Le retour du béton sur la scène créative

© JEAN-LUC LALOUX PHOTOGRAPHE
Mathieu Nguyen

Le béton a longtemps souffert d’une image négative. Pourtant, il possède de nombreuses vertus et qualités. Le temps est peut-être venu de l’envisager sous une perspective nouvelle et de ravaler certains préjugés.

Il y a quelques mois, l’enseigne trendsetter anversoise Coccodrillo inaugurait sa nouvelle boutique, aménagée par l’architecte gantois Glenn Sestig. Et qu’ont choisi ces deux éminents représentants du lifestyle flamand pour habiller l’espace de 250 m2 ? Des sols aux plafonds, du béton.

Le retour du béton sur la scène créative
© SDP

On le sait prisé des chantres du cool et il a connu ses virtuoses, qui se sont employés à révéler sa noblesse : Le Corbusier l’a ainsi travaillé  » comme Michelangelo le marbre  » et le démiurge de Brasilia, Oscar Niemeyer, l’a utilisé pour épater la planète entière. Plus proche de nous, des visionnaires de la trempe du Belge Juliaan Lampens contribuèrent également à sa gloire… alors même qu’une coulée aux airs de déferlante s’abattait sur le XXe siècle. Et c’est sans doute là que le bât blesse. La formidable exploitation qu’en firent les génies de l’archi fut occultée par sa capacité à répondre aux défis démographiques de son temps – c’est encore le principal matériau de fabrication de deux habitations sur trois dans le monde. Durant longtemps, le béton fut du coup injustement réduit, dans l’imaginaire collectif, au rôle de complice de prédilection d’exactions urbanistiques : HLM, parkings ou bâti mégalomane évoquant la période soviétique.

Le retour du béton sur la scène créative
© SDP

Au tournant du millénaire, pourtant, ce mal-aimé connaît enfin la reconnaissance d’un public qui le snobait un peu, séduit par les performances de cette  » pierre liquide  » résistante et naturelle, adaptée à la production locale, recyclable, peu énergivore et que l’on peut modeler au gré de ses envies.  » On prend des cailloux, du sable, du ciment, un peu d’eau, on mélange, et voilà « , comme nous l’a résumé l’architecte Bruno Erpicum (lire par ailleurs). Un matériau simple au potentiel quasi illimité, qui offre ses richesses aux architectes, voire même aux designers, et donne corps à leur créativité. La preuve avec des expos, des objets, des livres… Et deux intérieurs qui mettent cette  » matière grise  » à l’honneur.

Architecture

Ardent défenseur du béton, l’architecte Bruno Erpicum est l’un de ses meilleurs ambassadeurs belges, depuis plus de trente ans. Intarissable sur le sujet, il lui a d’ailleurs consacré une conférence lors de la dernière Design Week de Milan.

Le retour du béton sur la scène créative
© ATELIER D’ARCHITECTURE BRUNO ERPICUM

Décrié. « Cela me désole que l’on puisse assimiler le béton à un matériau pauvre, mais c’est à mon sens un problème moins urbanistique que culturel. Sa mauvaise réputation fait référence à des exemples du passé, à des édifices des années 60, 70 voire 80 qui n’ont pas été conçus avec soin, dans un contexte de développement immobilier où le bénéfice immédiat primait sur la longévité. »

Historique. « Le Corbusier disait que le béton était magique -et il n’a rien inventé, puisqu’on l’utilise depuis l’époque romaine. De tout temps, des architectes y ont eu recours pour réaliser des choses brillantes, il n’a eu mauvaise presse qu’à partir du moment où des ingénieurs se sont mis à penser qu’il ne fallait pas le manipuler avec attention, et ont multiplié les armatures mal placées qui, après vingt ou trente ans, n’ont vraiment pas fière allure. On s’est focalisé là-dessus et l’image de marque du matériau en a énormément souffert. »

Le retour du béton sur la scène créative
© ATELIER D’ARCHITECTURE BRUNO ERPICUM

Actuel. « Le béton répond très bien aux aspirations actuelles des architectes et de leurs clients. Et il autorise des constructions qui s’intègrent dans la nature. Depuis cent ans, les préceptes de l’art de bâtir recommandent d’abandonner toute forme de décoration au bénéfice de la justesse des proportions. Si l’on poursuit dans cette voie, on peut dire « Abolissons toutes les matières superflues qui habillent l’architecture » et revenons-en à l’expression de la structure même du bâtiment. A ce moment-là, on peut pousser la réflexion plus loin, et être « plus moderne que les modernes ». »

Propriétés. « Grâce à ses incroyables vertus, on peut donner des formes insoupçonnées ou imaginer des surfaces qu’il ne faut plus jamais peindre ou retoucher – et l’on remplace le vieillissement par une patine. Sur certains projets, nous avons travaillé la façade avec des redents et des ressauts horizontaux, pour qu’elle soit « salie » par la poussière et la végétation, et puisse vibrer comme les rochers environnements. On peut donc choisir la façon dont un bâtiment évolue. »

Design

Si son usage dans l’aménagement intérieur est plutôt associé aux revêtements de sols, murs et plafonds, le béton peut également faire le bonheur des designers et être utilisé dans la conception d’accessoires ou de mobilier.

