Xuly Bët fait une pause méritée dans son itinéraire mouvementé pour repartir de plus belle à l’assaut d’une mode mondialisée. Portrait d’un créateur malien résolument en marge des podiums scintillants.

Xuly Bët, de son vrai nom Kouyaté Lamine Badian, reste vigilant. Il est vrai que, en wolof (la langue principale du Sénégal), xuly bët signifie  » ouvre grand l’oeil « . Le choix de ce pseudonyme singulier n’a donc rien d’innocent, surtout à cet instant critique de sa jeune carrière. 2001 est, en effet, l’année de tous les défis pour ce créateur malien, Parisien d’adoption, tiraillé entre une diffusion confidentielle de sa marque dynamique et une explosion commerciale internationale suscitée par une demande sans cesse croissante. Débordé par son succès, Xuly Bët est entré, depuis peu, dans une période transitoire de restructuration où il a décidé, paradoxalement, de  » reculer  » pour mieux sauter. La présentation classique des collections a été momentanément suspendue, un déménagement stratégique de l’atelier a été opéré et une négociation serrée avec de nouveaux financiers est en train de déboucher sur une redynamisation de la marque avec une perspective de production industrielle beaucoup plus importante. L’an II de Xuly Bët se prépare donc activement du côté de Pantin, en périphérie parisienne, entre un repositionnement bien réfléchi et une effervescence débordante déjà bien palpable.

Flash-back sur un itinéraire hors du commun. Kouyaté Lamine Badian a 6 ans lorsque son père est incarcéré à Bamako, la capitale du Mali. Nous sommes en 1968, dans les toutes premières années de l’indépendance de ce pays africain, au moment où le général Moussa Traoré prend le pouvoir de force. Les ministres du gouvernement démocratique en place, dont le père du jeune garçon, valsent en prison.  » Il est clair que cela m’a marqué, se souvient Xuly Bët, tant sur le plan politique que personnel. Je n’ai plus revu mon père pendant sept années et, ensuite, nous avons quitté le pays pour nous installer deux ans en France avant de partir pour le Sénégal. Je pense que cette enfance et cette adolescence bousculées ont non seulement forgé ma personnalité, mais également mon style. Le fait d’être ballotté de gauche à droite m’a ouvert l’esprit, je me suis fait plusieurs attaches et j’ai évidemment versé dans l’éclectisme. « 

C’est à Dakar, sa deuxième ville africaine, que le jeune Kouyaté Lamine Badian passe son bac avant de s’envoler une nouvelle fois vers la France à l’âge de 20 ans pour entamer des études d’architecture. A cette époque, la mode le titille à peine. Il n’a pas de véritable passion pour le vêtement, si ce n’est un don particulier dans la réalisation de quelques tenues décalées pour lui et ses amis proches qui l’accapare de plus en plus.  » Je faisais de la mode en dilettante, se souvient Xuly Bët, histoire d’avoir une autre démarche intellectuelle à côté de l’architecture. Mais, à un moment donné, je me suis retrouvé en train de créer quelque chose qui avait un véritable écho. La légèreté des étoffes a fini par me parler davantage que la lourdeur du béton. Je n’avais plus envie d’évoluer dans ce côté très institutionnel et immuable de l’architecture et j’ai donc décidé d’arrêter, en dernière année d’étude, pour me consacrer uniquement à la mode que je trouvais beaucoup plus percutante. L’architecture marque l’espace, certes, mais avec le vêtement, on crée véritablement un espace. « 

La mode accapare donc le jeune homme tardivement, à l’âge de 26 ans, mais son style, en revanche, se précise rapidement : entre recyclage et assemblage, Xuly Bët détourne en effet de vieux vêtements de fripes et d’autres tissus de fin de séries pour en faire d’audacieuses silhouettes bien ancrées dans l’air du temps. Ce travail d’expérimentation l’amène aussi à confectionner des robes bon marché à base de collants achetés chez Tati (le grand magasin parisien célèbre pour ses prix compétitifs) et à redonner vie à des chemises usées à coups d’aménagements habiles et de coutures rouges apparentes qui deviennent progressivement sa marque de fabrique. Les réinterprétations textiles du styliste autodidacte font alors l’objet d’un bouche-à-oreille attentif qui le conduit à présenter, en 1992, une première collection dont la force retient d’emblée l’attention de la presse internationale. Surnommé le  » Prince de la couture de rue  » en raison de sa démarche résolument démocratique, Xuly Bët installe son atelier, deux ans plus tard, dans un loft de Pantin, en périphérie parisienne, qu’il nomme la  » Funkin’ Fashion Factory  » parce que  » le funk, dit-il, est une musique libératrice, instinctive et psychédélique qui s’accepte pour sa propre joie, un peu comme ma démarche de créateur qui se veut sensuelle « . Le succès aidant, ce passionné de guitare (il joue d’ailleurs toujours dans un groupe de copains) est amené à habiller quelques personnalités du show-business dont, entre autres, Elli Medeiros, le groupe rock INXS et, surtout, la chanteuse américaine Neneh Cherry, ce qui lui ouvre, progressivement, les portes du marché nord-américain. Il défile à New York, séduit encore et encore, au point d’être happé par le réalisateur Robert Altman, toujours en 1994, pour la définition des personnages de son film  » Prêt-à-Porter « , une caricature acerbe du monde de la mode.  » Robert Altman avait flashé sur mon travail et mon côté un peu en marge des circuits traditionnels, se souvient Xuly Bët. J’ai donc servi de « décor » au film puisqu’il s’est inspiré de moi pour donner naissance au créateur incarné par Forest Whitaker « , un des personnages effectivement les plus authentiques et les plus décalés de ce long-métrage retentissant.

