Barbara Witkowska Journaliste

Belle et littéraire, avec son enchevêtrement sublime d’époques et de styles, ses musées, ses espaces verts, son quartier branché de Temple Bar et ses pubs, la capitale de l’Irlande sait bien vivre. Et bien recevoir.

Ici, tout continue comme tout a commencé… dans un pub. Aujourd’hui, les Dublinois s’y retrouvent comme leurs pères et leurs grands-pères. Ils y vont pour boire un ou plusieurs verres bien entendu, mais aussi pour se lover dans une pénombre rassurante, ouateuse et lourde de fumée, tellement propice pour faire le point sur la vie et refaire le monde. La loi antitabac qui entre en vigueur ces jours-ci en Irlande changera-t-elle les habitudes ? Probablement pas. Tant que la Guinness est là, tout va. Cette bière brune, assez forte, qu’on appelle aussi  » stout  » ou  » porter  » de son nom ancien, est, plus encore que le whiskey irlandais, la boisson nationale. Son fabuleux destin commence en 1759, lorsque Arthur Guinness rachète la brasserie en ruine de St. James’s Gate Brewery. Il sélectionne les ingrédients, revoit la recette, améliore les méthodes de fabrication et  » invente  » la meilleure brune au monde. Elle doit être tirée au comptoir avec beaucoup de soin et dans les règles de l’art, en trois fois, la dernière pression la couronnant de ce faux col blanc, moelleux et mousseux. Ici, elle s’affiche dans les 600 pubs que compte la ville. Ainsi au Brazen Head. Avec son historique plancher de guingois il vient de fêter ses 800 ans. Ou au Stags Head, de style victorien, avec son bar en acajou et en marbre rouge de Connemara.

Autant de points de départ pour aller à l’assaut de Dublin, immense métropole, ville de contrastes, provinciale et cosmopolite, pimpante et poussiéreuse, contestataire et discrète, riche et pauvre. Son noyau historique remonte à 205 av. J.-C., lorsque les Celtes s’installent sur une rive de la Liffey. Il la nomment Baile Atha Cliath,  » la ville du gué des claies « . Saint Patrick y arrive en 450, prêche le christianisme et convertit la population à la nouvelle religion. Plus tard, les Vikings déferlent sur la rive opposée et créent Dubh Linn ou  » bassin sombre « . A partir du xiie siècle, la ville est occupée par les Anglo-Normands. Sous l’impulsion de riches familles protestantes, Dublin s’embellit au fil du temps. Sur le plan architectural, elle connaît son siècle d’or au xviiie, lorsque de somptueuses demeures aux façades de style georgien s’élèvent un peu partout. Mais après l’apothéose, le déclin. La révolte contre l’occupant anglo-normand commence à gronder pour s’enflammer au début du xxe siècle. Michael Collins, le ministre des Finances et chef de l’Irish Republican Army (IRA), déclenche en 1920 l’insurrection. Attentats et représailles se succèdent pour arriver l’année suivante à la signature du Traité anglo-irlandais scellant la création d’un Etat libre. Mais le parlementaire Eamon de Valera s’oppose au traité, s’ensuit alors une longue guerre civile. Les tensions ne s’apaiseront que dans les années 1970. Dublin, ville de guerre ! Elle en garde aujourd’hui les stigmates comme le prouve une visite à Kilmainham Gaol, son ancienne prison. Tous les grands patriotes ont été enfermés ici. Nombreux y ont péri, exécutés. De Valera a eu le triste privilège d’être le dernier prisonnier libéré. La sinistre bâtisse a définitivement fermé ses portes en 1924, mais a été réouverte au public après restauration, dans les années 1960.

