En trois ans à peine, Veronique Branquinho est devenue l’une des créatrices les plus  » tendance  » de la planète mode. Gros plan sur une Anversoise discrète, au talent palpable et à la modestie exemplaire.

L’été dernier, l’édition américaine du célèbre magazine « Vogue » réussissait le tour de force de réunir, sur une même photo de groupe, les créateurs de mode les plus talentueux de la nouvelle génération. Outre Hussein Chalayan, Heidi Slimane (Dior Homme), Roberto Menichetti (Burberry) ou encore le tandem hollandais Viktor & Rolf, quatre Belges figuraient parmi la douzaine d’invités prestigieux : Olivier Theyskens, le couple A.F. Vandevorst et, bien sûr, Veronique Branquinho, démontrant ainsi l’extraordinaire réputation de la mode belge de l’autre côté de l’Atlantique.

A 27 ans, l’Anversoise Veronique Branquinho n’en est toujours pas revenue. Diplômée de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers en 1995, elle a en effet connu un parcours fulgurant qui l’a rapidement propulsée dans les hautes sphères de la mode internationale. Ses premiers pas professionnels la conduisent d’abord au sein de quelques marques belges et de la maison Miu Miu (la seconde ligne de Prada) où elle effectue un stage milanais, mais, très vite, la création de sa propre collection la démange. En 1997, elle présente ses premières silhouettes dans une galerie d’art parisienne avant de se lancer, un an plus tard, dans l’aventure de son premier défilé au coeur de la Ville lumière. L’engouement est immédiat, tant du côté de la presse que des acheteurs internationaux. Depuis, le succès ne l’a plus quittée à un point tel que la marque Veronique Branquinho est aujourd’hui disponible dans quelque 80 points de vente avec une forte présence au Japon et aux Etats-Unis. Pour Weekend Le Vif/L’Express, la créatrice de mode a accepté de souffler quelques instants, histoire de faire le point sur cette jeune carrière déjà bien installée.

Weekend Le Vif/L’Express : N’avez-vous pas l’impression que tout a été trop vite dans votre parcours professionnel?

Veronique Branquinho : Cela a été vite, oui, mais pas trop vite. Il y a six mois à peine, je ne réalisais pas encore ce qui m’arrivait. Mais je suis quelqu’un de réaliste et de pondéré. Mon entourage a aussi les pieds sur terre. Je suis très contente quand je vais à Paris ou à New York pour rencontrer des grands créateurs ou des journalistes réputés. C’est extraordinaire. Mais je suis aussi très contente quand je reviens chez moi, à Anvers, en toute simplicité. Je ne parlerais pas de conte de fées parce que cela a un côté trop péjoratif. Bon, il y a un peu de chance en jeu, mais il y a quand même aussi beaucoup de travail. C’est la combinaison des deux qui m’a amenée où je suis aujourd’hui.

Comment expliquez-vous l’intérêt de la presse à votre égard dès votre premier défilé à Paris alors que vous étiez complètement inconnue?

Je n’ai pas vraiment d’explication. Je crois que j’ai d’abord été fidèle à moi-même dans ce que j’ai fait. Quand j’ai débuté, je suis venue avec une collection très douce et très humaine, au moment où les collections des autres créateurs étaient en général très agressives et très violentes. Cela a plu et puis, j’avais une bonne équipe derrière moi. Ce qui est aussi important, c’est que ce n’était pas seulement la presse qui a été séduite mais les acheteurs aussi. Il y avait un bon équilibre. Et il faut avoir les deux parce que la presse sans acheteurs, cela n’a pas d’incidence, et les acheteurs sans la presse, cela ne peut pas durer non plus. Et puis, enfin, la finition des vêtements était et est toujours très importante. Je pense que les acheteurs ont apprécié cela, surtout chez une débutante.

Peut-on parler, à votre sujet et en général, de  » belgian touch « ?

Oui. Certainement. La Belgique a une très bonne réputation, entre autres pour ce souci de la finition. Les acheteurs vous font déjà confiance à partir du moment où vous êtes belge. C’est vrai qu’il y a une tradition qui est très importante. Les Six d’Anvers ont ouvert la voie et, depuis, les Belges sont réputés être sérieux. Quand ils travaillent, ils y vont pour du bon. Ce n’est pas comme les Français qui parlent pendant des heures avant d’agir. Nous, on y va! On fait notre truc, même si on est petit. On a plutôt la réputation d’être modeste et je pense vraiment que nous le sommes.

Je suppose que la dimension  » exotique  » de la Belgique est également importante. Pour les Japonais notamment…

Exactement! C’est peut-être dur à imaginer que la Belgique puisse être exotique, mais c’est le cas ( rires)! Cela dit, la presse veut toujours nous regrouper sous la même étiquette mais nous sommes foncièrement individualistes. Je crois que c’est ce qui caractérise d’abord chaque créateur belge : l’individualisme. Chacun reste véritablement fidèle à lui-même. On ne joue pas avec les tendances. On a chacun sa propre philosophie, son propre concept à travers les saisons, même si Paris ou Milan crée une tendance générale. Et je pense que les acheteurs apprécient cela parce que leurs clients à eux n’ont pas nécessairement envie de changer de style tous les six mois. Si une femme se sent bien dans un pantalon, pourquoi devrait-elle obligatoirement changer? Pour se sentir moins bien?

