Sur la planète fashion, Vivienne Westwood est une extraterrestre respectée. Indépendante, excentrique, elle fait toutefois l’unanimité. Rencontre exclusive à Milan avec une institution vivante de la mode.

A 61 ans, Vivienne Westwood n’a rien d’une mamie gâteau. Sa lucidité, sa modernité, son impertinence et son génie en éternel mouvement la placent toujours au firmament des stars incontestées de la mode. Mais  » Queen Viv  » (la Reine Viv) – comme certains la baptisent affectueusement – s’en moque éperdument. Passionnée de technique et de lecture, elle dédie sa vie à l’élévation de soi, loin des strass et des paillettes qui en éblouissent plus d’un.

Ex-fondatrice du mouvement punk avec son compagnon de l’époque Malcom McLaren à la fin des années 1970, Madame Westwood a sans doute donné l’illusion de s’être peu à peu assagie en entrant dans le rang des défilés et des institutions de la mode. Certes, son empire s’est agrandi et la respectable Anglaise compte désormais de nombreux points de vente en Europe, au Japon et aux Etats-Unis, mais sa renommée internationale n’a en rien entamé son  » capital excentricité « . En exclusivité pour Weekend Le Vif/L’Express, elle démontre, une fois de plus, qu’elle fait partie des grandes, dans tous les sens du terme.

Weekend Le Vif/L’Express : La date du 11 septembre 2001 a secoué, entre autres, le monde de la mode. Comment avez-vous ressenti ce bouleversement en tant que femme, d’une part, et, d’autre part, en tant que créatrice de mode?

Vivienne Westwood : La mode est une activité qui rehausse le plaisir de la vie au quotidien. C’est comme le fait de manger. Cela en vaut vraiment la peine. Mais, personnellement, je trouve pathétique d’essayer de faire correspondre la mode à l’actualité internationale. Surtout lorsque l’on essaie de faire quelque chose de complètement stupide. Que fallait-il faire après le 11 septembre? Dessiner des tee-shirts avec le sigle de la paix? C’est ridicule! On ne peut pas faire ça! Le monde doit continuer à tourner. En ce qui me concerne, la collection printemps-été 2002, qui a été présentée après le 11 septembre, était justement très féerique. Mais je travaillais déjà sur ce thème avant les attentats. Il s’agissait d’une atmosphère de monde idéal avec des petites nymphes et des déesses sorties du bois. Quelque chose de très grec aussi. Les gens ont aimé le défilé en disant :  » Voilà ce dont on a besoin.  » Parce que tout le monde sait que l’humanité a besoin de beauté. Bien sûr, le monde est en train de changer. ( Silence.) Mon espoir serait tout de même que les Etats-Unis ne soient plus aussi arrogants. Mais je ne pense pas que ce soit vraiment le cas…

Le monde de la mode a également été secoué récemment par la retraite inattendue de Yves Saint Laurent. Avez-vous déjà pensé, vous aussi, à quitter les podiums plus tôt que prévu?

Yves Saint Laurent est un réel géant. Je pense qu’il a eu plus de succès que moi dans le sens commercial du terme. Il avait une réelle place sur le marché. Moi, je suis un cas particulier dans le monde de la mode. Je n’ai jamais fait partie d’une machine à fric ou d’une machine à pub. Je n’ai jamais eu ce genre d’aide. Je suis partie de rien et j’ai réussi à monter ma propre affaire. Et je sais que j’ai plus de prestige que n’importe qui car les gens savent que je fais des choses très personnelles. Vous savez, je n’ai jamais voulu faire de la mode. Ce n’était pas mon désir premier. J’y suis arrivée par hasard parce que mon petit ami de l’époque, Malcom McLaren, voulait en faire. Et comme j’avais cette faculté, j’ai commencé et j’ai appris seule à me développer. J’ai toujours été très manuelle. A 5 ans, j’aurais été capable de faire une paire de chaussures avec les mains. Etant autodidacte, la carrière que j’ai menée a toujours eu ce lien avec la technique. Quand j’ai commencé, j’ai acheté des vêtements aux puces et je les ai décousus pour voir comment ils étaient assemblés. J’ai appris comme cela. En redécouvrant le vêtement, son passé, comment il était fait à telle ou telle époque. Parce qu’on ne peut pas abattre la tradition. Le faire reviendrait à jeter le bébé avec l’eau du bain. On en arrive alors au minimalisme…

Mais vous n’avez pas vraiment répondu à la question! Vous arrive-t-il de songer à la retraite ou pas?