Cap sur le splendide National Museum of Ireland. Sa silhouette voluptueuse de 1890, en forme de rotonde, soutenue par des colonnes élancées de marbre, est signée sir Thomas Deane. A l’intérieur, de somptueuses pièces d’antiquités (qui vont de 6000 av. J.-C. jusqu’au Moyen Age). Le clou du programme ? La broche de Tara (Tara Brooch), une fibule de bronze doré avec motifs incrustés. A ne pas rater, les vestiges des colonies vikings, dont une magnifique croix en bronze, Cross of Cong, de 1123. Mais il y a d’autres merveilles à découvrir encore. Ainsi la National Gallery of Ireland, un édifice grandiose qui affiche une collection exceptionnelle d’£uvres d’art : quelque 2 400 peintures, plus de 5 000 dessins et environ 3 000 gravures signées Turner, Goya, Monet, Picasso ou Caravage. L’écrivain George Bernard Shaw, l’un des  » enfants chéris  » de Dublin, affirmait avoir appris ici tout ce qu’il savait. Reconnaissant et généreux, il lui légua tout naturellement un tiers de son patrimoine. Les plus grands écrivains ont marqué, eux aussi, la ville.  » Les Anglais nous ont laissé leur langue pour que nous en fassions de la littérature « , affirment ses habitants. Pour preuve, à deux pas de la National Gallery, le ravissant Merrion Square, avec son atmosphère légère et insouciante, très xviiie siècle. La coquette maison du n° 1 avait pour hôtes sir William et lady  » Speranza  » Wilde, l’un chirurgien et l’autre poétesse, les parents d’Oscar Wilde. Après son élection comme sénateur de l’Etat libre d’Irlande, William Butler Yeats y a vécu. Yeats ? C’est lui qui a sauvé de l’oubli des légendes et mythes celtes et a trouvé des accents chaleureux pour parler des paysans irlandais, jusqu’ici trop souvent ridiculisés par les citadins. En chemin, on s’arrêtera, à deux pas, au 24 Upper Merrion Street, là où est né le duc de Wellington, vainqueur de Napoléon à Waterloo. Si on ne visite pas la maison, on peut faire un tour des jardins. Pour arriver ensuite au Dublin Writers Museum installé dans une magnifique demeure du xviiie siècle. Là se niche l’£uvre complète (livres, lettres, effets personnels et portraits) de tout le gratin littéraire de la capitale : Shaw, Wilde, Yeats, mais aussi Samuel Beckett, Jonathan Swift et James Joyce. L’auteur d’  » Ulysse « , a aussi son musée personnel, le James Joyce Centre, abrité dans un hôtel particulier du xviiie siècle superbement restauré.

Puis on se dirige vers le fleuve Liffey pour faire une halte au milieu du O’Connell Bridge, le pont central et le plus important, et admirer les belles maisons qui bordent les deux rives. Le temps à Dublin est d’humeur changeante. Les nuages qui recouvrent le paysage d’une nappe grise cèdent la place, en quelques minutes, à une lumière vive et éclatante qui éclabousse les façades en briques rouges. Le spectacle est vraiment magnifique. Temple Bar est à deux pas. Ce quartier ancien, populaire, artisanal et très vivant, a été boudé par la bonne société du xxe siècle et a échappé de justesse à son anéantissement total dans les années 1960. Les jeunes l’ont investi progressivement et l’ont transformé en un oasis de la branchitude, avec ses bars et restaurants up to date, ses centres culturels d’avant-garde et ses galeries d’art minimalistes. Un endroit rêvé pour flâner le nez en l’air, se remplir les yeux de beautés architecturales et artistiques. Pause café obligée au Bewley’s Oriental, une institution dublinoise. A l’entrée, l’air sent le café grillé et le sucre chaud. Un délice !

Pour prendre un bon bol d’air, Phoenix Park s’impose. Cinq fois plus grand que Hyde Park à Londres, l’espace vert borde la rive nord de la Liffey sur une longueur de 5 km. Son nom n’a aucun rapport avec l’oiseau mythique, mais vient de la déformation du gaélique  » fionn uisce  » (eau claire). Pelouses impeccablement peignées, arbres artistiquement disposés, on y respire le calme et la sérénité. Il abrite vers le nord l’un des plus anciens zoos du monde û il a été créé en 1830 û et est très réputé pour la beauté et la vigueur de ses lions. On prétend même que l’un d’entre eux a été choisi par les studios de la MGM pour rugir dans le célèbre générique…

Avant de partir, un petit saut à 14 km de la capitale où trône le château de Malahide, une imposante bâtisse, flanquée de plusieurs tours. Habité sans interruption de 1185 à 1976 par la famille Talbot, qui hanterait toujours les lieux, il est aujourd’hui ouvert au public. Décors somptueux, ambiance mystérieuse, il mérite le détour. Tout comme les montagnes de Wicklow, là où l’on rencontre l’Irlande profonde, rude et sauvage, parsemée de forêts et de rivières et dans laquelle se nichent quelques fermes isolées ou d’imposantes demeures. On gagne alors Glendalough. C’est dans cette vallée secrète, d’une beauté à couper le souffle, que saint Kevin fonda, en 545, une importante colonie monastique dont il subsiste quelques ruines rappelant la cathédrale et plusieurs églises. Une halte unique, hors du temps.

Barbara Witkowska

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content