Jamais leaders dans le changement, ils achètent toujours le produit d’origine. » D’où le phénomène grandissant des boutiques  » vintage « , où se rendent les femmes plus âgées, et sophistiquées, en quête de  » vraies  » pièces  » uniques « .  » Aux amoureuses averties de la mode, nous vendons très bien les vêtements anciens de Pucci, Courrèges, Cardin, Saint Laurent et les sacs Dior ou Gucci, explique Hanae Yoshii, de la boutique A policy of truth, spécialisée dans les vêtements de seconde main de très bonne qualité (vendus entre 12 400 F et 124 000 F). On retrouvera cette même aspiration à se distinguer chez les fans des créateurs japonais, comme Yohji Yamamoto.  » Il n’est jamais inspiré par les tendances, proclame Mme Ogata, directrice de la boutique du couturier depuis vingt-cinq ans. Le style de nos modèles est exceptionnel et nos clientes ne sont pas des « fashion victims ». »

Mais elles ne sont pas légion. Car, si l’on parcourt les rues de Tokyo, rares sont les femmes qui osent aller à contre-courant. Une coutume ancrée dans les traditions :  » La Japonaise se doit de ressembler aux autres, d’avoir la même coiffure, le même maquillage, et de ne pas se faire remarquer « , explique Hanae Yoshii. Infidèles et dépensières – selon Kuoko Oshima, une femme investit entre 80 000 et 100 000 yens par saison dans sa garde-robe, pour un salaire mensuel moyen de 190 000 yens – elles sont la cible privilégiée des fabricants, de cosmétiques inclus, qui leur balancent des nouveaux produits à tour de bras. Et elles s’engouffrent, sans vergogne, dans tous les courants de la mode.  » Les Japonaises ne savent pas comment s’affirmer. La mode est leur moyen d’expression, elles la prennent très au sérieux « , confie une vendeuse de Via Bus Stop. Même si les séances de shopping ressemblent à un jeu de piste où elles partent, sans envie précise, juste pour le plaisir « , selon cette secrétaire qui attend, comme les autres, de pouvoir s’offrir les  » vrais  » modèles des créateurs occidentaux dont les noms font déjà rêver, mais dont les prix sont trop élevés.  » Cette saison, c’est le bourgeois look qui leur plaît « , rapporte M. Hayashi, propriétaire de la chaîne de magasins Trans Continents (16 boutiques au Japon). Jupes étroites qui font  » une jolie silhouette « , ceintures fines, escarpins à petits talons… ces déclinaisons texto des collections hiver 2000 sont dans toutes les vitrines.  » Je voudrais que cette tendance « Pretty Woman » évolue, insiste Manami Tsunoda, directrice de la boutique Lift écru, qui vend Martin Margiela et Jeremy Scott. Très influencées par les magazines, les femmes japonaises se soumettent à leurs diktats. Il faut les aider à être plus d’avant-garde.  »

Ou, du moins, à oser la différence. Comme les petites Shibuya girls, qui, avec leurs manières débridées, pourraient bien bousculer la condition féminine au Japon. Déjà, leurs grandes soeurs mettent à mal les idées reçues. Elles se marient de plus en plus tard (25-30 ans), pas toujours pour longtemps (un divorce toutes les quatre minutes), et n’acceptent plus l’idée de devoir quitter leur job pour entrer dans les rangs de leur belle-famille. Quant aux  » parasites singles  » (célibataires parasites), elles restent autant que possible chez leurs parents pour passer tout leur salaire dans les vêtements et cosmétiques. Et voyagent. Plus souvent que les hommes, et rarement en groupe ! Ainsi, de plus en plus indépendantes, peut-être les Japonaises n’auront-elles, bientôt, plus besoin du système rassurant des codes pour s’affirmer?

De notre envoyée spéciale Colombe Pringle Photos: Keiko Okumura/Image Production: Yosuké Hayashi

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content