Un jour le monde bascule : il ou elle vous a quitté. Tout s’écroule autour de vous. Vous ne savez plus comment réagir ou tout simplement comment vivre… Et pourtant, les ruptures peuvent être bénéfiques pour gagner son autonomie.

On étouffe, on pleure, on se sent mal psychiquement comme physiquement, les points de repère s’effilochent, tout semble impossible, bloqué… La rupture?  » Cela atteignait ce qu’il y a de plus profond en moi, se rappelle Clara qui s’est séparée de son petit ami après trois ans de vie commune. Et a remis tout de même en cause mon sentiment d’existence.  » Ne plus se sentir exister, c’est certainement l’une des épreuves les plus douloureuses. Mais d’où vient ce sentiment extrême au moment de la rupture qui nous donne l’impression de basculer dans un gouffre ? Aurions-nous, comme le veut l’expression populaire, un besoin inéluctable de trouver notre moitié d’orange ? Serions-nous réellement ces êtres coupés en deux, à la recherche de notre partie manquante, comme le suggère si bien la philosophie platonicienne ?

Pour Alex Lefèvre, professeur à la faculté de psychologie de l’ULB, l’être humain est fondamentalement en manque de quelque chose.  » L’existence de tout un chacun est une construction qui tend à combler cette carence, explique-t-il. Ma vie, c’est donner du sens, à travers mon histoire et ce que je construis, à quelque chose qui me manque intrinsèquement. Et, forcément, une expérience violente comme une rupture crée une sorte de vide. « 

La rupture provoque aussi la blessure d’une part de narcissisme, surtout pour celui qui la subit, et qui la ressent comme un rejet de la part de l’être aimé, lié à de nombreuses interrogations sur sa propre valeur. D’après Archibald Dardenne, 30 ans, le plus difficile à accepter dans la rupture, c’est le manque d’explication: ne pas savoir pourquoi l’autre ne veut plus de vous.  » Quand je romps, j’essaie d’éviter de faire ce que je n’ai pas aimé que l’on me fasse, confie le jeune homme. Et donc, par exemple, je tente d’être clair et de donner les raisons pour lesquelles je pars. Mais il faut avoir le courage d’affronter la personne, c’est plus facile de partir sans explications.  » Rester dans le flou par rapport à cet acte si difficilement acceptable pour l’amour-propre contribue certainement à la souffrance liée à la séparation. Et peut nourrir souvent un harcèlement de celui qui s’en va par la personne quittée. Car le pourquoi reste sans réponse.

Pourquoi rompre fait mal

Rupture :  » Fait de rompre sous l’effet d’un choc. Fait de s’interrompre brutalement « . Le mot explique étymologiquement la violence de l’événement. La rupture s’inscrit indéniablement dans l’interruption d’une continuité. Comme le souligne Anne Courtois, psychothérapeute familiale au Centre de guidance de la faculté de psychologie de l’UCL, un couple, c’est plus que l’addition de deux individualités: il y a un tiers qui est là et qui devient une partie de chacun. Dès lors, lorsqu’un couple se sépare, c’est comme si cette partie, ce membre imaginaire, que les partenaires avaient incorporé symboliquement, leur était arraché.  » Dans l’effondrement, on a en effet cette impression de subir une amputation, renchérit Viviane Nezer, psychothérapeute et sexologue. L’autre était une béquille, et il faut rassembler les morceaux. Souvent, on ne voit plus comme solution que la mort: comme remède à la souffrance, mais aussi comme vengeance. Cela donne un sentiment de puissance: on a alors l’impression de maîtriser l’autre.  » Le couple regroupe deux personnes dans la cellule qu’ils ont construite et dans l’interaction avec d’autres personnes. Elles ne sont donc pas vierges de toute histoire: chacune apporte son script, son scénario.

Dans la rencontre amoureuse, il peut y avoir inconsciemment l’espoir que le partenaire vienne combler les manques, que le couple soit l’officine où l’on répare les dommages de l’enfance.  » Il y a d’ailleurs des couples qui se construisent dans une sorte de miroir, l’un étant le faire-valoir de l’autre, lance Alex Lefèvre. J’ai parfois l’impression que ceux qui durent sont les couples aux pathologies complémentaires.  » Propos relayés également par Viviane Nezer pour qui la rupture est peut-être plus difficile encore dans un couple bancal. Ceux qui se disputent beaucoup, demeurent, en effet, paradoxalement davantage ensemble, car ils sont dans la complémentarité, leurs querelles pour le pouvoir constituant, en quelque sorte, leur garde-fou.

