Il a conçu le nouveau restaurant (ouverture prévue au printemps prochain) de Bozar, le palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Mais pour l’heure, le grand architecte néerlandais décrypte, en exclusivité, son Transformer, un pavillon éphémère créé à Séoul pour Prada. Et nous dévoile ses nouveaux défis.

Propos recueillis par Marion Vignal

Quand l’intello de l’équerre rencontre l’anticonformiste de la mode, Miuccia Prada, ça donne le Transformer : une plate-forme artistique en perpétuelle reconstruction, capable de changer de forme en même temps que de fonction. Un simple pivotement de la structure suffit à faire de l’endroit une salle de cinéma, un podium de défilé ou un lieu d’exposition. L’ovni de 250 m2 et de 20 mètres de hauteur s’est posé fin avril dernier à Séoul, l’une des villes d’Asie les plus férues d’innovations,et en décollera en septembre prochain pour une autre destination encore inconnue. Entre-temps, le cinéaste Alejandro González Iñárritu y aura présenté sa sélection de films, Miuccia Prada sa collection de jupes…

Avec Rem Koolhaas et ses agences, OMA pour la construction et AMO pour la réflexion (300 collaborateurs, 25 projets simultanés dans le monde pilotés à Rotterdam,mais aussi à New York et à Pékin), l’Italienne a trouvé un complice idéal pour sortir des schémas. Volontiers provocateur, l’architecte ne craint ni le mélange des genres ni la critique. Rencontre avec un agité de l’équerre, insoupçonné fan de mode.

Comment définiriez-vous cette  » machine  » que vous avez imaginée pour Prada ?

C’est ce qu’on appelle un pavillon, soit une structure éphémère, rendue instable. Prada voulait à tout prix pouvoir faire des choses différentes dans un même espace. Or il est assez difficile de rendre un lieu flexible sans tomber dans une architecture ennuyeuse, voire médiocre. Nous avons donc opté pour des propositions extrêmes. Chaque face du Transformer (le rond, le triangle, le rectangle, l’hexagone) sert à l’une des activités du lieu : cinéma, art, défilé… Et le résultat n’est jamais le même.

Pourquoi avoir recouvert la structure d’une  » membrane  » élastique ?

La surface était tellement complexe et angulaire que la seule façon de rassembler toutes les faces du Transformer était d’utiliser un matériau capable d’épouser n’importe quelle forme. C’est le cas de cette paroi élastique, dont l’armée américaine se sert pour recouvrir ses avions dans le désert. Elle nous permet d’obtenir des formes jamais réalisées en architecture. Certains de mes confrères et amis, comme Frank Gehry, font un tel effort pour donner jour à des formes complexes…J’éprouve une certaine satisfaction à montrer qu’on peut y arriver autrement.

Cette architecture s’inscrit-elle dans une réflexion écologique ?

Ce pavillon n’est pas un projet particulièrement écologique, mais il n’est absolument pas polluant. Il s’apparente à une tente et fait donc partie d’un répertoire architectural que nous serons obligés de développer à l’avenir. Il résulte aussi d’une recherche sur une architecture plus légère, plus éphémère, qui s’inspire de thèmes de réflexion des architectes dans les années 1960.

Elle s’inscrit aussi dans un phénomène de mode.

Avant Prada, Chanel avait commandé son MobileArt à l’architecte britannico-irakienne Zaha Hadid, l’une de vos anciennes disciples…

Entre nous, son Mobile Art a été tellement difficile à faire et a coûté tellement cher qu’il s’est arrêté de voyager… Mon Transformer est une façon de penser le problème différemment, de façon plus moderne. Cela fait un moment que j’ai envie de sortir de l’architecture lourde. Il y a deux ans, j’avais déjà réalisé un pavillon similaire à Londres pour la galerie Serpentine. J’ai fait aussi une proposition à Dubaï d’un pavillon temporaire. Car, là-bas, tout est massif et laid.

Vous travaillez aussi bien pour l’industrie du luxe que pour des commandes publiques. Est-ce facile de concilier les deux ?

