Il fut un temps où Beringen-Mijn était entièrement placé sous le signe des charbonnages. Travail, école, sport, fêtes, mariages, enterrements… la vie tout entière se passait à l’ombre des terrils et des châssis à molettes. Et le  » puits  » a beau être condamné depuis plus de deux décennies, il continue aujourd’hui encore à hanter le paysage et les esprits. Visite guidée avec un natif du coron.

Avec son riche décor de carrelages peints à la main, lumineuse et sereine, la mosquée de Beringen fait la fierté de la communauté musulmane locale, qui l’a financée intégralement sur fonds propres. Encore déserte à cette heure matinale, elle verra toutefois bientôt affluer la foule pour la prière du vendredi, explique Selahattin Koçak, 43 ans, premier échevin d’origine turque en Flandre, notre guide pour la journée : il est né ici. À travers les grandes fenêtres latérales, on aperçoit les imposants vestiges des charbonnages où nombre de fidèles allaient encore gagner leur pain il y a quelques années… Raison de leur installation dans cette commune limbourgeoise.

UNE ENFANCE DANS LE CORON

Nous pénétrons dans le coron, conçu sur le modèle des cités-jardins britanniques. Les principes d’harmonie, d’uniformité et d’élégance qui ont présidé naguère à sa construction n’ont malheureusement pas résisté à la prolifération de kots et d’annexes en tous genres mais ses rues sont restées jolies, calmes et verdoyantes. Pensé pour faire oublier les désagréments du dur labeur souterrain, ce quartier agréable aux maisonnettes agrémentées d’un potager devait contribuer à conjurer le spectre de la misère sociale et à limiter le risque de rébellion… À l’origine, il n’était desservi que par quatre artères principales reliées entre elles par des ruelles plus modestes, ce qui permettait à la police, voire à l’armée, d’en boucler facilement toutes les issues en cas de soulèvement, détaille notre accompagnateur.

Comme tout le reste de la ville, la structure de la cité ouvrière répond à des principes hiérarchiques stricts. Sur ses pourtours se trouvaient des  » hôtels  » désignés par un simple numéro : c’est là et dans les baraques adjacentes que les travailleurs immigrés étaient logés à leur arrivée, en attendant de se voir attribuer une  » vraie  » maison une fois rejoints par leurs familles.  » Ne vous imaginez pas le grand luxe, poursuit Selahattin Koçak. Dans notre premier logement, la salle de bains se limitait à une bassine sous l’escalier.  » Ce n’est du reste pas un hasard si les habitations les plus pauvres et les hôtels destinés aux nouveaux arrivants se trouvaient en bordure de la cité : on y était aux premières loges pour recevoir la poussière des terrils.

Lorsque qu’il évoque son enfance dans le coron, l’homme a les yeux qui pétillent.  » J’en ai des souvenirs formidables « , confie-t-il tandis que nous longeons la voie ferrée qui traverse la zone de part en part. Lorsque nous retrouvons le petit sentier entre les buissons qu’il empruntait secrètement pour traverser les rails, il ne cache pas son enthousiasme :  » C’est ici que nous grimpions sur les convois chargés de charbon qui partaient en direction du port d’Anvers ou du canal Albert, où nous allions nager… et le soir, il nous suffisait de sauter sur un train qui repartait en sens inverse. C’était le bon temps ! « 

De l’autre côté de la ligne de chemin de fer aujourd’hui désaffectée, la cité semble plus propre, plus cossue : le style architectural et les moutons qui paissent sur les terrils herbeux donnent même à l’endroit un petit air d’Angleterre ! De l’espace, du calme, de jolies places arborées, des aires de jeu pour les enfants…  » Ces dernières années, de plus en plus de familles flamandes viennent s’établir ici, se réjouit Selahattin Koçak. C’est qu’il y fait bon vivre. « 

Nous passons devant une petite baraque où les habitants pouvaient autrefois se procurer gratuitement du lait, qui favorise la formation de mucus et donc l’élimination de la poussière de charbon aspirée avec l’air ambiant. D’autres constructions similaires éparpillées un peu partout dans la cité, et parfois flanquées d’un terrain de sport, abritent aujourd’hui les centres culturels dédiés à diverses nationalités. C’est dans un de ces endroits que Selahattin Koçak venait autrefois danser lors des fêtes de ses voisins polonais et italiens. Ce brassage de nationalités au sein d’un même quartier n’était-il jamais une source de problèmes ?  » Très peu, souligne notre interlocuteur. Notre identité était surtout déterminée par l’appartenance à la cité, beaucoup moins par notre origine. Si mon voisin Franky avait maille à partir avec un Turc d’un autre quartier, je prenais parti pour Franky : l’ « étranger », c’était l’autre ! Et pour le monde extérieur, nous étions tous des « rats des cités » … et fiers de l’être. « 

TRAVAILLER SOUS TERRE, À 16 ANS

Quelques centaines de mètres plus loin se trouvent les charbonnages où les  » rats des cités  » étaient inéluctablement amenés, en grandissant, à descendre dans les tréfonds du sous-sol limbourgeois.  » Je ne veux évidemment pas critiquer les centres PMS tels qu’ils existent aujourd’hui, déclare Selahattin Koçak. Mais à mon époque, on nous faisait comprendre d’emblée qu’il ne fallait pas nous faire d’illusions : vu nos origines, même bardés de diplômes, nous n’avions aucune chance de devenir un jour ingénieurs des mines.  » Et c’est ainsi qu’en 1986, à 16 ans à peine, il a franchi pour la première fois la grande porte de l’exploitation minière pour aller travailler sous terre.  » J’étais terrorisé, se souvient-il. Mettez-vous à ma place : vous vous voyez, vous, petit gars, dans ces gigantesques hangars où régnait un vacarme de tous les diables ? Je me sentais complètement perdu. « 