Lors de la rupture, la souffrance peut être proportionnelle à ce que l’on a investi dans la relation. Mais aussi à la faculté ou l’incapacité de l’un ou de l’autre d’être réellement autonome.  » Nous travaillons beaucoup sur cette capacité de posséder une intériorité en présence de l’autre, de pouvoir être seul avec l’autre, note Alex Lefèvre. C’est un des paradoxes de notre société d’une communication tous azimuts, jumelée à l’impossibilité de créer une intériorité psychique. L’aptitude aux changements, aux ruptures, aux deuils est liée à la capacité d’intériorité personnelle :  » Je ne m’effondre pas. Oui, c’est dur, c’est même traumatisant, mais je peux surmonter cette épreuve, car j’ai des souvenirs, j’ai mon théâtre intérieur. Par contre, si je suis perdu dans la communication, j’ai l’impression de n’être simplement qu’un relais dans un système et dès qu’il n’est plus performant, je n’existe plus. C’est un peu caricatural, mais je crois que c’est une piste de réflexion. « 

La réalisation de soi à tout prix

Le modèle sociétal et les valeurs des générations précédentes cristallisées au sein de l’institution du mariage avaient l’avantage d’indiquer la voie à suivre, même si elle pouvait être lourde à assumer socialement. Aujourd’hui, les formes de couples se multiplient selon les exigences des partenaires. Les jeunes surtout éprouvent plus de difficultés à se référer à des modèles qu’ils doivent s’inventer, avec toute l’énergie que cela implique. Désormais la réalisation personnelle n’est plus sacrifiée sur l’autel du couple. « Le sociologue français François De Singly l’explique clairement : il y a un risque à vouloir réaliser ce soi individuel dans un couple qui n’a presque plus de temps de partage suffisant, souligne Anne Courtois. Aujourd’hui, on se donne presque rendez-vous. Entre l’ordinateur et les copains de l’un ou de l’autre. « 

Aujourd’hui, non seulement les individus s’unissent, mais en parallèle, ils aspirent à se construire et à se réaliser.  » Dans la rupture, c’est peut-être justement ce cheminement de soi qui est en cause, considère Jacques Marquet, professeur de sociologie à l’UCL. On le privilégie à la construction d’un couple. Il faut souvent gérer la tension existant entre le fait d’imaginer que l’on va pouvoir effectuer beaucoup de choses à deux de manière plus ou moins fusionnelle, et le fait que, malgré tout, notre société est fort marquée par le primat de la réalisation de soi. Aujourd’hui, poursuivre une relation qui n’est pas satisfaisante apparaît comme un non-sens. « 

Même si la relation amoureuse est au coeur de la construction identitaire, notre société serait de plus en plus articulée autour de la réflexivité. L’individu contemporain réfléchit beaucoup sur lui-même et sur son couple. Ce dernier étant souvent perçu comme la conjonction de deux trajectoires d’individus qui tentent tous les deux de se réaliser.  » Peut-être que la rupture est juste ce moment où les trajectoires s’écartent ? » s’interroge Jacques Marquet. Et Viviane Nezer d’ajouter :  » On tombe amoureux, mais quand on se relève, soit on s’en va, soit on commence à s’attacher activement. « 

Aujourd’hui, le couple se définit certainement beaucoup moins en termes de statut qu’auparavant et le divorce lui-même n’est plus l’objet d’opprobre.  » Il vaut mieux un divorce qu’un mauvais mariage  » ou « j’ai raté mon mariage, mais j’ai réussi mon divorce « , font de plus en plus l’unanimité. Rompre ou divorcer pose indéniablement moins de problèmes qu’auparavant au niveau social. Les chiffres, qui nous indiquent que deux mariages sur trois et un sur deux dans certaines grandes villes, se terminent par un divorce, nous le prouvent. On peut dès lors s’interroger sur cette plus grande facilité à se séparer.  » Je trouve que l’image de la famille pressée, associée à un carrousel fou dont les membres sont aspirés vers l’extérieur et n’ont donc plus le temps de se recentrer vers l’intérieur, est très parlante, estime Anne Courtois. Freinons le carrousel et laissons le temps au temps. Et lors de passages à vide, acceptons de les vivre et non de les consommer ! Ce sont des moments de déconstruction et de reconstruction, certains le comprennent et s’en servent comme levier pour aller vers autre chose. « 

