Finie l’époque où la mode ne livrait que deux grandes collections par an. Avec le poids croissant de la fast fashion et du commerce en ligne, la voici obligée de se réinventer, à coups de précollections. Tour d’horizon de ces nouveaux enjeux.

Elles arrivent sur les portants ces jours-ci et seront vendues jusqu’au mois de juin prochain environ, sans pour autant passer par la case soldes, en janvier. Elles ? Ce sont les collections croisières. Soit des lignes intermédiaires de vêtements, entre les arrivages  » automne-hiver  » et  » printemps-été « .  » Dans les années 60, elles étaient spécialement dessinées pour une clientèle très aisée, majoritairement américaine, qui avait pour habitude de passer les fêtes de fin d’année et une partie de l’hiver au soleil, que ce soit dans les Caraïbes ou à la Côte d’Azur « , raconte Jean-Jacques Picart, conseiller et consultant auprès de grandes marques de luxe. Aujourd’hui, elles remplissent une autre fonction, capitale pour les boutiques : amener de la nouveauté, et donc faire (re)venir les clients.

Toujours plus nombreuses, ces collections bousculent dorénavant le calendrier de la mode, longtemps régi par deux temps forts, ceux des saisons principales, présentées quelques mois plus tôt sur les podiums de New York, Londres, Milan et Paris. Mais ça, c’était avant. Désormais, la sphère fashion danse sur des tempos plus rapides, joue de plus en plus avec des termes à la signification obscure pour les non-initiés, qui vont de  » cruise « , à  » resort « , en passant par  » pre-fall « . Autant d’anglicismes regroupés sous une nouvelle appellation : les précollections. Ces dernières qualifient toutes ces lignes annexes qui alimentent les magasins avant l’arrivée de la collection principale, dévoilée en grande pompe lors des Fashion Weeks.

Considérées comme épiphénomène il y a une dizaine d’années, ces  » préco « , comme on les nomme, ont bel et bien révolutionné l’industrie du prêt-à-porter. Plus de 230 griffes en proposent ainsi, chaque saison. Cela va des marques prestigieuses – Dior, Giorgio Armani, Ralph Lauren, Gucci, Chloé… – à la nouvelle génération de créateurs – Cédric Charlier, Mary Katrantzou, No.21 ou Damir Doma en tête.

Signe de leur importance croissante, elles font l’objet d’une rubrique propre sur le site www.style.com, considéré comme une référence. Anna Wintour, la puissante directrice du Vogue U.S., a mis sur pied deux mini-Fashion Weeks, organisées en janvier et juin à Manhattan, pour dévoiler ces collections intermédiaires à la presse et aux acheteurs. Et des pointures comme Marc Jacobs, Stella McCartney ou Alber Elbaz s’y rendent, preuve qu’il faut compter sur ces créations, qui sont en outre largement shootées dans les magazines fashion d’outre-Atlantique.

L’HIVER AU SOLEIL

Depuis les premières collections croisières, le concept a bien évolué, ne se contentant plus de proposer des vêtements parfaits pour partir au soleil, mais bien une sélection intemporelle et portable par tout un chacun, que l’on passe l’hiver sous les tropiques, à la montagne… ou dans la grisaille urbaine. A côté de ces pièces cruise, livrées en boutique dès le mois de novembre, est également apparue la pre-fall, sorte de préambule à l’hiver, disponible dès le mois de juin déjà. Soit une valse modeuse à quatre temps.

Le fondement historique de cette cadence accélérée est, une fois encore, à chercher du côté des Etats-Unis, où les soldes ont pour habitude de commencer fin novembre, c’est-à-dire le vendredi qui suit Thanksgiving. Histoire de ne pas présenter de rayons pratiquement vides à leur clientèle, les grands magasins ont demandé aux marques de livrer, dès cette période, leur collection estivale. Pour les satisfaire, il a donc fallu créer ces lignes intermédiaires…

 » L’objectif de ces deux précollections est de réactualiser l’offre des marques et de donner aux clientes le sentiment qu’il y a toujours de la nouveauté « , résume Jean-Jacques Picart. Avec l’essor des enseignes de fast fashion, qui proposent chaque semaine des pièces inédites, et l’e-commerce, qui permet d’assouvir une frénésie d’achat, le consommateur s’est en effet habitué à davantage de renouvellement dans l’offre fashion. Résultat, griffes et boutiques sont bien obligées de repenser leur modèle économique. On parle désormais d’étalement dans les livraisons, de vitrines plus régulièrement achalandées…