Heureusement, Selahattin Koçak a eu la chance d’y rencontrer Hans Hofer, surveillant en chef des mines, qui nous rejoint à son tour. Celui qui fut pour l’adolescent un véritable pilier dans la tourmente respire la sérénité et l’autorité, des qualités qui ont certainement dû lui attirer la confiance des ouvriers dans cet environnement écrasant. Et malgré une carrière complète d’un quart de siècle, il n’est jamais parvenu à lâcher  » sa  » mine pour la retraite à laquelle il avait droit : aujourd’hui encore, il travaille au musée aménagé sur le site.

Nous empruntons le trajet que suivaient naguère les deux ouvriers pour gagner l’ascenseur. Les halles immenses n’ont pas changé depuis la fermeture des charbonnages, en 1989, et les mineurs hantent encore la salle des casiers au travers des portraits, vêtements et outils qu’un certain nombre d’entre eux ont pu exposer dans  » leur  » armoire.

Seul le bruit de nos pas trouble aujourd’hui le silence de la salle de douche, dont les interminables rangées de cabines généraient autrefois un vacarme assourdissant.  » À son apogée, la mine employait environ 7 000 ouvriers, qui se relayaient jour et nuit sans interruption, sept jours sur sept « , martèle Hans Hofer. Au pied de l’escalier qui mène à l’ascenseur se tient un mannequin en uniforme, la tête coiffée d’un képi :  » Ça, c’étaient les gardes, la police interne de l’exploitation : il fallait une discipline de fer pour assurer le fonctionnement de toute cette machinerie ! Ils patrouillaient aussi dans les rues des cités pour noter quels châssis avaient besoin d’une touche de peinture, quels enfants faisaient les quatre cents coups… Le dimanche, il arrivait même que le directeur fasse sa tournée en personne, avec sa canne et son petit chien. S’il voyait quelque chose qui lui déplaisait, l’ouvrier en question était sûr de trouver le lendemain à son portemanteau une note détaillant son « infraction ». Pour nous, le grand patron, c’était Dieu le Père !  » Cette surveillance étroite n’allait-elle pas un peu loin ?  » Nous renoncions à une part de liberté en échange d’une certaine sécurité « , nuance Selahattin Koçak.

LA DERNIÈRE DESCENTE

La lampisterie était l’une des dernières étapes avant de s’embarquer dans la cage d’ascenseur. La lampe portable caractéristique, qui faisait également office d’éclairage de secours, était réservée aux seuls contremaîtres ; les mineurs, eux, n’avaient que celle de leur casque. Susceptible de faire la différence entre la vie et la mort, l’éclairage était utilisé avec parcimonie dans la mine.  » Une fois en bas, nous avions souvent encore plusieurs kilomètres à parcourir, serrés comme des sardines dans de minuscules wagons bas, précise Selahattin Koçak. Le temps du trajet, nous coupions tous nos lampes pour économiser l’énergie. Seules les ampoules qui ponctuaient à intervalles de plusieurs mètres le plafond des galeries nous donnaient de temps à autre un peu de lumière. « 

Traversant un nouveau hall monumental sillonné de rails (celui-là même où les wagons remplis de charbon étaient autrefois ramenés à la surface), nous descendons vers la cage. Une épaisse dalle de béton condamne le puits aujourd’hui rempli de débris, de sable et de béton qui s’enfonçait autrefois à près de 850 mètres sous terre. Le reste de l’immense réseau de galeries qui reliait la mine de Beringen à celles de Houthalen et de Zolder est resté intact, tout comme les tonnes de matériel qui y ont été abandonnées.

 » Après la dernière descente dans la mine de Beringen, j’ai encore travaillé quelques années à Zolder, jusqu’à la fermeture « , se souvient Hans Hofer, qui se languit encore – comme tant d’autres – de la mine et du monde si particulier qui a disparu avec elle.  » Là en bas, on se sentait réconforté, ajoute Selahattin Koçak. Les mineurs formaient une communauté incroyablement soudée, telle qu’on ne la rencontre nulle part ailleurs.  » Sa première expérience de ce monde souterrain n’a pourtant pas dû être particulièrement drôle :  » Nous attendions le train de wagons qui devait nous ramener à l’ascenseur lorsque le contremaître m’a renvoyé dans les galeries pour chercher un objet oublié. À mon retour, tout le monde était parti et je me suis retrouvé tout seul, à des centaines de mètres sous terre. Autant vous dire que je me sentais tout petit ! Heureusement, une locomotive qui passait par là m’a pris à bord, et le hasard des aiguillages nous a même permis d’atteindre l’ascenseur avant les autres. Le conducteur m’a mis une lance d’incendie entre les mains… et quand mes compagnons ont ouvert la porte du wagonnet, ils ont reçu la douche de leur vie !  » C’est sur ce baptême bien arrosé que s’est terminée sa première journée dans la mine.  » Retrouver la lumière était un soulagement. À chaque fois, tout au long de ces trois années. « 

Aujourd’hui, les terrils ont tourné le dos à la grisaille de leur passé industriel pour se parer d’un paisible manteau de verdure. Comme une touche d’espoir qui grandit sur les décombres…

PAR JAN HAEVERANS / PHOTOS : LIES WILLAERT

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