Pensez-vous qu’il existe toutefois une sensibilité différente en matière de mode selon que l’on se place au nord ou au sud du pays?

Moi, je trouve qu’il y a une différence. Je ne sais pas pourquoi, mais cela m’a déjà frappée quand j’étais à l’Académie d’Anvers et que j’allais voir les défilés de La Cambre à Bruxelles. C’était tout autre chose. Deux états d’esprit différents. Mais c’est très difficile à expliquer. En plus, on tombe vite dans la généralisation…

Si vous deviez définir votre style en trois adjectifs, lesquels choisiriez-vous?

Féminin, ambigu et subtil ( rires).

N’est-il pas paradoxal d’associer les mots féminin et ambigu?

Oui, mais c’est quelque chose qui est présent dans toutes mes collections. Elles sont très paradoxales. Il y a toujours deux côtés opposés qui m’attirent, non seulement dans mon travail, mais dans ma vie privée aussi. La femme est très complexe et elle peut avoir des sentiments très paradoxaux. C’est ce qui la caractérise et j’aime jouer avec cela : le côté dur et fragile à la fois, le masculin et le féminin, le sombre et le lumineux… J’aime bien le côté secret et mystérieux de la femme.

Créez-vous pour une femme idéale?

Non, pas du tout. Je n’ai pas en tête l’image d’une femme idéale lorsque je crée. Chaque collection commence plutôt avec un sentiment que j’ai pu ressentir après avoir lu un livre ou vu un film. Avant cette collection de l’été 2001, j’avais vu un film des années 1970,  » Susperia  » de Dario Argento. J’aimais beaucoup le thème mais pas tellement le visuel. Il s’agit d’un film d’horreur qui se passe dans une école de danse où des sorcières se réunissent. J’ai beaucoup aimé l’idée. Ma collection n’a rien à voir avec le film proprement dit, mais il a été une espèce de déclencheur. J’ai aimé ce paradoxe entre la danse toute en lumière et le côté très sombre des sorcières vêtues de noir. C’est un petit peu cela que j’ai voulu montrer dans ma collection. Encore une fois, la dualité est très importante dans mon travail. Elle se trouve dans chaque femme.

Et les hommes? N’avez-vous jamais songé à leur consacrer une ligne de vêtements?

Pas pour l’instant. Je suis très heureuse dans l’univers de la femme. Bien sûr, cela me semble intéressant, mais je suis plus proche de la femme parce que je la sens. Et puis, je trouve que la mode pour hommes à Paris et à Milan n’est pas dessinée pour les hétérosexuels. C’est une mode très homosexuelle. Enfin, pas celle de Raf Simons ( rires)! Celle de Martin Margiela non plus, mais, en général, la mode masculine s’inscrit dans un fantasme assez homosexuel. Personnellement, j’aurais envie de développer autre chose dans cet univers-là si jamais un jour j’y suis amenée…

Comment vous est venue la passion de la mode? Etait-ce une évidence ou, au contraire, une découverte plutôt progressive?

C’était vraiment une évidence. Déjà en quatrième année primaire, lorsque l’on me demandait ce que j’aimerais faire plus tard, je répondais que je voulais aller à l’Académie d’Anvers. Oui, c’était une évidence. Je ne sais pourquoi mais je voulais faire quelque chose qui était en rapport avec la mode.

Vous avez grandi dans un milieu modeste. Vos parents vous ont-ils soutenue dans cette orientation professionnelle?

Aujourd’hui, ils sont évidemment très contents, mais je me souviens qu’à l’époque ils ne me prenaient pas au sérieux. Ils voyaient plutôt la mode comme un hobby et ils espéraient que je choisisse une profession plus  » respectable « .

Aujourd’hui, que répondez-vous aux personnes qui prétendent que la mode est futile et superficielle?

La mode est très sérieuse, je trouve! Parce que c’est un gros business. Mais pour beaucoup de gens, en effet, cela a un côté un peu glamour, un peu conte de fées, pas très réaliste en fait. Je veux bien comprendre que cela n’est pas important pour tout le monde et je ne veux certainement pas imposer mes idées. Chacun a le droit de penser ce qu’il veut, mais, pour moi, la mode est quand même une manière de voir ce qu’il se passe autour de nous, une forme d’expression qui va très vite, qui change très vite, qui joue avec les tendances et qui est aussi un bon révélateur de notre société à un moment donné.

La mode est-elle un art à vos yeux?

Non. Ce n’est pas un art. Actuellement, on discute beaucoup des liens qui peuvent exister entre l’art et la mode, mais, pour moi, la mode n’est pas de l’art. La mode, c’est de la mode. C’est une forme d’expression qui est vraiment faite pour être portée dans la vie de tous les jours par les gens dans la rue. Ce n’est pas pour les musées.

Et le nouveau musée de la Mode à Anvers?

