Qu’il filme les 36 heures précédant le dernier défilé de Versace, les petites mains des ateliers Chanel ou les nouveautés fashion, le journaliste-réalisateur-producteur Loïc Prigent cultive, avec distance, sens du détail et humour bien personnel. Zoom sur l’oil de la mode.

Avec sa caméra, Loïc Prigent capte tout. Des instants anodins, mais révélateurs : en période de défilés, Anna Wintour, rédactrice en chef du Vogue américain est accompagnée d’un bodyguard muni d’une lampe de poche, qui la précède dans les escaliers sombres, où elle s’enfuit, tête brushée la première. Des petits moments de grâce : quelques minutes avant le défilé haute couture hiver 2009, les dames d’atelier de Jean Paul Gaultier se coupent en quatre pour coudre à l’arraché des centaines de paillettes et sequins, afin d’allonger une robe. Mais aussi des discussions où transparaissent des enjeux stratégiques et d’ego : au défilé Christian Dior, collection hiver 01-02, Bernard Arnault (à la tête du groupe de luxe LVMH) est en pleine discussion avec Yves Saint Laurent, qui ne dort plus d’avoir été racheté par François Pinault (groupe PPR) et de voir l’Américain Tom Ford dessiner à sa place. Le créateur français le supplie de le  » sortir de cette magouille « , avant de se faire museler par son compagnon Pierre Bergé.

Le Français Loïc Prigent travaille tout à la fois comme journaliste, réalisateur et producteur, même s’il n’aime pas être présenté comme tel –  » je n’ai pas envie d’être figé dans un rôle « . Un fin observateur, qui marie esprit d’à-propos, sens de l’humour, sensibilité, suspense, distance et vulgarisation. Et qui s’est choisi pour vocation de disséquer la sphère fashion, toujours de façon très personnelle.  » La mode présente une dramaturgie extrêmement intéressante. Son intrigue est renouvelée tous les six mois, ses personnages sont très forts. Et elle touche avec légèreté aux questions économiques, idéologiques, esthétiques et culturelles « , constate-t-il, alors qu’il se trouve en pleine post-production de son dernier documentaire.

Officiant de temps à autre pour Libération, Vogue France ou pour l’émission Habillés pour l’été/l’hiver présentée sur Canal + avec Mademoiselle Agnès, Loïc Prigent a par ailleurs monté sa société de production, baptisée Deralf, acronyme de  » Divertissant et révoltant à la fois « , en référence à la dernière ligne d’un article rédigé sur son premier documentaire. Plus qu’un clin d’£il, un mantra. Parmi les films qu’il a réalisés, on retiendra celui consacré aux petites mains des ateliers de Chanel ou celui dévoilant le quotidien de Marc Jacobs, directeur artistique de Louis Vuitton, très difficile à approcher. Mais aussi ses quatre récents reportages, qui montrent les 36 heures précédant un défilé.

Fort du succès de cette série intitulée Le jour d’avant, le Français a réitéré l’opération, en suivant six nouveaux créateurs (lire par ailleurs). Un résultat diffusé à la rentrée sur la chaîne américaine Sundance Channel et probablement aussi bientôt sur Arte.  » Quand nous enregistrons ces épisodes, nous menons une opération coup de poing sur quelques jours, raconte Loïc Prigent. Nous filmons comme s’il s’agissait d’une course sportive. Il faut poser les bonnes questions, capter chaque action. Nous ne réfléchissons jamais à un séquencier préalable, ce qui rend fous nos collaborateurs américains. Seule la réalité dicte le docu. C’est un Polaroid pris sur le vif.  » Au final de ce marathon ? 30 heures de rushs pour chaque documentaire, pour 26 minutes de diffusion…

Malgré un CV de plus en plus éloquent, le Français doit toujours convaincre patiemment chaque maison de se laisser filmer.  » Elles craignent qu’on les mette en scène, que le résultat ne soit pas naturel.  » Et la peur de son ton ironique ?  » Ce n’est jamais bien méchant. Et puis, il faut de l’humour pour travailler dans la mode. Même le plus dictatorial ou sérieux des créateurs a de l’esprit. Même Miuccia Prada est drôle, alors qu’a priori, elle n’est pas conçue pour ! « 

Blasé ? Non !

Quinze ans déjà que Loïc Prigent mêle pragmatisme et rêve, en traînant sa caméra-stylo dans le monde de la mode. Et pourtant, aucune lassitude.  » Être blasé, certainement pas, je m’amuse toujours autant ! J’arrive à me débrouiller pour immortaliser des événements que je n’avais encore jamais vus. Comme le travail extraordinaire de ce chapelier ou de ces ouvrières qui ramènent leurs robes en métro, parce qu’en taxi elles n’arriveraient pas à temps au défilé. J’aime écouter parler les créateurs : leurs termes techniques, leurs envolées lyriques et embardéesà J’admire leur hystérie et leur folie. « 

S’il a été membre du jury du Festival international de mode et de photographie de Hyères (lire aussi en pages 112 à 115), que son ami d’enfance n’est autre que Gildas Loaec, du pointu label de musique et de mode Kitsuné, qu’Emmanuelle Alt, fashion director de Vogue France se plaint de ne pas avoir reçu son bisou-joue matinal et que Victoire de Castellane, la créatrice en joaillerie de Dior, est une copine, le journaliste-etc. se défend pourtant d’être devenu un acteur de la sphère fashion.  » Je me sens spectateur, je reste à ma place. Quand un créateur me demande ce que j’en pense, je ne donne pas mon avis. C’est lui le spécialiste.  »

Mais ce n’est pas parce qu’il se dit observateur de ce milieu, qu’il ne peut pas £uvrer, à sa manière, à la défense de ses lettres de noblesse.  » Quand je vois que le maire de New York se promène avec Anna Wintour lors de certains événements, alors qu’à Paris les politiques ont trop peur d’être vus à côté des gens de la mode, jugés trop frivoles, cela m’agace ! Pareil lorsque l’on me lance  » pourquoi couvres-tu ce domaine ? », avec un air désolé. Ce mépris m’énerve ! Comme le dit Donatella Versace, il suffit de regarder une robe pour savoir dans quel pays et à quelle époque on se trouve, ce qui n’est pas le cas avec un livre ou un film. La mode représente pour chacun un moyen extraordinaire de s’exprimer, une façon de ressentir des émotions. Elle est révélatrice de qui nous sommes et de ce que nous faisons.  » Aucun doute, nulle part ailleurs, la mode n’aura trouvé plus ardent défenseurà

À noter qu’on pourra également découvrir le regard que Loïc Prigent porte sur l’Homme et son vestiaire, dans une expo organisée au Bon Marché Rive Gauche, à Paris. L’Homme, du 28 août au 16 octobre prochain.

Par Catherine Pleeck

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