Le maître du modernisme, dont on célèbre les 50 ans de la disparition cette année, a bâti une seule habitation chez nous : la maison Guiette, à Anvers, propriété de la créatrice Ann Demeulemeester et du photographe Patrick Robyn. Ils nous en offrent une visite, en exclusivité.

La toute première maison construite à l’étranger par Le Corbusier (1887-1965) se trouve à Anvers… mais peu de gens soupçonnent son existence. Datant de 1926, la bâtisse appartient à la créatrice Ann Demeulemeester et à son mari, le photographe Patrick Robyn, qui préfèrent habituellement garder porte close. A l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort du grand architecte, le couple a néanmoins accepté de nous faire découvrir son joyau.

Située sur la Populierenlaan, une artère animée de la métropole flamande, la demeure passerait presque inaperçue, implantée entre une aire de stationnement désaffectée, un minuscule parc et un building à appartements sans charme. Loin de ressembler à la majestueuse villa Savoye, perchée sur pilotis, ou au futuriste pavillon Philips de l’Expo 58, l’immeuble affiche en effet, au premier regard, un caractère plutôt modeste.  » Et pourtant, j’ai été d’emblée conquis quand je l’ai vu « , se souvient Patrick Robyn. C’était au début des années 80, alors que, étudiant, il cherchait des sites en ville pour ses shootings.  » Je suis passé devant et j’ai eu un coup de foudre instantané. Le jeu de lignes au niveau des fenêtres est très ingénieux.  » Le jeune homme frappe alors à la porte et c’est un entrepreneur qui lui ouvre. Celui-ci dirige un chantier dans le coin et se sert de l’endroit comme d’un simple lieu de séjour temporaire.  » Tout était dans un état pitoyable. On le voyait de l’extérieur aux carreaux cassés, rafistolés à la bande adhésive, et au balcon qui avait été condamné.  » La propriétaire est à cette époque Marie Guiette, fille du peintre anversois René Guiette (1893-1976). C’est lui qui, dans les années 20, séduit par le Pavillon de l’Esprit nouveau – un projet avant-gardiste du Corbusier conçu pour l’Exposition internationale des arts décoratifs de Paris, en 1925 – a écrit une lettre au concepteur pour lui commander une habitation d’une douzaine de chambres. Cette missive, Patrick Robyn en a gardé une copie dans ses riches archives. Avec son épouse, le photographe persuade finalement Marie Guiette de leur vendre son bien.  » Il n’a pas fallu beaucoup insister, se souvient celui qui est devenu petit à petit une véritable encyclopédie de l’illustre bâtisseur franco-suisse. Le Corbusier n’était pas encore en vogue comme aujourd’hui.  »

UN RÉEL MANIFESTE

Quand on regarde la maison Guiette, on se rend compte qu’elle répond grosso modo, malgré son caractère plus discret, aux cinq points de l’architecture moderne définis par Le Corbusier. A commencer par les pilotis…  » Ces critères ne formaient pas un dogme qu’il observait toujours scrupuleusement. Mais regardez, le volume plane en quelque sorte. Visuellement, on dirait qu’il se détache du sol « , fait observer Patrick Robyn en pointant du doigt une étroite bande horizontale de fenêtres de cave, au bas de la façade avant. Deuxième standard du maître, le toit-terrasseest lui bien présent, au sommet d’un escalier en acier très étroit. Mais les habitants ne l’utilisent que rarement –  » Il est en mauvais état. C’est une grande dalle en béton dans laquelle des rainures ont été tracées, une méthode ancienne. L’eau de pluie y stagne et provoque des fissures. C’est le dilemme de ce genre de projet : faut-il le restaurer avec les techniques d’origine ou le moderniser ?  » On retrouve également dans ce trésor anversois les fenêtres panoramiques horizontales, chères au concepteur, qui inondent les pièces de lumière ; ainsi que leplan et la façade  » libres « , un terme qui signifie que le dessin n’est pas brimé par de stricts murs porteurs, des piliers faisant office de structure. L’intérieur s’apparente dès lors à un labyrinthe dont chaque recoin réserve une surprise, mais affiche finalement un caractère compact… comme une Citroën. L’ensemble s’inspire en effet du modèle de logement Citrohan, imaginé par Le Corbusier au début des années 20 et qui ferait allusion au volume ramassé de ce véhicule.