Cela me vaut beaucoup de critiques. Il y a quinze ans environ, il s’est produit un phénomène mondial qui a touché tous les secteurs: on a vu l’Etat se retirer de tous les investissements et le privé prendre sa place en termes d’initiatives et de mécénat. Cela n’a pas été un phénomène très positif. Cela a remis en question l’intégrité des architectes. On ne pouvait plus nous imaginer munis de bonnes intentions. Prada est un client à part,car cette marque possède un intérêt idéologique.Depuis dix ans que nous travaillons ensemble, nous rassemblons nos efforts pour rendre les choses un peu plus complexes. Depuis trois ans, nous gérons aussi son image via ses catalogues, ses défilés, dont nous assurons le montage et la postproduction. Il s’agit d’une démarche globale fondée sur une envie commune d’innover. Il y a beaucoup de conservatisme dans ce milieu et en même temps un potentiel énorme d’imagination.

Comment est née cette collaboration ?

Miuccia Prada et son mari, Patrizio Bertelli, ont débarqué un jour, presque sans s’annoncer, dans mon agence, à Rotterdam, pour me dire qu’ils en avaient marre de leurs boutiques. Nous avons imaginé ensemble le concept Epicenter, qui consistait à faire d’un lieu commercial un espace public. Dans la boutique de New York, tous les éléments peuvent se retirer et laisser place à autre chose, comme un défilé ou une exposition. Depuis, nous essayons de penser différemment ce que cela veut dire d’être une marque de mode aujourd’hui.

Qu’est-ce qui fait la différence entre Prada et les autres marques ?

Je ne connais pas les autres marques… Je pense que Miuccia Prada, qui a étudié les sciences politiques, réussit à répondre à des intuitions presque politiques avec sa mode. Son génie est d’avoir créé une entité qui lui permet d’être toujours libre dans ses choix. On peut dire la même chose pour notre agence, OMA. Nous ne sommes pas identifiés à un style, à une démarche systématique. C’est peut-être une question générationnelle.

Quelle est votre sensibilité à la mode ? Vous inspire-t-elle ?

La mode m’a toujours intéressé. Depuis que je travaille avec Prada, encore plus. Ce qui m’impressionne, c’est la discipline et l’effort d’imagination constant qu’elle exige – quand on sait qu’une collection nécessite 4 000 prototypes par an, soit dix modèles par jour. Cela veut dire une création et une critique permanente. Avec mon équipe, nous avons beaucoup appris en voyant comment Miuccia Prada et son mari renvoient des modèles sans politesse, mais aussi sans dureté. Leur attitude nous a libérés.

Vous êtes aussi l’architecte de la fondation Prada qui devrait ouvrir ses portes en 2011 à Milan ; quelle en est l’idée majeure ?

Sur le fond, j’ai surtout réussi à convaincre Prada d’intégrer ses archives de mode dans cette fondation. Ce qui est un pas énorme dans l’histoire de l’entreprise, laquelle a toujours tenu à séparer ses activités commerciales de son engagement artistique et de mécène. Physiquement, la fondation s’installera dans un ancien bâtiment industriel auquel s’ajouteront de nouvelles constructions. J’ai voulu travailler sur la relation qu’entretient l’art aujourd’hui avec ces lieux nostalgiques transformés en musée.

Au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, vous vous attaquez aussi à un bâtiment déjà existant…

Depuis six ans, je suis presque autant intéressé par la préservation de villes ou de bâtiments que par la construction. A Saint-Pétersbourg, l’idée est de rendre le lieu plus performant, d’y apporter d’autres stratégies que celles des conservateurs.

N’êtes-vous pas frustré de ne pas construire ?

Au contraire, l’alternance entre des projets pilotés par mon agence de réflexion AMO et des chantiers conduits avec mes équipes d’OMA m’est nécessaire. C’est même extrêmement important. C’est l’occasion d’échapper à la problématique de l’exécution. L’architecture reste très médiévale. C’est une profession vieille de trois mille ans et on le sent vraiment !

Quels sont vos prochains défis ?

Nous venons de remporter le concours pour un centre d’art à Taipei et nous allons très bientôt réaliser un hôtel à Paris en association avec Fred Péneau, l’associé du chef Inaki, du restaurant Chateaubriand. Il souhaite créer un hôtel d’excellence de 45 chambres. Ce projet nous excite beaucoup.

Propos recueillis par Marion Vignal l

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