Différences criantes de salaire, sexisme ordinaire, sous-représentation devant et derrière la caméra : les femmes du septième art se rebiffent et imposent leur regard sur le monde d’aujourd’hui.

Le constat est hélas sans appel : l’industrie du cinéma reste encore aujourd’hui majoritairement une affaire de mecs, où que l’on se place d’ailleurs dans la chaîne de production et de diffusion des contenus : des gros bonnets des studios qui tiennent bien serrés les cordons de la bourse aux scénaristes qui affadissent les personnages féminins jusqu’à les rendre transparents. Sans oublier les critiques à la lorgnette souvent biaisée quand il s’agit d’évaluer ce qu’ils appellent avec une condescendance bouffie de paternalisme des  » films de femmes « . Faut-il vraiment s’en étonner ? Il n’y a pas de raison, finalement, que le secteur du divertissement ne souffre pas des mêmes problèmes de parité que le reste de la société. Là où le bât blesse malheureusement plus qu’ailleurs, c’est que le machisme ordinaire dénoncé haut et fort depuis quelques années par de nombreuses figures emblématiques percole insidieusement jusque dans le produit final…

A ce titre, l’étude réalisée par le site Polygraph sur quelque 4 000 longs-métrages – principalement américains – sortis ces vingt dernières années et passés à la moulinette du test de Bechdel a de quoi filer le bourdon. Pour rappel, une production passe la barre si elle possède au moins deux personnages féminins ayant ensemble une discussion qui porte sur autre chose… qu’un homme. Les esprits chagrins auront beau jeu de dire que cela ne préjuge en rien de la qualité cinématographique du récipiendaire. Ni même d’ailleurs de son engagement féministe – selon les auteurs de l’enquête, Birdman, Avatar et même Toy Story seraient recalés ! Mais les résultats sont édifiants : 46 % des films écrits exclusivement par des hommes ont échoué, contre 17 % de ceux dont l’équipe des scénaristes comportait au moins une femme, 11 % dès qu’il y en avait deux et 6 % lorsque les hommes étaient absents de la table ! Et l’analyse des autres données ne vaut guère mieux (lire par ailleurs)

Les statistiques ont beau être un brin moins alarmistes en Europe, en France et en Belgique en particulier, la domination masculine reste une réalité que les professionnelles du milieu, et pas qu’elles d’ailleurs – souvenez-vous de la sortie de Gilles Lellouche, écoeuré par l’attitude de ce réalisateur lui proposant de choisir la partenaire avec laquelle il aurait envie de coucher à l’écran qu’il a, du coup, refusé de tourner… -, n’hésitent plus à pointer du doigt.  » Dans le cas du cinéma, il n’est pas seulement question de bonne conduite pro, note Geoffroy Grison, membre actif du réseau Le Deuxième Regard, outil de lobbying visant à bousculer les stéréotypes de genre sur grand écran. Comme dans tout secteur, il est normal qu’une femme gagne autant qu’un homme et ne soit en rien pénalisée dans sa carrière. Mais nous avons en plus une responsabilité morale parce que le cinéma est prescripteur. Il a une fonction sociale, c’est un art populaire qui raconte la vie comme elle est, comme elle devrait être ou comme elle pourrait être. Ce que l’on montre peut changer l’existence des gens. La manière dont on va raconter la relation entre les hommes et les femmes, même dans un film dont ce n’est pas le propos, peut transformer les mentalités.  »

DES QUOTAS NÉCESSAIRES

De l’avis de certaines, cette parité devant et derrière la caméra, qui devrait aller de soi, n’adviendra pourtant que de manière coercitive…  » Le problème ne se réglera que si l’on impose des quotas dans les différentes professions « , affirmait Julie Delpy dans un récent dossier consacré au sexisme au cinéma publié dans le magazine Télérama. Du côté des festivals aussi, médiatiquement très exposés, la question de la représentativité dans les sélections officielles (NDLR : cette année encore, elles ne sont que 3 face à 17 confrères à pouvoir prétendre à la Palme d’Or) fait régulièrement couler son plein d’encre.  » S’il n’y a pas assez de femmes dans le cinéma alors que nous sommes plus de 50 % de la population mondiale, c’est 50 % d’un regard qu’on ne s’accorde pas, 50 % d’une vision que l’on ne s’autorise pas, ce qui perpétue une domination masculine, regrette la productrice belge Diana Elbaum. Je dois bien reconnaître qu’on me propose encore trop peu de projets mettant en scène des rôles féminins forts. Les histoires restent menées par les mecs, on n’ose pas assez se poser la question : « Tiens, que se passerait-il si le personnage principal était une femme plutôt qu’un homme. »  »

Celle qui apparaît aujourd’hui au générique de plus de 56 productions plaide en tout cas pour la mise en place en Belgique francophone d’un  » boost camp  » visant à apporter un coup de pouce aux réalisatrices afin de les aider à faire aboutir plus rapidement leurs idées.  » On a beau diplômer un nombre équivalent de garçons et de filles dans les sections réalisation, le déséquilibre commence à se creuser sur le deuxième film, que le premier ait été un succès ou non, analyse Diana Elbaum. Cela correspond à l’époque où elles vont s’installer dans la vie, faire des enfants, divorcer éventuellement. Elles disparaissent des radars des producteurs et des financiers, perdent leur réseau. Ajoutez à cela qu’elles sont généralement plus perfectionnistes que les confrères qui n’ont pas d’état d’âme à présenter un projet moins abouti et vous comprendrez mieux comment, insidieusement, l’écart se creuse. C’est là, dans ce raccourcissement des délais, qu’il faut mettre en oeuvre des mécanismes pour les aider.  »