Ce que je voulais dire, c’est qu’une grande partie de ma vie a été consacrée à la mode sans que je le veuille vraiment. Et lorsque je fais le bilan de cette vie, je trouve que, finalement, ce que j’ai fait est très important. Il y a aussi le fait que plus vous travaillez techniquement, plus vous avez d’idées. Donc, il est certain que j’aurai encore des idées de création aussi longtemps que je continuerai à vivre. Parce que j’utilise mon potentiel et je suis chanceuse de pouvoir le faire. Peu de gens ont cette opportunité d’exploiter réellement ce qu’ils ont en eux de spécial, de différent ou d’original. Moi, j’ai cette chance, alors je le fais. Honnêtement, c’est l’aspect technique qui fait fonctionner mon business. J’en ai besoin. C’est ce qui me fait avancer. Je sens comme une espèce de récompense, une espèce de satisfaction à créer quelque chose. Donc, pour répondre complètement à votre question, je dirais que j’accepterais l’idée de la retraite uniquement pour me consacrer à quelque de chose de tout à fait différent. Je suis très intéressée par la lecture et la réflexion, mais ma grande ambition serait de travailler dans un théâtre. Je ne parle pas de l’image d’un théâtre qui est, bien sûr, très importante, mais plutôt du contenu. Il y a tellement de choses que j’ai lues qui pourraient être mises en scène et qui révolutionneraient le théâtre. Selon moi, c’est le meilleur véhicule pour les idées. Peut-être ne le ferai-je jamais. Peut-être continuerai-je la mode. Je ne sais pas. J’aimerais poursuivre mais j’aimerais aussi faire autre chose.

Peut-on encore véritablement bouleverser la mode?

Je dirais que oui. Certainement! Parce que, en ce qui me concerne, je vois des évolutions, à la fin de mon travail, que je ne voyais pas avant et qui n’existaient pas. La mode est la chose la plus changeante qui soit. C’est la définition même de la mode : elle doit sans cesse changer. Autrement, vous n’êtes pas dans la mode. Vous savez, j’aimerais être paresseuse et travailler sur la base de développements en prenant des pièces de collections précédentes pour les réinterpréter, ou alors en prenant une silhouette chez l’homme pour la transférer chez la femme et inversement. Mais je n’aime pas faire cela. Je préfère toujours aller ailleurs. Et cela vient sans doute de la vraie nature du travail technique : toujours avoir l’envie d’explorer de nouvelles manières de couper.

Qu’est-ce qui vous manque le plus aujourd’hui dans ce métier?

Avoir plus de temps pour moi. Plus vous avez du temps pour vous, mieux c’est. Ce que j’aimerais aussi, c’est d’être moins stupide. D’ailleurs, quand je mourrai, j’espère que je serai moins stupide que je ne le suis aujourd’hui. Vous savez, c’est terriblement important pour moi de savoir ce que je pense. On ne peut penser que lorsque l’on se retrouve seul. Et moi, je suis souvent seule…

Vous voulez dire que vous vous sentez seule?

Non! Je veux dire que j’aime être seule. C’est mon luxe. J’ai besoin d’avoir cela à moi. Avec mon mari ( NDLR : Andreas Kronthaler, de 25 ans son cadet), nous sommes souvent ensemble, nous travaillons ensemble et nous nous entendons vraiment bien. Mais nous aimons aussi passer beaucoup de temps chacun de notre côté. A la Noël, par exemple, il est retourné dans sa famille, en Autriche, pour passer le réveillon là-bas. J’aurais aimé l’accompagner et me retrouver dans ce décor de neige, mais j’ai préféré rester à la maison, seule, sans repas de Noël. Je n’avais certainement pas envie de cuisiner et encore moins de manger de la dinde! J’avais juste envie de lire et c’est ce que j’ai fait toute la nuit de Noël. J’ai choisi un livre très difficile dans l’espoir de l’affronter et je pense que j’y suis parvenue. Donc, c’est ce dont j’ai besoin. Je dois être seule.

Mais en étant créatrice de mode, vous pouvez difficilement être seule. Il y a les défilés, la célébrité, la foule…

L’inspiration et le développement de ce que je fais viennent précisément de mes moments de solitude. C’est le fait d’être seule qui nourrit cela. Encore une fois, je suis très heureuse d’avoir pu m’isoler à la Noël. Depuis, j’ai décidé de prendre chaque mois une semaine de congé pour être seule et pour lire. Je lis tout le temps. J’ai toujours lu. Je ne lis pas pour l’amusement. Je lis pour les idées.

Mais au-delà de la lecture, n’avez-vous jamais eu l’envie d’écrire une pièce de théâtre ou, tout simplement, de raconter votre vie?