Il est en effet des ruptures bénéfiques, qui permettent de revivre, d’être libéré.  » Rompre a certainement été une de mes expériences les plus douloureuses, mais c’était nécessaire, car nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, confie Clara Dewolf. Et même si c’est dur à vivre, après, on a un sentiment de libération. Cela m’a permis de réaliser une partie de ma personnalité, ce que je ne parvenais pas à faire au sein du couple.  » La rupture, c’est aussi accepter que le prince charmant n’existe pas, que le couple idéal est une illusion et qu’après la passion, le choc amoureux romantique, la réalité refait surface et pas toujours pour le meilleur. Dans la mythologie amoureuse, Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, Orphée et Eurydice, ne se retrouvent-ils pas que dans la mort ?

Qeulle vie après la rupture? Statistiquement, les hommes ont tendance à se remettre en couple plus vite que les femmes qui éprouvent plus de difficultés à entrer dans un processus de séduction. Les thérapeutes, eux, sont unanimes : passer d’une personne à l’autre avant d’avoir fait son deuil de la relation précédente n’est pas une solution. Une phase de reconstruction s’avère d’abord nécessaire.  » Après une rupture, j’ai besoin de faire une pause, dit Archibald. Pour moi, il s’agit du moment où l’on apprend le plus sur soi-même et sur les autres. C’est l’occasion de faire un travail sur soi et d’apprendre à accepter l’échec.  » Réussir une séparation est parfois aussi important que de réussir une rencontre.

Agir ou subir ?

Accepter la rupture peut apparaître plus aisé pour celui qui en prend l’initiative. Au moins évite-t-il le choc de la surprise… L’adultère peut être symptomatique. Tout comme il peut cacher une incapacité à rompre clairement.  » Tromper peut être une sorte d’échappatoire, mais, pour moi, ce fut la seule façon de rompre, admet Clara. Nous n’arrivions pas à nous séparer. Notre relation s’embourbait depuis neuf mois déjà. « 

La peur de se retrouver seul explique souvent le fait de passer sans interruption d’une histoire d’amour à l’autre. La pression sociale et culturelle favorise également ce mouvement. Seul, il n’est pas toujours facile de s’insérer dans une vie relationnelle. Comme le souligne Archibald, les couples sont plus volontiers invités que les célibataires, qui se plaignent de devoir souvent affronter des regards condescendants. Certaines personnes estiment même qu’être en couple ou marié est plus bénéfique pour la carrière professionnelle, car on est perçu comme une personne plus stable. Mais, d’après le sociologue Jacques Marquet, le plus difficile est certainement le passage d’un statut à l’autre.  » Lorsque vous êtes célibataire et que vous entrez dans la catégorie couple, ou inversement, ce n’est pas facile, enchaîne-t-il. Car quand vous passez de un à deux, fatalement, vous devez reconstruire votre réseau social. Sauf peut-être dans le modèle de couple ouvert qui me semble quand même minoritaire. On revient au concept de construction identitaire qui veut que je me réalise, mais l’autre m’est utile dans ce processus. Il me façonne d’une certaine manière, en même temps que j’espère qu’il va me révéler et vice versa. Et, fatalement, il m’amène à voir les autres d’une autre façon. Donc, je ne vois plus mes copains de la même manière, même si je ne vois plus tous mes copains. Certains vont être écartés et d’autres élus, car mon regard sur mon réseau est modifié. « 

Une fois la rupture consommée, le réseau social se redéfinit. Même si, de plus en plus, d’anciens couples continuent à se voir au sein du groupe d’amis communs, où il arrive que trois ou quatre anciens partenaires sexuels différents se côtoient.  » Aujourd’hui, la sexualité ne définit plus le champ de l’intime qui s’articule plutôt autour de la sphère de fragilité que l’on a accepté de partager avec l’autre, conclut Jacques Marquet. Et l’on continue d’une certaine manière la famille au travers des liens que l’on garde afin de permettre aux enfants de circuler dans les lieux des belles-familles respectives. Ici, également, nous sommes face à une évolution de la société, puisque dans le schéma traditionnel, le nouveau conjoint prend la place de l’autre. Aujourd’hui, on considère plutôt le divorce comme difficulté à mener à bien un projet commun, plutôt que comme faute. Même si cela ne correspond pas nécessairement au mode de pensée de la société dans sa totalité. « 

Sandra Evrard

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