En adoptant l’allure militaire, la mode impose au vêtement des codes stricts et une discipline de fer. Cet été, notre vestiaire se tient au garde-à-vous.

L’été passé, l’allure se la jouait pacifique chic, incitant à renouer avec le joyeux temps du flower power et le B.A.-BA du style hippy ou bohémienne sophistiquée, avec force voilages et couleurs en cascade. Ce relâchement de la garde-robe, ce périple vestimentaire façon Katmandou aura été de courte durée. A présent, nous sommes priées de cirer nos pompes, d’empeser nos chemisettes à paddings, de vérifier le maintien de notre ceinturon, la brillance de nos boutons cuivrés et de saluer le printemps, le doigt sur la couture du pantalon… Toutes celles qui suivent la tendance de l’instant, comme le peuple d’Israël collait à la semelle du prophète Moïse, seront ainsi sommées de troquer leur ashram contre les murs d’une caserne et leurs robes vaporeuses contre un treillis réglementaire.

En clair et au son du clairon, les créateurs ont été particulièrement sensibles au prestige de l’uniforme, cette saison. Craquant pour le kaki ou les motifs camouflage, les  » pythies  » du prêt-à-porter féminin n’ont cependant pas l’intention de passer inaperçues – ce qui est pourtant l’essence même de l’uniforme -, sous les feux nourris des tendances.

Chez Louis Vuitton, par exemple, Marc Jacobs s’inspire plutôt de la pulpeuse infirmière  » Hot Lips  » du film M.A.S.H. de Robert Altman ou de Brigitte Bardot en  » Babette s’en va-t-en guerre  » que de GI Jane/Demi Moore au crâne rasé et au marcel maculé de boue et de sueur. Galonnée Vuitton, Madame la Générale sait ce qu’est la stratégie de la séduction: spencer ultra-court et faussement martial, veste beige à poches appliquées et jupe droite qui fait mine de marcher au pas, képi de capitaine crânement planté sur la tête, corsage strict mais soyeux pour écuyère émérite issue d’une grande école de cavalerie, jacquette à trois boutons qui dégage volontiers la troupe d’un joli décolleté et d’un nombril parfait, blouse à courtes manches d’un para dont la mère était première d’atelier, mini-culotte à impression camouflage, méli-mélo de motifs fleuris et d’impressions tachistes… bref, toute une panoplie prête à se muer en armes fatales sur le corps de celle qui l’arbore aussi fièrement que la Légion d’honneur.

Sexy aussi, les soldates un peu trash de John Galliano pour Dior en treillis élégamment effilochés et marcels qui jouent à la guerre des bretelles, surtout quand elles sont  » shootées  » luttant au corps-à-corps dans des campagnes de pub qui réveillent la libido en lieu et place de l’instinct belliqueux. Nettement plus correctes, les belles guerrières imaginées par Miu Miu et Comme des Garçons réfèrent davantage à l’instinct de chevalerie qu’au déluge d’artillerie. Tandis que sous la griffe Céline, le designer américain Michael Kors sangle ses soldates de ceinturons à cartouches mais les revêt de textiles soyeux et fluides qui n’ont plus, de militaire, que la couleur kaki.

En total look, comme chez l’Américain Miguel Adrover qui mène à la baguette et emballe de gabardine ses égéries post-révolutionnaires, l' » army style  » se décline en touches subtiles dans les créations estivales de MaxMara où certaines pièces, en écru colonial, beige sable racé ou kaki très classe, rappellent l’atmosphère dangereusement sereine du  » Désert des Tartares  » de l’écrivain Dino Buzzatti ou celle, poétiquement perverse, d’un  » Thé au Sahara  » du réalisateur Bernardo Bertolucci. Et outre-Manche, les designers anglais Alexander McQueen, Matthew Williamson avec ses blouses arachnéennes ornées de dessins  » camouflage  » et Hussein Chalayan avec ses petites vestes strictes très manifestant maoïste, se rangent à leur tour sous les drapeaux du military chic.

