Le photographe new-yorkais Terry Richardson est un zazou du zoom. Notamment quand il  » shoote  » pour le label Sisley, sour cadette et délurée de Benetton. Portrait d’un apôtre du sexe rigolo mais pas méchant.

(1)  » Too Much « , de Terry Richardson et Sisley, se tiendra jusqu’au 23 novembre prochain au KW, 69, Auguststrasse, à 10117 Berlin.

Internet : www.kw-berlin.de

On pourrait appeler cela  » de l’art et du cochon « . Secouantes, dynamiques, délurées, provocantes, limites choquantes parfois, les images du photographe Terry Richardson ne pêchent jamais par manque d’humour. Encore faut-il savoir rire de (presque) tout. Car derrière son objectif, Richardson (37 ans) a l’habitude d’appeler un chat, un chat (NDLR : dans ce cas-ci, vu l’abondance de clichés dénudés jusqu’à l’aine et au-delà, l’expression se transposerait aisément au féminin). Plus allumé qu’un pétard de feu Bob Marley, Richardson aime les photos au sexy  » appuyé  » û c’est un euphémisme û, les campagnes de pub  » chaudes comme des baraques à frites « , les derrières en délire, les  » mamours mammaires « , l’appel à l’onanisme, le petit éclair orgasmique dans l’£il de ses modèles… Mais aussi, et surtout, le réalisme cru des corps où ne traîne aucun camouflage de poils, cicatrices ou boutons. Lorsqu’il sort, par exemple, sa série  » Nudist 2000 « , il montre des quadras et des quinquas tannés par le soleil en train de siroter un cocktail, exécuter un pas de deux ou suer en salle de fitness… dans le plus simple appareil. A noter que Richardson, n’hésitant pas à mouiller sa  » chemise « , s’était auparavant inscrit dans un camp de naturisme en Floride afin d’étudier  » de près  » ses sujets avant de démarrer sa série de clichés.

Des canons de l’esthétique, cet exhibitionniste jovial û il paie volontiers de sa personne via des autoportraits où le comique décalé, voire le pathétique, le dispute au suggestif û, se fiche comme d’une guigne.  » J’aime les imperfections : même les plus beaux représentants de la race humaine en ont « , souligne cet ennemi de la retouche et des mises en scène léchées. Au fond, le sens du beau de Terry Richardson rejoint une certaine bestialité qui rappelle la puissance érotique des faunes, des bacchantes et des centaures de la mythologie grecque.  » A mes yeux, une photo de mode est réussie quand elle est forte, simple et belle.  » Pour la force, c’est garanti sur facture. Question beauté, c’est vous qui voyez.  » Hola « , la campagne hiver 03-04, par exemple, fait honneur au charme macho, un peu Minotaure un peu El Cordobès, des mannequins paradant, tels des gladiateurs modernes, dans l’arène. Derrière l’image, on peut sentir l’odeur du plaisir û ou serait-ce celle de la peur ? û, face au combat à mener.

Qu’il éc£ure ou qu’il emballe, le style Richardson ne laisse guère indifférent. A commencer par ses collègues photographes ; au lieu de déployer une lourde armada, Terry n’emploie ni support lumineux ni appareillage sophistiqué. Juste des Instamatic û cette habitude serait due à une très forte myopie û, et l’éclairage du moment. Fils d’un célèbre photographe de mode, Bob Richardson, et d’une maman styliste, Terry grandit en pleine période du Flower Power et du tout-est-permis. Cette éducation sans véritables limites, ni points de repère lui vaudra quelques sérieux dérapages à l’adolescence (troubles psychiatriques, problèmes de drogue…). Le jour où sa mère lui offre son premier appareil jetable, le jeune homme, qui voulait d’abord être acteur ou rock-star, a comme un déclic. Il comprend que, par la photo, il pourra se réaliser, retrouver un certain équilibre, en saisissant sur pellicule le monde tel qu’il est, à la manière d’un documentaire dénué d’artifices. De petits boulots d’assistant ès photographie en essais personnels, Richardson commence tout doucement à se ménager une niche bien à lui dans l’univers de la photographie de mode.