La renommée aidant, Xuly Bët est invité à honorer les pages du catalogue  » 3 Suisses « , collabore avec la marque Puma et reçoit, en 1996, le prix du ministère français de la Culture et de la Chambre syndicale de la haute couture. Cette accélération de carrière lui permet d’ouvrir sa première boutique en nom propre au coeur de l’espace  » Jeunes Créateurs  » du Forum des Halles, à Paris, avant l’inauguration d’un espace semblable, un an plus tard, dans le quartier branché de Soho à New York et enfin d’un troisième point de vente éponyme à Marseille. Tout va très vite pour Xuly Bët, pour ne pas dire trop vite. Enfermé dans le cercle vicieux des défilés systématiques et de l’intérêt grandissant des acheteurs, le créateur malien se voit peu à peu dépassé par les événements.  » J’ai fini par être débordé par le succès, reconnaît-il aujourd’hui. La demande était devenue tellement forte qu’il était impossible d’y répondre correctement avec la petite structure dont je disposais à l’époque. Il y avait une pression incroyable et même si je l’avais anticipé, je n’arrivais pas à y faire face. Les finances ne suivaient pas alors que, paradoxalement, la situation n’avait jamais été aussi positive. « 

En 1999, Xuly Bët signe donc son dernier défilé  » classique  » à New York (depuis, il participe à des défilés de mode beaucoup plus confidentiels sur le continent africain) avant de songer à l’indispensable restructuration. L’équipe décide de tourner au ralenti, à l’encontre des attentes des acheteurs gourmands, pour mieux répondre précisément à leurs désirs futurs au sein d’une structure beaucoup mieux adaptée à la demande réelle. Les contacts avec les financiers se nouent et le déménagement de l’atelier s’impose.  » La réorganisation n’est pas facile, reconnaît Xuly Bët, mais je suis optimiste parce que nous avons fait le choix d’une perspective beaucoup plus industrielle. Il s’agit de quitter notre petite structure pour entrer dans une phase plus commerciale, avec des financiers qui savent manier des chiffres et une production en plus grande série, sans faire toutefois de concessions au niveau du style. Nous sommes toujours actuellement dans une période de transition et j’espère pouvoir reprendre le rythme des défilés pour la saison de l’été 2002. « 

En attendant cette redynamisation économique de la marque, le styliste malien persiste toutefois à signer une petite collection à chaque nouvelle saison. Même si les boutiques de Marseille et de New York ont été respectivement transformées en un show-room et un espace multi-marques, il convient en effet d’alimenter le magasin rénové au coeur des Halles parisiennes et, surtout, la vingtaine de points de vente qui accueillent toujours Xuly Bët à travers le monde, de la Grande-Bretagne au Japon, en passant par le Danemark, la Suède, le Sénégal, l’Afrique du Sud ou encore Taïwan. Adulé, le créateur a toujours la cote malgré sa récente discrétion dans les sphères scintillantes de la mode et entend bien poursuivre sur la lancée d’un style qui recueille les meilleurs échos.  » Certains y voient de l’élégance, d’autres un côté résolument trash, précise-t-il. Moi, j’essaie surtout de garder une certaine fluidité et un esprit universel. Mon style, c’est la femme dans tous ses états. Je ne veux pas avoir une pensée uniforme et j’essaie donc d’intégrer, dans mes silhouettes, le facteur Afrique ou tiers-monde que d’autres n’intègrent pas. La mode a toujours été considérée comme un espace occidental à part entière. Or, c’est faux. Il y a autant de créateurs talentueux en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Il s’agit donc d’éclater ce monopole et de démontrer qu’il existe autre chose ailleurs, même si les marchés qu’ils représentent sont moins porteurs en termes financiers. « 

Si Xuly Bët est aujourd’hui perçu, en Afrique, comme une personnalité médiatique ayant réussi à ouvrir une brèche dans la mode occidentale et donc, de cette façon, à accomplir le rêve européen (comme d’autres accomplissent leur rêve américain), il n’en reste pas moins animé par un réel désir altruiste qu’il veut transmettre à travers le vêtement. Ainsi, lorsqu’on l’interroge sur l’énergie qui alimente son moteur créatif, le styliste répond :  » La générosité. Si je la perds, je n’ai plus de motivation. C’est la générosité qui fait l’enthousiasme dans mon travail. Il y a des gens qui adhèrent à mon message et je sens que je peux leur faire plaisir lorsqu’ils se retrouvent dans mes vêtements. Il y a une espèce d’humanité et d’humilité. Je pense d’ailleurs que le vêtement doit servir la personne et non l’inverse, tout comme il doit se prolonger au-delà même du créateur.  » Quoi de plus humble, finalement, qu’un auteur s’effaçant devant son oeuvre?

Carnet d’adresses en page 168.

Frédéric Brébant

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