Non. Je pense que si je voulais le faire, je devrais probablement travailler avec quelqu’un parce que, en littérature comme en mode, on a besoin d’une vie pour arriver à un certain point de maîtrise. Il faut posséder la technique à fond. Je suis une lectrice, c’est déjà pas mal! Vous savez, un écrivain m’a dit un jour :  » Le prix Nobel devrait être attribué aux lecteurs, pas aux écrivains, parce que les écrivains ne lisent jamais. Or nous avons besoin de lecteurs.  » Donc, j’ai déjà un bon départ…

Vous vous êtes fait connaître avec la naissance du mouvement punk. Vous sentez-vous toujours un petit peu anarchiste dans l’âme?

A cette époque, je croyais en effet à l’anarchie. Aujourd’hui, je suis plus vieille et plus sage, et je ne crois plus à l’anarchie. Bon, j’ai toujours aimé être différente et me surprendre moi-même, mais je pense franchement aujourd’hui que la discipline est la meilleure chose que l’on peut donner à un enfant.

Justement, à propos d’enfants, quel genre de grand-mère êtes-vous?

C’est vrai que j’ai une petite-fille de 4 ans. La première chose que je dois dire, c’est que je ne l’ai pas beaucoup vue. Je l’ai peut-être vue une vingtaine de fois, ce qui n’est pas beaucoup pour une grand-mère. Et pourtant, elle n’habite pas loin. Parfois, elle passe le week-end chez moi. Elle est très sociable et elle ne rechigne pas à l’idée d’être séparée de ses parents. Je vous parlais de la discipline mais je trouve que, finalement, la meilleure chose que l’on puisse offrir à un enfant, c’est d’être, au moins, bilingue. Parce que l’enseignement est un gâchis. Alors, autant essayer de donner à son enfant la chance d’une deuxième langue. Cela n’a rien à voir avec le fait de lui permettre de parler avec une personne d’un autre pays lorsqu’il est adulte. Il s’agit plutôt d’un procesus mental. Le fait d’avoir plusieurs perspectives. Le fait de pouvoir comparer des mots. Alors, j’essaie de trouver un moyen de le faire avec ma petite-fille, mais je n’ai pas encore réussi. Elle a 4 ans et j’estime avoir déjà raté quelque chose à ce niveau-là. Alors que c’est la meilleure chose que j’aurais pu faire avec elle…

Lui conseilleriez-vous de s’inscrire, à l’avenir, dans une école de mode?

Je ne pense pas. Il y a quelque temps, une jeune fille de 14 ans a passé quelques jours dans mon bureau. Et après cette expérience, elle pensait qu’elle pourrait peut-être devenir créatrice de mode. Elle n’en était pas certaine parce qu’elle hésitait en fait entre deux carrières : biologiste ou créatrice de mode. Je lui ai dit :  » Etudie la biologie, parce que la mode, cela ne s’étudie pas. Les écoles de mode, c’est de la foutaise!  » Franchement, je ne pense pas que les écoles de mode soient utiles, excepté peut-être celle où j’enseigne à Berlin d’une façon très technique. Moi, je fais lire mes étudiants et je leur dis d’aller dans des galeries d’art. Mais le plus important, ce sont les ateliers. Parce qu’on y apprend la technique. C’est essentiel.

Après toutes ces années passées dans la mode, quelle est aujourd’hui votre définition de l’élégance?

Je n’en ai pas vraiment. ( Hésitations.) La plupart des gens ne veulent pas lire. La plupart des gens ne veulent pas apprendre. Or, je pense que l’élégance doit être théâtrale. La posture et la manière de marcher sont les éléments les plus importants dans la façon d’être.

Terminons sur une note un peu plus insolite : s’il ne vous restait qu’un seul jour à vivre, que feriez-vous?

( Silence.) Je pense que je passerais probablement cette journée à admirer une peinture. Par exemple, une des dernières oeuvres de Titien ou alors un Vermeer. J’adore la peinture hollandaise du XVIIe siècle…

Mais n’auriez-vous pas plutôt l’envie de passer cette dernière journée avec votre petite-fille pour lui apprendre quelque chose?

Non! Je ferais quelque chose pour moi! Vous savez, les hommes ont réalisé des oeuvres incroyables. Autant les admirer…

Et si on vous offrait demain l’opportunité de rencontrer Dieu, que lui diriez-vous?

Je lui dirais :  » Toute ma vie a été une erreur : j’étais sûre que vous n’existiez pas. « 

Vous ne croyez donc pas en Dieu?

Non, pas du tout! Je pense que la religion est très pernicieuse. Il y a un poète du nord de l’Angleterre qui a dit :  » Quand vous lisez la Bible, vous êtes réellement choqué. Comment une seule personne sur Terre pourrait-elle croire ces foutaises?  » Je partage son avis.

Propos recueillis par Frédéric Brébant

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