Les techniques innovantes, les poudres miracle et les ustensiles high-tech font aussi recette dans les petits et grands restaurants français et s’invitent désormais dans nos cuisines. Vous prendrez bien des carottes à l’acide tartrique ou un biscuit à l’azote liquide ?

Devanture lie-de-vin, potées de géraniums, salle à manger proprette… A première vue, rien de plus pépère que Chez Léna et Mimile, un antique bistrot du Quartier latin, à Paris. Et pourtant, à côté des andouillettes et pieds de cochon, on se frotte les yeux devant le Menu moléculaire de cinq plats à 43 euros. Par la rumeur alléchés, touristes américains, scientifiques des universités voisines et gourmets en mal de neuf viennent le déguster en nombre. La clef de son succès ? Des intitulés en forme de devinette pour laborantin – velouté de radis et son nuage de Pu Er 1992, carotte et son jus de fanes à l’acide tartrique, minute de neige à l’azote liquide… – et, dans l’assiette, des trucs rigolos qui fument, qui moussent et qui font pschitt. On cherche l’auteur de ces prouesses futuristes. On tombe sur une jeune femme drapée dans sa blouse blanche. Et, naturellement, on lui demande si elle n’est pas tombée sur la tête.  » Non, je suis tombée dans la marmite du druide « , rétorque-t-elle avec un sourire polisson.

Le druide, c’est Hervé This. Le fameux. Faut-il encore le présenter ? Les cheveux en vrac, le col Mao, la pédagogie très cathodique, cela vous dit sûrement quelque chose. Sans parler de ses best-sellers scientifico-culinaires qui vous expliquent, en un coup de cuillère à pot, pourquoi le piment pique la bouche et comment faire 1m3 de blanc en neige avec un seul blanc d’£uf. Mais le bonhomme vaut mieux que la carapace de professeur Nimbus un brin mégalo qu’il s’est fabriquée : il est avant tout le brillant chimiste de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) à Paris qui, au début des années 1980, a fait entrer la science en cuisine. Depuis, il n’a cessé de se pencher sur nos casseroles avec une curiosité quasi pathologique. Et a inventé en 1988 une expression sur mesure pour nommer sa drôle de spécialité :  » gastronomie moléculaire « .

Seringues et éprouvettes

Le mot était lâché. Depuis la  » nouvelle cui- sine « , dans les années 1970, jamais formule n’avait connu pareille fortune dans le milieu toqué. Même dans les dîners en ville, on a toujours un avis sur cette supposée cuisine de seringues et d’éprouvettes. Hervé This tient à recadrer le débat :  » Il ne faut pas confondre la gastronomie moléculaire et sa caricature. Moi, je fais de la gastronomie moléculaire quand j’essaie de comprendre comment les molécules interagissent lors de la réalisation d’une crème Chantilly. Ensuite, j’explique qu’on peut remplacer la crème par un autre corps gras comme le chocolat pour faire du  » chocolat-chantilly « , une sorte de mousse au chocolat sans £uf. J’ai certes ouvert la voie de la chantilly à tout ce qu’on veut, mais je ne suis pas responsable de ce qu’en font les chefs !  »

Il n’empêche : This a donné le coup d’envoi à une course effrénée aux textures, structures et formes nouvelles, aux ustensiles jusque-là réservés aux scientifiques et aux additifs provenant de l’agroalimentaire. En tête de peloton, l’Espagne. Avec, en champion suprême, un certain Ferran Adrià. Vous savez, ce créateur qui s’enferme six mois de l’année pour inventer un marshmallow de parmesan, un caramel à l’huile de courge, un biscuit de gingembre et kumquat cuit à l’azote liquide… Et vous fait patienter deux ans sur une liste d’attente pour vous les servir dans son restaurant, El Bulli, à Roses, au nord de l’Espagne. Si l’intéressé est manifestement en froid avec Hervé This, récusant au passage l’expression  » cuisine moléculaire « , trop  » marketing  » à son goût, il trône aujourd’hui en gourou incontesté de toute une génération de toques ibériques qui portent volontiers la  » gastronomia molecular  » en bandoulière. Les éditions Minerva font le pari audacieux de publier le manifeste de cette cuisine espagnole d’avant-garde. De Martin Berasategui à Andoni Luis Aduriz, cet ouvrage ambitieux et radical dresse un panorama de cette cuisine de lyophilisation, chromothérapie, distillation et immersion dans l’azote liquide.

