Dans la campagne aixoise, l’orfèvre Pierre Hugo perpétue le patronyme de l’auteur des Misérables et le savoir-faire de son père François, éditeur de bijoux d’artistes signés Pablo Picasso, Max Ernst ou Jean Cocteau. Avec le concours du galeriste bruxellois Sébastien Janssen, l’atelier Hugo s’ouvre aujourd’hui à l’art contemporain. Saga.

 » C’est un Monsieur « , insiste avec un fort accent phocéen le chauffeur de taxi qui nous emmène aux Milles, bourgade pagnolesque à l’ombre de l’impassible Montagne Sainte-Victoire. Il arrive parfois aux Marseillais de peser leurs propos : dans cette carte postale tout en soleil et bastides d’un autre temps vit effectivement un  » Monsieur  » répondant au nom de Pierre Hugo, 62 ans, orfèvre de profession. À le voir sortir de sa tanière, le pas peinard, dégaine d’épicurien à la poignée de main décontractée comme une après-midi de vacances, l’animal n’a rien du dandy pincé, à l’érudition méprisante, gonflé de l’orgueil déplacé que procure un célèbre patronyme ; monumental s’il en est.

Si le descendant du grand poète national se flatte gentiment de sa lignée dans Les Hugo (1) recueil généreux d’anecdotes de famille, il n’a en revanche pas la bêtise de s’en féliciter. Sa fierté réside ailleurs. Il la tient de son père, François, éditeur de bijoux d’artistes, dont il perpétue le savoir-faire depuis 1975.  » J’ai passé mon enfance à le regarder travailler, raconte Pierre Hugo, entre amusement et admiration. Il me foutait constamment à la porte, mais j’ai tenu bon, j’ai hérité de son amour du travail manuel, de sa joie à résoudre les problèmes techniques, de son goût de l’artisanat.  » Reprenons.

LA GLOIRE DE MON PÈRE

Nous sommes en 1955, François Hugo vient à la rescousse de Picasso. Ce dernier cherche un artisan capable de donner à ses plats de céramique la noblesse de l’argent sans qu’ils accusent la lourdeur de la fonte. Tous deux se sont connus à Paris en 1917, à l’époque du ballet Parade, ils se sont perdus de vue. Entre-temps, François Hugo a tâté toutes sortes de métiers manuels. Ingénieur automobile sur le papier, il nourrit sa fibre créative en concevant des boutons en métal non précieux et en émaux pour les robes haute couture de Coco Chanel, Schiaparelli et Christian Dior. Dans l’entre-deux-guerres, il s’est essayé à l’orfèvrerie religieuse et a tenté une première expérience avec le fauviste André Derain. Quand le maître catalan le sollicite, il a donc affiné sa technique du ciselé-repoussé. Une feuille de métal précieux est posée sur une matrice en bronze dont les motifs se révèlent au fur et à mesure que l’artisan martèle la feuille. Picasso est ravi, une forte amitié va naître. François Hugo s’installe en Provence. À partir de là, dans un esprit de franche camaraderie et d’émulation artistique, l’orfèvre se met à bosser pour le compte de tous ces noms prestigieux qui ont élu le sud de la France comme terrain d’expérimentation, les Jean Arp, Jean Cocteau, Max Ernst… La bastide des Hugo se transforme en auberge espagnole, l’heure est toujours à la fête. Une époque voluptueuse, mythique, à laquelle Pierre Hugo assiste, fasciné :  » Qu’est-ce qu’ils pouvaient déconner ! C’est devenu une bande de vieux copains. Je peux vous dire que ça bringuait dur à l’époque.  » Forcément, ça crée des vocations.