Oui, mais ça, c’est tout autre chose. C’est une histoire de la mode. Il peut y avoir un musée pour retracer l’histoire de la mode. Mais ce n’est pas de l’art ( rires)! C’est vrai que Serge Gainsbourg a fait un jour la distinction entre les arts majeurs comme la peinture par exemple et les arts mineurs comme la musique. Dans ce cas, oui, on pourrait peut-être dire que la mode est un art mineur. D’ailleurs, il y a beaucoup de comparaisons à faire entre la musique et la mode. La musique a aussi cette force d’expression très rapide. Quand on regarde la musique et la mode d’une certaine époque comme les années 1980, par exemple, il y a une espèce de fusion. Et dans dix ans, quand on se retournera sur l’année 2000, on verra aussi ce genre de fusion entre la mode et la musique.

Pourquoi ne venez-vous jamais saluer l’assistance, comme les autres créateurs, à la fin de vos défilés?

Je ne me sens pas à l’aise dans l’idée de venir saluer les gens. Si je voulais vraiment le faire, j’estime que je devrais apparaître avec l’ensemble de l’équipe qui a travaillé avec moi et non pas toute seule. Le star-system ne m’intéresse pas. Le plus important pour moi, c’est de présenter mon travail. Je ne l’ai pas fait toute seule, donc je ne vais pas rechercher les honneurs pour moi toute seule.

Vous n’aimez pas vraiment le côté show-business de la mode…

Effectivement. C’est un choix. D’autres créateurs aiment beaucoup cela et c’est vrai que le côté glamour fait aussi du bien à la mode. Cela ne me dérange pas mais je ne m’y retrouve pas. Personnellement, je ne suis pas anti-photo, mais je trouve qu’il y a une limite.

Contrairement à la majorité des créateurs de mode, vous contrôlez également toute l’organisation de vos défilés : le choix du lieu, de la musique, de la lumière, des mannequins… Vous n’aimez pas déléguer!

J’ai vraiment envie de montrer ma vision et je pense qu’il faut faire un tout. Le lieu, l’éclairage et la musique sont très importants, comme le choix des mannequins. Personnellement, je choisis les filles pour leur présence et non pas pour leur nom. Le défilé est vraiment le moment ultime dans lequel je peux montrer ma vision des choses. Après cela, c’est fini pour moi. Ma collection va chez mon agent de presse et puis mes vêtements sont réinterprétés. J’aime beaucoup les voir portés en pleine rue par des anonymes. Ma vision n’est exclusive qu’au moment du défilé. Ensuite, elle ne l’est plus. Le plus intéressant, c’est que le vêtement puisse finalement faire partie de la vie de quelqu’un.

Avec le succès, n’avez-vous pas tendance à devenir plus une femme d’affaires qu’une créatrice de mode?

C’est vrai qu’au début on ne pense jamais à cet aspect-là de la profession. On pense uniquement à la collection et puis, toute la paperasse arrive! C’est vrai que cela m’a surpris mais, heureusement, cela m’intéresse! Et j’en suis très contente ( rires). Avant, je voulais tout faire toute seule, mais cela s’est avéré impossible. Le temps passé pour le business réduit le temps de création. Or il faut prendre le temps de se relaxer, de s’amuser, d’aller au cinéma, d’aller voir des expos… Donc, pour cet aspect de mon travail, je délègue volontiers à des personnes de confiance qui font très bien leur travail. Cela dit, aucune grande décision ne sort d’ici sans que le problème ne m’ait été posé.

Si l’on vous proposait demain de travailler comme directrice artistique au sein d’une grande maison de couture parisienne, relèveriez-vous le défi?

Avant, je n’y pensais pas, mais j’ai reçu dernièrement quelques propositions qui allaient dans ce sens. Je tairai les noms parce que, finalement, cela ne s’est pas développé. Pour moi, c’est surtout une question d’harmonie avec cette maison, tant au niveau de la tradition que de l’esprit, qui pourrait m’intéresser. Parce que, à côté de ce que je fais pour ma collection, je sais que je suis capable de faire autre chose dans l’esprit d’une maison de couture. D’ailleurs, cela me plairait aussi de faire de la haute couture, mais je ne le ferais jamais sous mon propre nom. J’ai toujours eu un grand respect pour les grandes maisons : leur histoire, la tradition, la couture… Si je pouvais prendre part à une telle aventure, ce serait extraordinaire.

Quel est, en définitive, le moteur de votre création?

C’est très difficile à expliquer. Pour moi, c’est avant tout une forme d’expression. Comme tous les artistes qui créent quelque chose par le biais de la musique, de la peinture ou du cinéma, c’est avant tout une manière de s’exprimer. C’est pour cela que c’est très dur de le faire avec des mots : ce n’est pas mon véhicule d’expression habituel. Mais la création me donne beaucoup de satisfaction. Je n’ai jamais l’impression que j’en ai assez. Je ne pourrais pas m’en passer. Sauf pour quelques semaines de vacances…

Avec tout ce succès, avez-vous encore le temps de songer à une éventuelle vie de famille?

Oui, certainement. Je veux y croire. Mais il faut trouver du temps pour cela.

Propos recueillis par Frédéric Brébant

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