DANS LE DÉTAIL

Deux caractéristiques dominent dans ce projet : les formes rectangulaires et la sobriété. Cette dernière est d’ailleurs l’un des thèmes récurrents de l’oeuvre corbuséenne.  » Je n’oublierai jamais la première fois que je suis entré ici, se remémore le maître des lieux. Tout était délabré, l’humidité et la rouille étaient omniprésentes, et pourtant, j’étais soufflé. Quelle splendeur, quel sens de l’espace, quelle maîtrise des proportions ! Dès les premiers pas, on se rend compte du génie de l’endroit.  » Et de pointer pour illustrer son propos un détail d’une des chambres, au premier étage :  » Une entrée étroite et discrète qui en réalité amplifie le sentiment d’espace dans la pièce.  »

En regardant plus attentivement, on perçoit une autre petite merveille : certaines cloisons plâtrées arrondies. Si la maison, vue de l’extérieur, est un rectangle parfait, on ne peut passer à côté de ces rondeurs intérieures. Mais, pour Patrick Robyn, l’élément le plus génial est l’escalier. L’ouvrage, très large et flanqué d’un vaste palier, affiche un air monumental, sans toutefois donner l’impression de prendre beaucoup de place. Un fin percement vitré assure son éclairage tant à l’avant qu’à l’arrière.

NOUVEAU SOUFFLE

Mais vivre dans une oeuvre d’art n’est pas de tout repos. Alors que le couple l’occupe depuis quelques années déjà, la commission de la santé déclare l’ouvrage insalubre pour le bébé qu’ils viennent d’avoir. La famille déménage et choisit Georges Baines (1925-2013), auteur de la rénovation de la salle Henry Le Boeuf de Victor Horta, au Palais des beaux-arts de Bruxelles, pour restaurer l’édifice.  » Cela ne pouvait être que lui. Il était dingue de l’architecte et de ce bâtiment. Nous étions un jeune couple. Je ne dirais pas qu’il a exécuté sa mission presque gratuitement, mais il ne l’a pas fait pour l’argent. C’était le clou de sa carrière, avait-il coutume de dire.  » Le tandem Baines-Robyn s’attachera aux détails. Il recherchera des dessins en perspective et des croquis en couleurs dans les archives françaises de la Fondation Le Corbusier. L’objectif : ne pas toucher à la particularité de ce bien d’exception que Patrick Robyn a également meublé uniquement d’un mobilier pointu signé Cassina, Perriand ou encore Thonet – des noms que Le Corbusier aurait sûrement approuvés. Seuls quelques changements ont été apportés pour renforcer le confort thermique.  » Tout devait être à l’identique « , insiste le photographe, y compris les peintures qu’il fera refaire complètement car les teintes n’étaient pas aussi mates que celles du Corbusier.  » C’était un puriste, plus encore en matière de couleurs « , insiste Patrick Robyn. Son bleu outremer ou sa terre d’ombre sont des tons que l’on ne peut obtenir qu’avec des pigments naturels. Il est impossible de les imiter.  » Le créateur n’a d’ailleurs visité le chantier belge qu’une seule fois et ce fut justement pour choisir cette palette : presque chaque mur est d’une nuance différente.

Dans les années 90, la parcelle voisine de la demeure est mise en vente… Les époux l’achetent, la créatrice demandant à Georges Baines d’y aménager son atelier.

UNE CONSÉCRATION

Aujourd’hui, le couple ne vit plus dans cette propriété, désormais occupée par leur fils Victor et sa compagne.  » Mais je m’y rends encore régulièrement avec plaisir, confie Patrick Robyn. C’est peut-être un cliché, mais cette demeure ne cesse de me surprendre. Le Corbusier l’a construite comme un poème, avec une structure et des lignes. Chaque fois qu’on la regarde, de nouvelles couches viennent s’ajouter.  » La Fondation Le Corbusier veut faire inscrire la bâtisse, et plus largement l’architecte lui-même, au patrimoine mondial de l’Unesco.  » L’institution n’est pas rétive à l’idée, mais elle ne veut pas créer de précédent pour éviter d’être assaillie soudainement de dossiers personnels « , commente Patrick Robyn qui se rend bien compte que sa maison suscite une certaine curiosité. Il a d’ailleurs déjà été question de la transformer en musée.  » Mais alors, plus personne ne l’habiterait, ce serait dommage, non ? « 

PAR VEERLE HELSEN / PHOTOS : CEMAL EMDEN

 » Quelle splendeur, quel sens de l’espace, quelle maîtrise des proportions ! Dès les premiers pas, on se rend compte du génie de l’endroit. « 

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