L’APPRENTISSAGE

Nous sommes au début des années 60. Pierre Hugo s’en va à Londres apprendre la dinanderie, l’orfèvrerie, les pierres précieuses. Parallèlement, il suit des cours de dessin au Royal College of Art, dont il est diplômé. Parmi les professeurs : un certain David Hockney. En pleine explosion pop, il y a pire que de se coltiner une des figures du mouvement… On est à fond dans le Swinging London, l’arrière-arrière-petit-fils de Victor porte les cheveux longs, drague forcément beaucoup, écoute les Stones, s’habille sur Carnaby Street.  » Mes plus belles années « , dit-il. Suivies des pires : la boule à zéro, les drapeaux, deux ans en Allemagne sous l’ordre du général Massu. À sa démobilisation, il pense enfin reprendre le chemin de la Provence, découvrir ce que signifie la phrase de Jacques Maritain que son père a gravée à l’entrée de son antre :  » L’ennui de vivre et de travailler s’arrête à la porte de tout atelier.  » Mais non. Le paternel le fait lanterner :  » Fais le con, bosse un peu à Paris.  » Après un an d’immobilier, ça suffit. Il envoie un télégramme à Aix. Réponse :  » Ai place de jardinier. Tu peux venir.  » Cette éducation au désir, Pierre Hugo va la savourer pendant six ans. Six ans à apprendre par essai-erreur, à la Socrate :  » Mon père attendait toujours que je me trompe pour que je trouve la solution en moi. Il fallait que je sois vraiment devant le mur avant qu’il daigne me donner un indice. Quand je calais, il déposait subrepticement un outil, en murmurant, « essaie plutôt avec ça ». On savourait les défis à relever, ça l’amusait beaucoup. On en discutait tous les jours, à 19 heures, avec un whisky. On résolvait le problème, on buvait des coups et ma mère nous engueulait. « 

LA MAIN EN HÉRITAGE

Nous sommes en 1975, Pierre Hugo a pris de la bouteille. Il construit son propre atelier, met franchement la main à la pâte, et se charge avec sa mère de valoriser les éditions Hugo à l’international –  » mon père n’en avait rien à faire du commerce « . Les expositions s’enchaînent, de Los Angeles à Amsterdam, de Paris à Tokyo. Au fur et à mesure, les éditions – limitées en exemplaires sur décision des artistes (8 pour les sculptures portables, de Max Ernst, 20 pour les plats de Picasso, 50 pour les bijoux de Cocteau) – s’épuisent. Dans les années 80, Pierre Hugo sollicite de nouveaux artistes, le nouveau réaliste Arman, le Cobra Corneille. Aujourd’hui presque tout ce trésor est édité.  » Je suis en train de terminer les séries et je garde quelques exemplaires à travailler dans mes vieux jours pour léguer à mes cinq enfants « . Game over ?  » Je suis un peu d’arrière-garde, maintenant, avoue Pierre Hugo, qui partage son temps entre le martelage, le courtage de tableaux, et sa cuisine de pro où il tient académie culinaire tous les deux mois. Je pensais prendre tout doucement ma retraite. Mais des emmerdeurs comme Sébastien Janssen parviennent encore à me faire bosser « , balance-t-il tendrement.

LA RELÈVE

Nous sommes en 2010. Dans sa vitrine Sorry We’re Closed, le galeriste bruxellois Sébastien Janssen expose parmi les dernières pièces disponibles sorties des ateliers d’Aix-en-Provence. Il y a du Derain, du Picasso, du Ernst. La vente remporte un très joli succès.  » En prenant le temps de discuter avec Pierre, je me suis rendu compte qu’il avait perdu contact avec l’art contemporain, éclaire le galeriste. J’ai donc eu l’idée de le sortir de cet isolement et de lui proposer une série de nouveaux noms, du même niveau que la liste de rêve que son père avait réussi à réunir. « 

Beau défi. À l’heure qu’il est, le peintre et sculpteur américain George Condo favori de l’intelligentsia côte est et de… Kanye West, dont le dernier album affiche une toile de l’artiste en guise de cover a déjà dit oui. De même que le très polymorphe et très coté créateur Suisse Ugo Rondinone. Sébastien Janssen se donne deux ans pour convaincre trois autres pointures de l’art actuel pour remettre en pleine action les ateliers Hugo. Une manière de maintenir le mythe vivant, sans sombrer dans la nostalgie d’un âge doré. Une excellente nouvelle pour Théodore Hugo, 10 ans. Tous les samedis, le cadet des cinq enfants de Pierre apprend à son tour que  » l’ennui de vivre et de travailler s’arrête à la porte de tout atelier « .

(1) Les Hugo, Le Rocher, 228 pages.

Carnet d’adresses en page 128.

PAR BAUDOUIN GALLER

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