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1© sdp

Dès le début des années 2010, de jeunes marques telles que Specimen Editions (1.) s’y sont essayé, tout comme des éditeurs historiques du calibre de Molteni & C, dont la table Arc de Foster + Partners (2.) démontra tout l’intérêt des éléments moulés en un seul bloc et colorés dans la masse.

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2© sdp

Si d’autres ont continué de creuser la voie, à l’instar de Made.com ou de MDF Italia, qui présenta l’an dernier la table Rock du Studio Massaud (3.), certains s’en sont fait une véritable spécialité, comme les Britanniques de Living Concrete Furniture.

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3© sdp

A la dernière Biennale Interieur de Courtrai, un nom jusqu’alors inconnu au bataillon s’est par ailleurs distingué avec une curieuse association : métal, couleurs pastel et béton.

Glenn et Sylvie Buydaert partagent une passion pour le design… et un paternel dans le secteur de la construction. Si le premier a mis au point le prototype de leur projet commun, intitulé Bultin (4.), c’est sa soeur qui l’a poussé à le commercialiser.

« Sur papier, la combinaison peut paraître bizarre, nous dit-elle, et beaucoup de gens sont incrédules quand on leur explique le concept, mais leur avis change quand ils voient le résultat. La palette pastel adoucit la dureté des matériaux industriels et permet à l’ensemble de fonctionner. Le béton nous a semblé une évidence parce qu’on pouvait s’y attaquer nous-mêmes, dans le garage familial.

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4© sdp

Et c’est vrai que c’est à la portée de tout le monde, mais dès le moment où l’on recherche des structures plus fines et des proportions précises, cela demande beaucoup de connaissances. C’est pourquoi nous avons été conseillés par Eric Coeman, grande référence en la matière. Tout ce qu’il nous a appris a balayé mes derniers a priori – je l’avoue, je trouvais jusqu’alors le béton « sec » et un peu monotone, avec toujours les mêmes textures, les mêmes couleurs. Puis j’ai découvert qu’on pouvait jouer avec énormément de paramètres, et obtenir une large variété de teintes, même sans colorant. On ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : après la lampe et le banc, on songe à un troisième objet, sans doute une table. On y travaille ! »

Bibliographie

  • Le Béton, histoire d’un matériau, par Cyrille Simonnet, Editions ParenthèsesBasé sur une thèse soutenue en 1998, cet ouvrage remarquablement complet parcourt l’historique du mélange minéral des origines à nos jours. Malgré son érudition et sa rigueur technique, il reste abordable par les néophytes.
  • Archi Brut, par Peter Chadwick, PhaidonAmoureux du béton depuis l’enfance, Peter Chadwick est titulaire du compte Twitter This Brutal House, où il partage ses coups de coeur brutalistes ; une passion prolongée dans ce livre spectaculaire, « manifeste visuel » sublimé par ses photos en noir et blanc.
  • Architectures de béton, 46 réalisations contemporaines, par Betocib, Editions Dunod Un livre collectif publié par Betocib, association dont la vocation est la valorisation de la qualité architecturale et esthétique du béton. Edifices culturels, logements, bâtiments publics ou ouvrages d’art érigés par des architectes de renom sont passés sous la loupe à grand renfort de plans, dessins, photos et commentaires.
  • Du béton et d’autres secrets de l’architecture, par Tadao Ando, Editions de l’ArcheCe recueil de sept entretiens entre Michael Auping et le lauréat du Pritzker Prize 2015, Tadao Ando, qui est l’un des plus illustres serviteurs de la cause du béton, lève un coin du voile sur la pratique de ce génial autodidacte japonais. Grand admirateur de Le Corbusier, il parvint comme personne à effectuer une synthèse réussie du minimalisme, de la lumière et de la poésie des volumes.
  • Béton, par William Hall, PhaidonA travers cette large compilation, William Hall invite à reconsidérer la perception négative de cette matière « vivante et changeante », à la faveur d’une exploration visuelle comptant pas moins de 175 édifices, de la Rome antique à nos jours, de Frank Lloyd Wright à Zaha Hadid.
  • 100 Bâtiments contemporains en béton, par Philip Jodidio, TaschenCes deux épais volumes, totalisant plus de sept cents pages, dévoilent une sélection des plus belles réalisations de ces dernières années. Poids lourds, inclassables et jeunes promesses de la discipline s’y croisent en grand format et en couleurs.
  • Enfin, aux fans de DIY, on conseillera la lecture de guides pratiques tels que Le Béton Côté Maison, Créer sa déco de jardin en béton ou Objets déco en béton à faire soi-même.

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