En 1995, Terry-le-titilleur réalise une campagne censée mettre en valeur la collection estivale de la créatrice britannique Katharine Hamnett. Résultat ? On y voit davantage de poils pubiens que de vêtement. Et cette manière pas très catholique de procéder lui vaut un succès  » farabuleux « . Les magazines les plus pointus ( » The Face « ,  » i-D « ,  » Vogue « ,  » Harper’s Bazaar « ,  » Mixt(e) « …) se l’arrachent tandis que des labels aussi renommés que Gucci et Yves Saint Laurent lui confient leur image. En 1997, Terry Richardson rencontre Luciano Benetton, boss du méga-groupe éponyme et propriétaire, depuis une bonne vingtaine d’années, d’une marque d’origine française, Sisley. Désireux de donner un sérieux coup de fouet à l’image de Sisley, l’empereur italien du chandail coloré n’est pas du tout froissé par le style sulfureux du photographe américain.  » C’était une rencontre géniale, se remémore Terry Richardson. Non seulement il m’a donné carte blanche pour mon travail mais, en plus, il m’a dit d’aller plus loin encore. Vous rendez-vous compte ? J’avais la liberté totale de procéder comme je l’entendais ! Peu de gens ont cette opportunité dans ma profession. Auparavant, j’avais dû souvent user de l’huile de coude afin d’imposer mes vues artistiques à ceux qui m’employaient. Car une photo de mode sans liberté, c’est un ratage complet. Cette collaboration avec le groupe Benetton (NDLR : la marque s’y connaît en photographes ébouriffants puisqu’elle a confié à Olivero Toscani jusqu’en 2000 la mise en scène de ses fameuses campagnes  » United Colors of Benetton « ) ressemble à un mariage réussi et chaque campagne que je réalise pour Sisley me fait penser à un magnifique nouveau-né.  » Ce drôle de  » papa  » avec ses lunettes de bigleux, sa grosse moustache et ses bras de singe constellés des tatouages va donc muter Sisley en griffe  » Hot Couture « . L’expression est d’ailleurs devenue la devise de la marque boostée, aussi, par une équipe de stylistes et de commerciaux complètement autonomes, chargés de concevoir des collections féminines et masculines inspirées par les dernières tendances et les modes de vie contemporains.

Quelques exemples… L’été 2001 célèbre le retour d’une sensualité vibrante où abondent les décolletés plongeants, les dos et les jambes dénudés ? Chez Sisley, Richardson imagine un Eden rude, où Eve commet le péché de chair non pas avec une pomme mais avec le serpent, l’incarnation de Satan en personne, auquel elle administre une petite gâterie. En hiver 01-02, soit en pleine période bobo (bourgeois-bohème) et hippy chic, Terry Richardson photographie ses modèles le derrière à l’air dans le foin. Tantôt, l’on boit goûlument au pis de la vache, et l’on poutoune un cochon à l’instar de l’héroïne du  » Pornocratès  » du peintre belge Félicien Rops. Tantôt, l’on fait mine de s’empaler avec une fourche (NDLR : encore une allusion diabolique d’ordre subliminal ?) ou l’on se chevauche dans la terre glaise. L’année d’après, le maître mot de l' » ami Riri  » est baroque et glamour décadent ; dans une opulente demeure italienne du xviie siècle, lambrissée et dorée à souhait, des gamin(e)s assez mal élevé(e)s mènent une dolce vita bordélique où l’on envoie très vite son slip ou son caleçon par-dessus les tableaux de maître et les anges en bronze. Bref, une fois encore, un chic barbouillé de trash, flirtant plus vite qu’on ne le pense avec la tendresse, un clin d’£il sans concession aux coutumes d’autrefois et aux m£urs d’aujourd’hui, une (auto)-ironie à la fois rassurante et cruelle.