Une tendance vestimentaire serait misérable sans ses indispensables accessoires. Celle-ci accepte donc volontiers le renfort de lunettes dotées de grosses montures très  » opération commando « , de plaques d’identité militaires façon guerre du Vietnam et signées Gucci, Dior, Bulgari ou Dinh Van ou encore de chaussures martiales, à l’instar de la nouvelle basket Converse tachetée en brun, beige et kaki, qui permettent aux amazones urbaines de sauter la barricade d’un pied léger et sans avoir l’air plouc.

Non content de baptiser  » Parade  » son défilé de l’été 2001, Gaspard Yurkiévich, l’un des jeunes  » loups  » du stylisme français actuel, met lui aussi les accessoires militaires en première ligne dans sa collection. Témoins ses képis haute couture formés en patchwork de tissus similaires à ses créations vestimentaires et dont il apprécie le côté fétichiste.

Jeux de guerre

 » Cette résurgence de l’esprit militaire dans la mode est finalement très ludique, constate le psychanalyste Michel Pieront. La femme s’amuse à se déguiser en guerrière et son acte comporte une certaine dérision, alors que l’homme, quand il s’applique à jouer « au petit soldat », se prend beaucoup plus au sérieux (défilés de vieux véhicules militaires avec figurants déguisés, etc.). Je pense qu’elle se gausse un peu de lui, de ses manies. Ou que, habillée de la sorte, elle signifie à sa moitié qu’il croit que la stratégie de la séduction repose entre ses mains alors qu’en réalité c’est elle qui commande. « 

Le quotidien  » Libération « , lui, parle de collections de  » prêt-à-ramper  » (1) qui constituent la tarte à la crème du moment dans les revues féminines et il interprète la vogue de l’imprimé camouflage en tant qu’illustration pseudo-excentrique du début des années 2000.

A l’instar des motifs fleuris, du duo noir et blanc, du tweed, des zébrures ou de la fourrure, le style militaire est en effet une constante dans l’univers de la mode. Et cela depuis des lunes.

La cape ou capote militaire ( NDLR: très en vogue, d’ailleurs, dans les défilés féminins et masculins de l’hiver prochain), le caban (duffle-coat) qui remonte au XVIe siècle et fit un tabac chez les gars de la marine avant Chanel et Saint Laurent, le trench-coat généré par le  » manteau des tranchées  » lors de la guerre 14-18 et, au même moment, le coloriage bariolé, appelé  » camouflage « , du matériel de guerre que l’on voulait rendre invisible à l’oeil de l’ennemi ont été passés en revue par les créateurs.

Idem pour le tee-shirt (tricot de corps en forme de T) adopté – déjà! – à l’aube du XXe siècle par la marine américaine, la  » bomber jacket  » des héros de l’aviation durant la Seconde Guerre mondiale ( NDLR: qui a oublié leur réinterprétation bécébégé par Chipie et Chevignon au début des années 1980?), le gilet pare-balles mué en espèce de débardeur hivernal, le bon vieil  » army pant  » et ses poches latérales courant le long de la jambe – c’est le  » jeans  » des techno-beat du début des années 1990 et de plusieurs générations streetwear… Sans oublier la veste à col Mao récupérée par les soixante-huitards en révolte contre la société de consommation et la parka vert olive à moelleuse doublure, digne filleule du paletot esquimau…

Tous ces habits qui défilèrent sur le dos des conscrits de tous bords ont été maintes et maintes fois (ré)ingurgités par les créateurs de mode. En rafale, on épinglera Yves Saint Laurent et sa mythification de la veste saharienne, Vivienne Westwood et son complice Malcolm Mc Laren proposant, question de pure provoc’, des uniformes en vinyle très  » Elsa, la Louve des SS  » et des casquettes siglées genre IIIe Reich dans leur boutique londonienne répondant au nom explicite de  » Sex  » (1974), les inspirations militaro-chics du créateur italien Franco Moschino disparu prématurément en 1986 ( NDLR: ce qui n’a pas empêché ses successeurs d’utiliser abondamment ledit thème, dans leurs campagnes de pub, notamment), les poses martiales ou belliqueuses des mannequins de Versace pour la collection de l’hiver 1996-1997, les coupes hyper-disciplinées et les larges carrures conçues par Thierry Mugler, les belles en brandebourgs et galons de Ralph Lauren (1993) ou les références plus qu’explicites à l’allure militaire du designer autrichien Helmut Lang et du Belge Dirk Bikkembergs via ses collections masculines.