En Suède comme au Royaume-Uni, on s’emploie plutôt à la création de  » labels  » comparables à ceux que l’on trouve dans la grande distribution pour identifier les produits issus du commerce équitable… Le Festival de Bath par exemple, suivi par une vingtaine de cinémas indépendants, appose depuis deux ans sur ses affiches un  » F  » signalant que le long-métrage en question a été soit écrit, soit dirigé par une femme ou qu’il met en scène un personnage féminin significatif. A Stockholm, la directrice du cinéma Bio Rio a choisi quant à elle d’attribuer un label  » A  » aux films qui réussissaient le test de Bechdel. Une initiative au départ boudée par les producteurs et réalisateurs… jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que les opus porteurs de ce sigle rencontraient plus de succès au box-office…  » Le danger, c’est de stigmatiser, nuance Geoffroy Grison. Mais toute initiative dans ce domaine me semble bonne à prendre, même si elle fait débat. C’est d’ailleurs bien qu’il soit là tant qu’il ne paralyse pas l’action. Ces mesures d’accompagnement vont pousser le système à changer, les mentalités à évoluer, le milieu à mieux se conduire.  »

 » UN AUTRE REGARD SUR ELLE-MÊME  »

Lassées de ne se voir proposer que des rôles de potiches, les actrices se rebellent également en créant leurs propres sociétés de production. C’est le cas notamment de Juliette Binoche, Jessica Chastain ou Freida Pinto qui, via l’organisation sans but lucratif We do it together, produiront cette année six films de 15 minutes dirigés par des réalisatrices et portés par des comédiennes. Quant à Meryl Streep, elle vient de lancer un labo d’écriture pour les scénaristes féminines de plus de 40 ans. De leur côté, Patricia Arquette, Emma Watson (lire par ailleurs) et Jennifer Lawrence s’insurgent publiquement des inégalités salariales dont elles sont victimes – cette dernière, la mieux payée en 2015 selon le magazine Forbes, n’a gagné l’an dernier que 46 millions d’euros contre 71 millions d’euros pour Robert Downey Jr., lui aussi en tête du classement. Virginie Efira, elle, refuse tout scénario dont le discours lui semblerait laid ou réducteur sur les femmes :  » Que ce soit au cinéma ou dans la vie, je pense que c’est à elles de porter un autre regard sur elles-mêmes et à ne pas se soumettre aux codes imposés par la société « , affirmait-elle d’ailleurs en février dernier lors d’une interview publiée dans Télérama.

Des codes sexués qui, si l’on en croit la réalisatrice belge Rachel Lang, sont déjà pas mal bousculés par la jeune génération de cinéastes qui émerge. Si son premier film, Baden Baden, en salle ce 11 mai, a bien pour personnage principal une héroïne, la question du genre en tant que tel ne s’est jamais posée lors de l’écriture du scénario.  » J’avais envie de traiter du parcours existentiel de quelqu’un qui ne soit ni enfermé dans un genre, ni une catégorie, insiste celle qui, de la même manière, se retrouve à la tête d’une équipe de chefs de postes paritaire sans avoir cherché à tout prix à la rendre mixte. Indépendamment du fait qu’il s’agisse pour le coup d’une femme, tout le monde peut s’identifier à ce qui lui arrive non pas parce que c’est représentatif d’un genre mais plutôt d’un âge, d’une expérience de vie. Son histoire est assez unisexe, elle n’a pas les attributs de la féminité classique, les rencontres qu’elle fait ne sont pas non plus conditionnées par son genre. Ce n’est ni militant, ni révolutionnaire : ça parle des gens d’aujourd’hui.  »

Comme l’expliquait assez justement l’an dernier Salma Hayek à l’occasion du panel Women in Motion organisé par Kering lors du Festival de Cannes, les femmes achètent plus de 50 % des tickets de cinéma et pourtant les patrons des majors ne les perçoivent toujours pas comme une force économique.  » Les films qu’ils nous proposent ne nous intéressent pas, gronde-t-elle. Ils veulent nous cantonner aux chick flicks, aux comédies romantiques. Mais devinez quoi les gars. Nous valons mieux que cela !  » L’avis de Diana Elbaum sur le sujet est tout aussi catégorique.  » Je ne pense pas qu’il y ait des films qui plaisent plus aux femmes qu’aux hommes, ironise-t-elle. Il y en a de bons et de moins bons, c’est tout.  »

PAR ISABELLE WILLOT

 » LES FILMS QU’ILS NOUS PROPOSENT NE NOUS INTÉRESSENT PAS. ILS VEULENT NOUS CANTONNER AUX CHICK FLICKS, AUX COMÉDIES ROMANTIQUES. MAIS DEVINEZ QUOI LES GARS. NOUS VALONS MIEUX QUE CELA !  »

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