C’est ovniesque, c’est amusant, mais est-ce que c’est bon ? De France, cette terre de gastronomes, on voit les choses avec un certain flegme.  » Oui à la cuisine moléculaire quand elle relève du progrès et non du gadget et qu’elle ne perd pas de vue la seule chose qui compte : le goût « , tranche Pierre Gagnaire, 3-étoiles parisien et acolyte d’Hervé This. Et d’énumérer les nombreuses contributions du chimiste dans son travail d’artiste, parmi lesquelles les cristaux de vent (des meringues ultra-aériennes), la farine torréfiée (passée au gril) pour faire une pâte sablée exceptionnelle ou encore le kientzheim (sorte de mayonnaise où l’huile est remplacée par un autre corps gras comme le beurre ou le foie gras).

Et la génération montante française ? Nicolas Magie, à Cenon (Gironde), réalise par exemple un jaune d’£uf végétal, sorte de perle de jus de poivron jaune qui éclate sur un lit de caviar d’Aquitaine. Jean Chauvel, au Perreux-sur-Marne (Val-de-Marne), concocte un saumon fumé accompagné d’un air de carotte, une mousse à la lécithine incroyablement aérienne. Jacques Decoret, à Vichy (Allier), fait un foie gras de canard en choucroute imaginaire, où le chou s’invite en gelée et le genièvre en jus détonant… La cuisine moléculaire fait donc recette, mais, curieusement, pas moyen de trouver un chef français pour la revendiquer.  » Je me réfrène volontairement dans mes expériences moléculaires, car « acide tartrique » et « gomme de Xanthane », ça fait peur à mes clients… Et ils ont aussi envie d’avoir des choses à mâcher dans leur assiette.  » Même Thierry Marx, le plus high-tech des cuisiniers français, prévient :  » Ma génération reste prudente parce que la cuisine moléculaire a viré au concours Lépine de la gastronomie. Je me méfie beaucoup de la nouveauté pour la nouveauté. Si je fais travailler des scientifiques, des designers ou des graphistes dans le pôle recherche et développement de mon restaurant, c’est avant tout pour réaliser une cuisine d’auteur qui ne ressemble à aucune autre !  » Le chef du Château Cordeillan-Bages publie son premier grand livre de recettes chez Minerva.

Le titre,  » Planète Marx « , en dit long sur cette gastronomie en apesanteur, pas loin de l’abstraction, où les textures, les couleurs et les températures s’entrechoquent avec un sens de l’innovation rarement atteint dans un livre de cuisine (relativement) grand public.

 » Moléculer  » à la maison

 » Pour les cuisiniers du dimanche les plus téméraires, beaucoup d’ustensiles et d’additifs commencent à faire leur entrée sur le marché amateur. Prenez le siphon, cette bonbonne en aluminium avec des recharges de gaz. Initialement destiné aux professionnels pour faire de la chantilly et détourné par Ferran Adrià pour réaliser des mousses, des espumas (écumes) et des cappuccinos sucrés et salés, il est désormais en vente dans de nombreux magasins d’électroménager. Adrià, toujours lui, propose ses Texturas, une gamme d’additifs alimentaires pour  » moléculer  » à la maison. Faire un caramel à l’huile d’olive ? Pas compliqué : utilisez un peu de Sucro, un émulsifiant dérivé de la saccharose. Un ambre de cèpes ? Optez pour le Kappa, un gélifiant extrait d’une algue rouge. En tout, Adrià décline une douzaine de poudres blanches dans leur emballage design. Même engouement du grand public lorsque Pierre Gagnaire utilise les polyphénols, ces molécules antioxydantes présentes notamment dans le vin, qui sont de magnifiques révélateurs de goûts. Le chef expliquait il y a peu sur France Inter son £uf en meurette sans vin mais avec une sauce à base de ces tanins en poudre. Après l’émission, le standard de la radio française était débordé par les appels d’auditeurs qui voulaient savoir où se les procurer…

Recettes en page 52.

François-Régis Gaudry

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