Une stratégie qui s’est finalement révélée payante pour les boutiques.  » Ces précollections offrent un avantage de taille au niveau des livraisons, détaille Caroline Kaisin, acheteuse des lignes Femme pour les boutiques belges Francis Ferent. Elles sont disponibles bien plus tôt que les collections principales, qui ne sont généralement fournies qu’en milieu de saison, soit un délai beaucoup trop court que pour assurer les ventes avant les soldes.  » En outre, elles restent beaucoup plus longtemps sur les portants, ce qui est toujours une bonne chose commercialement parlant. Elles se distinguent aussi par des pièces faciles à porter (et, donc, à vendre), qui ne sont pas liées à la météo.  » Enfin, elles permettent de contenter nos clients qui aiment renouveler leur garde-robe dès le début de la saison. Dans notre boutique de Knokke, par exemple, les pièces hivernales s’écoulent très bien, dès le mois de juillet « , poursuit l’acheteuse. Pour ces consommateurs, qu’importe finalement s’il s’agit d’une pièce qui a défilé sur les catwalks ou pas. Seuls comptent le nom sur l’étiquette et l’envie d’acquérir un coup de coeur.

Autant de raisons qui expliquent le succès des préco.  » Aujourd’hui, ces dernières, que l’on pourrait définir comme des entrées de saison, constituent environ 70 % du chiffre d’affaires généré par la plupart des marques de prêt-à-porter « , calcule Jean-Jacques Picart. Un pourcentage qui se confirme du côté des concept stores belges.  » Il y a cinq ans, ces précollections n’atteignaient même pas 30 % de nos commandes, alors qu’on dépasse 60 % aujourd’hui, estime Caroline Kaisin. C’est vraiment devenu un produit permanent.  » Idem du côté de Smets Premium Store Brussels, pour qui ces lignes représentent entre 50 et 70 % des achats.

PRÉCO CHOUCHOUTÉES

Face à cet énorme engouement commercial, griffes de luxe et créateurs ne peuvent rester indifférents et se doivent, dès lors, de mettre les petits plats dans les grands. Chanel présente ainsi ses différentes collections annuelles (dix, au total !) aux quatre coins du monde, de Saint-Tropez à Singapour, en passant par Venise et bientôt Dallas. Même envie d’évasion du côté de Dior, qui a dévoilé sa ligne croisière 2014 à Monaco, sur le port de la Principauté. Du côté de Givenchy, c’est le directeur artistique Riccardo Tisci himself qui supervise la réalisation des lookbooks destinés à sa clientèle, photographiés généralement à New York.

 » Hier, ces précollections se contentaient d’être de bonnes déclinaisons des modèles qui avaient défilé quelques semaines auparavant. Mais elles se doivent aujourd’hui d’être suffisamment créatives que pour être remarquées et achetées, considère Jean-Jacques Picart. Elles ont également besoin d’être promues.  » Et l’expert du luxe de prédire :  » Bientôt, ces collections bénéficieront d’une campagne de publicité spécifique.  »

Un engagement qui se ressent en tout cas au niveau stylistique, avec des préco de plus en plus réfléchies et abouties.  » Il y a vraiment un réel engagement artistique dès la création de la précollection, estime Pascaline Smets, acheteuse pour l’entreprise familiale Smets, qui possède plusieurs concept stores pointus à son actif, en Belgique et au Luxembourg. Tout dépend des maisons évidemment, mais on constate l’apparition d’un parti pris. Un style est revendiqué et présenté à la presse. En aucun cas, ce ne sont des collections anodines. Même si l’on y trouve également une réinterprétation des succès commerciaux des collections précédentes, elles contiennent à chaque fois une dimension nouvelle.  »

AU FOUR ET AU MOULIN

Pour les créateurs, il devient de plus en plus difficile de tout gérer de A à Z. Entre les différentes collections Femme, celles imaginées pour l’Homme et la haute couture, ceux-ci sont sollicités à l’extrême.  » Il est donc irréaliste d’imaginer qu’ils s’investissent à 100 % dans chacune de ces collections, convient Jean-Jacques Picart. Ils donnent les inputs, supervisent les choix déterminants, font les essayages des prototypes, et ce qu’on appelle les attributions de matières et de couleurs, sans oublier d’imaginer les accessoires adéquats. Ils sont donc naturellement secondés par des équipes.  » Chez Tommy Hilfiger, par exemple, on dénombre pas moins de 200 stylistes pour gérer deux collections de défilé, une collection pre-fall, une collection resort, deux collections sportswear et deux collections denim…

Vu l’importance accordée aux préco, les collections  » défilés  » auraient-elles du souci à se faire ? Pas si l’on tient compte du fait que les grands groupes préfèrent jouer sur la complémentarité que sur la concurrence : aux premières, donc, de lancer des pistes, qui seront développées dans les secondes, en cas de succès commercial. Et aux créateurs d’utiliser le show, pendant la Fashion Week, comme vitrine de l’identité globale de leur marque. Un duo gagnant-gagnant, en somme.

PAR CATHERINE PLEECK

 » L’objectif est de réactualiser l’offre des marques et de donner aux clientes le sentiment qu’il y a de la nouveauté.  »

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