Comme le souligne le bel ouvrage  » Uniform: Order and Disorder  » (2), publié en janvier dernier ( NDLR: en parallèle d’une exposition sur l’uniforme dans l’habillement masculin au Pitti Imagine Uomo, le salon annuel du prêt-à-porter masculin de Florence), les arts, la mode, le cinéma et la musique n’ont cessé de s’inspirer, voire de mettre en exergue la tenue militaire.  » L’uniforme est tour à tour rassurant et dérangeant, symbole ici de discipline et là, d’indiscipline totale. Tantôt il unit les gens sans se préoccuper de leurs différences socio-économiques, sexuelles ou ethniques, et tantôt, il les divise cruellement « , notent dans le livre susnommé la pléthore de journalistes et d’écrivains qui se sont penchés sur le phénomène du vêtement militaire.

Loin de se limiter à une notion de vêtement durable, solide et fonctionnel qui permit, il est vrai, de redynamiser les entreprises textiles d’avant et d’après-guerre, l’uniforme est aussi vecteur d’érotisme, de fétichisme, de contestation – ou d’approbation – de l’ordre établi qu’il soit politique ou économique, d’appartenance à une  » tribu  » précise ou de désir plus ou moins naïf de se démarquer d’autrui…

 » Il y a trente-cinq ans, le détournement de l’uniforme s’avérait beaucoup plus percutant, plus affirmé que la tendance que vous évoquez aujourd’hui, remarque Francine Marot, historienne du costume et chargée, jusqu’il y a peu, de diriger le département stylisme-modélisme de l’école Saint-Luc, à Bruxelles. Autrefois, le port de l’uniforme par les jeunes contestataires, quels qu’ils soient, véhiculait une puissance particulière. Avec un uniforme, on affirme un pouvoir et/ou on gomme une personnalité… A présent, les allusions militaires restent très anecdotiques: un bataillon de poches appliquées, des accessoires portés, il est vrai, avec un certain humour, des épaulettes et des paddings pas du tout agressifs puisqu’ils sont montés sans renforts et dans la même matière que le reste du vêtement, des imprimés camouflage repris sur des pièces très féminines – les femmes, à l’armée, ne porteraient jamais cela! -, des vestes et des chemisiers kaki ou beiges qui, hors leur contexte militaro-chic, se fondent sans problème dans la garde-robe urbaine, etc. C’est surtout aguichant, cette démarche des stylistes. Ou, à la limite, cela évoque un transfert sensuel entre les genres masculin et féminin. « 

La jeune femme de l’été 2001 pose donc en militaire d’opérette et pendant qu’elle singe le sergent-major ou l’épouse de l’adjudant-chef Cruchot,  » monsieur-mode  » puise ça et là dans la  » gamelle vestimentaire  » du style militaire, privilégiant la cohorte du confort cool et de la nonchalance sportswear-chic que l’on voit défiler chez des créateurs tels que Yohji Yamamoto, Dries Van Noten, Jean-Charles de Castelbajac, Jean Colonna, etc.

Au fait, après avoir marché au pas tout l’été, les cigales du style que nous sommes pourront-elles prendre une perm’ et troquer les tissus camouflage, les vestes galonnées et les croquenots lacés contre quelque chose de plus flou-fou-froufrou? Pas sûr: l’hiver 2001-2002 bombe le torse devant les capes vert bouteille, les jacquettes strictes à double garnison de boutons, les bottes plates mi-mollets, le trio marine, gris et noir, les redingotes sans faux plis et autres chapskas ou vestes à brandebourgs héritées des anciennes armées prussiennes… Tendance trop profilée podium, me direz-vous? Et bien vous serez consignées, car, plus que jamais, ce cousin civil de l’uniforme militaire, le tailleur, sera, selon les prêtresses du style,  » le  » vêtement de combat attitré de toute businesswoman qui se respecte!

(1) « Libération » du 18 mars dernier.

(2)  » Uniform: Order and disorder  » est paru aux éditions Charta et existe uniquement en italien et en anglais.

Marianne Hublet

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