En janvier 2002, Terry Richardson, avec la collaboration et la complicité de Sisley, présente également, à Florence et dans le cadre du Pitti Immagine, une exposition intitulée  » Too Much – Fuck you Sisley  » où l’on peut voir les photos censurées des diverses campagnes menées pour la griffe susnommée. Les plus interpellantes sont celles où la suggestion supplante l’acte. Les plus belles résultent d’une attitude saisie au vol, d’un baiser sur la bouche ou ailleurs sur le corps, d’un moment de grâce et d’extase un peu privé sur lequel, soudain, se lève un coin de voile. Les plus comiques ou les plus moches ressemblent à des  » snapshots  » prises lors de fiestas estudiantines ou d’enterrements de vie de garçon trop arrosés…  » Too Much « , qui navigue entre émotion intense, humour absurde et provocation à la limite de la schizophrénie, récolte une belle audience.  » Le public a été super, excessivement tolérant « , constate Richardson. A tel point que notre homme remet ça, avec une nouvelle provision d’images inédites-interdites pour Sisley, à voir au KW de Berlin, l’un des plus importants instituts d’Art contemporain en Allemagne (1).

On y verra, entre autres images non-expurgées, les  » off  » de la collection Sisley été 2003, temps caniculaire où les maillots opéraient un grand retour, sur fond de couleurs claquantes et de tenues mini-mini très seventies. Dans ce cadre qui, déjà, colle à la peau, le photographe a emmené ses mannequins en bord de mer, sur l’air du  » J’aime regarder les filles qui marchent sur la plage, leurs poitrines gonflées par le désir de vivre  » de Patrick Coutin. Au menu, étreintes entre les étoiles de mer et les méduses, baisers (des)salés au clair de lune et séances de crac-crac dans les criques. On chuchote que la complicité entre Terry et ses modèles û les plus aimables ambassadeurs des deux sexes n’hésitent pas à se dévêtir et à adopter toutes sortes de postures devant l’objectif û, est étonnante. Et qu’elle résulte soit d’une fascination extrême, tel des tigres pour leur dompteur, des sujets pour le photographe, soit de l’abus collégial de stupéfiants et d’alcool.  » La vérité, même crue, l’authenticité doivent figurer à l’avant-plan de l’£uvre d’un artiste, insiste Terry Richardson, qui n’hésite pas à qualifier son style de  » génial  » et à comparer ses pairs à des dieux grecs (!). A part cela, le dessein de l’art n’est ni de flatter ni de heurter mais d’être de l’art, tout simplement.  »

Sur les épaules de l’apôtre du porno chic soft pleuvent évidemment critiques sévères, railleries, lazzi et quolibets û  » le personnage est un misérable voyeur bavant sans retenue devant la chair nue « , affirment certains.  » Du malentendu naît l’amour « , rétorque l’inébranlable hystrion de la pellicule que l’on a aussi comparé à un lunatique au regard candide soudain possédé par une vague d’esthétique ultratrash. De fait, les catalogues qu’il publie, les pages de pub des magazines ou les affichages sous tout format prennent des allures de collector. Et se conservent religieusement par les nombreux admirateurs d’un artiste sans tabou, qui ne  » chipote  » pas avec la chose et parvient, même si le procédé est définitivement situé sous la ceinture, à rendre les gens d’humeur gaillarde au sein d’une époque qui n’a plus grand-chose de pétillant. Au dire de son équipe qui planche avec lui sur ses nombreuses séances de shooting,  » avec Terry, on va au bout des choses mais on n’arrête pas de se marrer. Y a rien qui coince : cet homme-là est un pur concentré d’énergie positive « .  » Nous devrions vivre uniquement pour le plaisir, plaide Terry Richardson. Or je vois que c’est la médiocrité qui fait tourner le monde aujourd’hui. Mais avec le travail que j’exerce, j’arrive encore à me complaire dans mon époque.  » A bon entendeur…

Marianne Hublet

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