Yann Grappe, caviste érudit: « Les vins naturels expriment une palette d’émotions uniques »

© FRÉDÉRIC RAEVENS
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Historien ayant délaissé le monde académique, rédigé une thèse sur la perception du vin au Moyen Age et enseigné à l’Université des Sciences Gastronomiques (Pollenzo), Yann Grappe (43 ans) observe désormais le jus de la treille, qu’il défend naturel mais sans sectarisme, depuis Tortue, adresse bruxelloise entre l’épicerie fine et la cave à manger.

La nourriture comme source d’émerveillement. Pour mes cadeaux d’anniversaire, je demandais à ma mère, qui trouvait cela absurde, de m’emmener dans un « restaurant chic ». Il s’agit d’une fascination qui remonte à l’enfance. J’ai toujours cuisiné à la maison. J’adorais préparer les repas de Noël. Je faisais la béarnaise… que je ratais souvent.

Mon coeur a toujours balancé entre la recherche et les fourneaux. Pour cette raison, le cursus que j’ai suivi a été très lent. J’ai appris la cuisine italienne chez Marina, un petit restaurant bruxellois disparu aujourd’hui mais culte. J’y ai découvert le goût des produits en compagnie de Catherine Matteucci. J’ai été jeté en cuisine après un mois, c’était intense mais j’ai beaucoup appris. J’ai aussi travaillé avec Line Couvreur à l’époque de Un Peu Beaucoup. C’est là que j’ai bu mes premiers vins nature.

Une partie de moi est devenue italienne. En 1999, je suis parti à Bologne pour un Erasmus. J’ai choisi cette destination pour son statut de ville gastronomique. Cela a été un déclic. Je ne parlais pas un mot d’italien et désormais c’est ma seconde langue. C’est Massimo Montanari qui m’en a ouvert les portes. Cet historien m’a fasciné parce qu’il avait créé une discipline nouvelle: l’histoire de l’alimentation. Sa méthode consistait à lier des éléments souvent envisagés de manière disparate: structures économiques et sociales, aspects matériels de la vie quotidienne, ainsi que valeurs culturelles. Cette approche m’a donné envie de faire un mémoire, puis une thèse élargie, sur le vin au Moyen Age. J’ai voulu examiner ce cliché tenace selon lequel le vin médiéval était imbuvable.

1.0clubtortueInstagramhttps://www.instagram.com/rich658

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
https://scontent.cdninstagram.com/v/t51.2885-15/sh0.08/e35/s640x640/166662961_3747073835409226_1453284518887507095_n.jpg?tp=1&_nc_ht=scontent.cdninstagram.com&_nc_cat=110&_nc_ohc=Cd2FDCzzXMYAX-4OxUp&edm=AMO9-JQAAAAA&ccb=7-4&oh=223cebe432f07ae3b27328a9acf3455f&oe=60AFD277&_nc_sid=b9f2ee640640

Approcher l’histoire, c’est comme approcher un continent lointain. Je n’ai pas cherché à retrouver le goût du vin d’avant la Renaissance, j’ai plutôt opté pour une démarche anthropologique. Avant de juger – un défaut qui traverse notre époque en ce qu’elle a toujours besoin de tout classer alors que c’est la diversité qui est intéressante -, j’ai essayé de savoir comment le buveur de l’époque appréhendait le vin. J’ai cherché quels étaient ses mots. J’ai découvert une richesse incroyable témoignant de la vitalité d’un commerce mondialisé depuis le XIe siècle, le vin étant un trait d’union entre les peuples. La littérature qui en découle est imbibée d’un lexique complexe sur le vin qui est organisé en vrai système.

Le vin médiéval avait une importance quotidienne et médicinale. On en buvait bien sûr pour éviter l’eau qui n’était pas fiable mais également pour se soigner. Il y avait tout un classement des types de vins à boire en fonction de l’âge, du sexe, du tempérament… Au début du XIIIe siècle, Philippe-Auguste organise une « Bataille des vins » pour connaître le meilleur blanc. Le texte qui raconte ce concours possède une morale intéressante: il faut boire varié car tous les vins sont bons et nécessaires. Plus largement, les textes sur le sujet témoignent d’une joie de boire, d’une curiosité et d’une grande sensibilité à la boisson.

Les vins naturels expriment davantage le lieu d’ou0026#xF9; ils viennent, ainsi qu’une palette d’u0026#xE9;motions uniques.

Il faut apaiser le débat entre les tenants du vin naturel et les partisans des flacons traditionnels. Il y a de la place pour tout le monde. J’ai commencé par boire des vins traditionnels. Ce qui m’a converti, ce sont les gens qui sont derrière les vins sans intrants. Pour eux, comme pour moi désormais, le vin n’est pas un objet mais un sujet, un être vivant. Ce type de vin est intéressant parce qu’il offre une alternative, une constellation d’approches, là où une approche traditionnelle prône l’univocité et la maîtrise. Pour moi, les flacons naturels expriment davantage le lieu d’où ils viennent, ainsi qu’une palette d’émotions uniques.

La révélation s’est faite lors d’une dégustation de vins traditionnels. C’était un exercice intellectuel mené surtout avec le nez car, comme il se doit, nous crachions. Pourtant, j’ai commencé à sentir en moi une ivresse mauvaise, un écoeurement. Jamais ce genre d’expérience ne m’est arrivée avec le vin nature. En raison de la digestibilité des crus et du « toucher de bouche », comme on disait au Moyen Age, l’expérience se révèle polysensorielle. L’ivresse contractée est joyeuse, on se sent heureux. J’aime accompagner une telle dégustation d’un élan créatif, qu’il s’agisse d’un dessin ou de trouver les mots justes pour en parler.

Tortue, 34, rue Edith Cavell, à 1180 Bruxelles.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content