Dans ses créations métissées, il aime transcender la précision du geste, confronter lenteur et vitesse. Pour le lancement de Belle d’Opium, le nouvel oriental d’Yves Saint Laurent, Akram Khan signe une chorégraphie troublante, interprétée avec passion par Mélanie Thierry. Pas de deux.

Comme toutes les petites filles romantiques, elle aimait s’habiller de rose pour jouer les ballerines, après l’école. Très vite, Mélanie Thierry saura que ces petits moments de plaisir du mercredi après-midi n’avaient rien d’une vocation. La sienne la conduira des scènes de théâtre aux plateaux de cinéma avant de la voir consacrée en 2010 César du meilleur espoir féminin pour son rôle bouleversant dans le film de Pierre Godeau Le Dernier pour la route.

Comme tous les petits garçons turbulents, il se cherchait un exutoire pour dompter l’insatiable besoin de bouger qui ne l’a jamais quitté. Mais au lieu de courir comme tant d’autres derrière un ballon rond, il apprendra la discipline chez l’un des maîtres du kathak, cette danse narrative qui prend ses racines dans le nord de l’Inde. Très vite, Akram Khan – qui s’est illustré en 2008 dans In-I aux côtés de l’actrice Juliette Binoche – saura faire sienne la rigueur quasi mathématique des gestes qu’il enchaîne encore aujourd’hui tous les jours. Pour entraîner ce corps qu’il appelle son  » instrument « .

De l’union de ces deux talents est née une ronde sensuelle, réinterprétation mythique de la danse sacrée de Salomé, séductrice éternelle, visage fantasmé d’un parfum opiacé. Construit autour d’un accord de lys blanc et de mandarine amère, embrumé de tabac, d’encens et de bois incendié, il est baptisé Belle d’Opium, en hommage à son aîné dont il partage le même flacon teinté de bleu électrique.

Jusque-là, Akram Khan n’avait jamais eu à raconter une histoire en si peu de temps. Trente secondes à peine pour traduire la passion, l’envoûtement, la transeà  » Un vrai challenge quand vous voulez dire tellement « , admet-il. Mais c’est la difficulté de l’exercice, justement, qui a tenté le chorégraphe, qui s’est entouré pour l’aventure de son complice de longue date, le compositeur Nitin Sawhney. La réalisation du spot publicitaire est confiée à Romain Gavras – le fils de Costaà – dont la caméra nerveuse et incisive réussit à capter l’essence même des mouvements troublants de la jeune interprète.

 » Avec Mélanie, nous avons travaillé des pièces très courtes, rappelle le chorégraphe. Jamais plus de trente secondes d’enchaînements. Le maximum de ce que l’on peut raisonnablement exiger d’une danseuse dont ce n’est pas le métier. Mélanie s’est littéralement emparée du personnage de Salomé. Elle a à la fois un côté innocent, presque enfantin mais en même temps, elle peut apparaître comme extrêmement séductrice, prête à bondir sur sa proie et j’aime ce contraste. « 

La courbure des doigts, les mains qui se rejoignent sur le front en signe de prière, le corps qui s’enroule sur lui-même de plus en plus viteà La signature esthétique d’Akram Khan est partout. Une gestuelle bien particulière que la nouvelle égérie d’Yves Saint Laurent a peaufinée cinq heures par jour, dans un studio, pendant plus d’un mois.

 » Pour un film, il peut vous arriver de devoir apprendre à manier l’épée, à monter à cheval, détaille Mélanie Thierry. Ici, ce que l’on me demandait, c’était de découvrir un personnage, à travers la danse. Faire cette expérience, avec à ses côtés l’un des meilleurs chorégraphes du monde, c’est une chance inouïe. Le but n’était pas de filmer de beaux mouvements. Mais de découvrir une énergie et de la traduire en quelque chose de gracieux qui symbolise aussi l’opium et l’addiction.  » Un travail intense, douloureux parfois, où la pitié n’a pas sa place même quand le dos demande grâce et que les pieds sont en sang.  » La danse est une discipline terrible qui vous pousse à dépasser vos propres limites, ajoute Mélanie Thierry. Ça réveille plein de choses en soi. C’est presque thérapeutique.  » Pour l’aider, l’actrice césarisée a pu compter sur le soutien de Hsu Suman, une proche collaboratrice d’Akram Khan qui avait préparé physiquement Juliette Binoche pour le spectacle performance In-I qui a fait le tour du monde.

Des rencontres extrêmes comme celle-là, toute la carrière d’Akram Khan en est ponctuée. Après s’être frotté à la danse contemporaine pendant ses études universitaires, il imagine en 2005 un formidable numéro de théâtre dansé, Zero Degrees, avec l’Anversois Sidi Larbi Cherkaoui devenu son ami. Dans le duo Sacred Monsters qu’il signe en 2006 avec la danseuse étoile française Sylvie Guillem, tous deux explorent leurs souvenirs d’enfance.  » Rien n’est plus important pour un artiste, insiste-t-il. Nous replongeons constamment dans nos expériences corporelles et émotionnelles. En danse, même si les formations en kathak ou en classique ont l’air, en apparence, très différentes, elles ont en commun le même souci d’atteindre la perfection. Par la répétition de gestes codifiés à l’extrême, un entraînement intense. C’était essentiel pour moi de passer par là. J’aime la discipline mais j’aime aussi pouvoir rompre avec elle. Si vous ne vous sentez jamais emprisonné, comment pouvez-vous vous libérer ?  »

Lui qui se joue sans cesse de cette double culture faisant de lui un étranger à Londres comme à Dhaka, lui qui parle le bengali avec une pointe d’accent bourgeois – l’héritage de sa mère -, ne cherche jamais à trouver l’équilibre.  » Je suis incapable d’écouter de la musique traditionnelle indienne trop longtemps sans suffoquer, littéralement, confie Akram Khan. Il y a une part de moi qui me souffle que je n’ai pas ma place là-bas. Mais j’éprouve exactement la même chose quand je suis plongé dans un univers exclusivement contemporain. Passer de l’un à l’autre, c’est une manière de fuir l’immobilisme.  » Cet état de non-vie qui, enfant, le terrifiait déjà. Et poussera sa mère à l’inscrire, presque contre son gré, à son premier cours de kathakà  » Je dois bien admettre qu’au début cela n’allait pas du tout de soi, avoue-t-il. La seule chose qui me plaisait, c’était d’être le seul garçon de toute la bande ! Mais même lorsque je me plaignais, ma mère n’a jamais voulu que j’abandonne. Quand j’y pense, c’est une bénédiction qu’elle ait tenu bon. « 

Son destin passait-il donc par le kathak ? Akram Khan n’a pas la réponse à cette question existentielle – y a-t-il quelqu’un là-haut qui tire les ficelles pour nous ? – qui servira de fil rouge à son prochain spectacle, Vertical Road, en tournée à Anvers, en décembre prochain (*). D’ici là, il sera retourné au Bangladesh pour y préparer un nouveau solo en hommage à ce pays si malmené par les éléments que d’aucuns le considèrent comme le laboratoire du monde en termes de réchauffement climatique. L’Orient de ses racines. En immersion totale.

(*) Vertical Road, Akram Khan Company, du 2 au 4 décembre, au deSingel, à Anvers. www.desingel.be

Par Isabelle Willot

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content