Pourquoi les odeurs jouent un rôle essentiel dans nos espaces (décryptage)

© FLORE DEMAN
Nathalie Le Blanc Journaliste

Même si les odeurs sont d’une importance capitale pour nous en tant qu’espèce animale, lorsqu’il s’agit de nos espaces de vie, leurs effluves sont un peu le fruit du hasard. Certains concepteurs intègrent pourtant cette donnée dès le début de leurs recherches. Des précurseurs qui ont le flair!

Inspirez. Expirez. Nous respirons en moyenne plus de 20.000 fois par jour. Chaque inspiration nous apporte évidemment de l’oxygène, mais également un bouquet d’odeurs. Un mélange des plus généreux de surcroît, car notre nez est équipé d’environ 400 récepteurs olfactifs et, selon une étude de la Rockefeller University, il serait capable de reconnaître plus d’un billion d’odeurs différentes. « Contrairement à ce que nous pensions jusqu’à présent, nous, êtres humains, sommes particulièrement doués pour sentir les choses », nous explique Leslie Vosshall, à l’origine de l’étude. De plus, de tous nos sens, notre odorat est celui qui est le plus difficile à ignorer. Nous pouvons fermer les yeux face à la laideur; un casque antibruit nous permet de nous protéger des nuisances sonores; nous pouvons recracher un aliment dont le goût nous déplaît et ne pas toucher les objets aux textures désagréables, mais si nous voulons ne plus utiliser notre odorat, il nous faut arrêter de respirer, ce qui est plutôt compliqué.

Une vocation commerciale

Cela ne fait pourtant que quelques décennies que des chercheurs s’intéressent au fonctionnement de ce sens et à son effet sur notre psyché, notre mémoire et notre comportement. Et il reste encore beaucoup à découvrir, semble-t-il.

Ce que la science nous a déjà prouvé, c’est que les odeurs ont des conséquences énormes sur l’homme. Elles sont associées à des souvenirs et des sentiments et influencent souvent l’inconscient. Et les entreprises ont déjà compris comment tirer cela à leur avantage. Un bon parfum incitera le client à rester plus longtemps dans un magasin, influencera l’idée qu’il se fera de la qualité de la marque et le pousserait même à payer plus cher pour un même produit. Ainsi, au casino, les joueurs dépenseraient jusqu’à 45% d’argent en plus grâce à une senteur appropriée et Nike aurait constaté une augmentation de 80% de « l’intention » d’acheter après avoir développé un parfum d’ambiance, selon Time Magazine. Starbucks diffuse une odeur de café intense dans ses établissements, mais s’assure que les arômes des aliments en vente soient réduits au minimum. Ikea a demandé à l’artiste parfumeuse Sissel Tolaas de concevoir un parfum de Suède et des chaînes d’hôtels 5-étoiles comme St. Regis utilisent leur propre parfum d’intérieur (rose, lys, fleur de pommier et de cerisier) pour donner aux visiteurs un sentiment de convivialité, mais aussi de luxe. Le parc à thèmes Thorpe Park, en Angleterre, diffuse, quant à lui, des odeurs d’urine pour rendre l’attraction Saw 4 encore plus effrayante.

Mais il ne s’agit pas que de loisirs et de commerce. Selon une étude menée par la Nihon University School of Medicine, à Tokyo, un parfum floral et naturel permet de réduire les stress des employés dans un bureau et la Wheeling Jesuit University, aux Etats-Unis, a découvert que l’odeur de menthe poivrée a une influence positive sur les capacités de dactylographie et les exercices d’alphabétisation.

Des odeurs imperceptibles

Les odeurs ont indubitablement un effet sur notre humeur. Elles peuvent nous rendre heureux, tristes, excités ou nous apaiser. Ce qui explique peut-être l’augmentation de 13% de la vente de bougies parfumées et d’autres fragrances d’ambiance depuis le début de la crise sanitaire… Des désodorisants pour toilettes aux articles collector parfois très coûteux, le marché du parfum d’ambiance est d’ailleurs immense. L’an passé, il valait 22,89 milliards de dollars aux Etats-Unis.

Même la pandémie actuelle a sa propre odeur: désinfectant, gel hydroalcoolique et crème pour les mains.

Nous dépensons donc énormément d’argent pour agrémenter l’atmosphère olfactive de nos intérieurs… Alors que, selon Caro Verbeek, historienne des odeurs à l’Université libre d’Amsterdam, peu importe ce que nous faisons, chaque habitat à sa propre odeur! « L’absence d’odeur est un mythe, affirme-t-elle. Shampoing, produits de nettoyage, poudres à laver, tous ces éléments ont une odeur qui, combinée avec l’odeur et les parfums des personnes et éventuellement des animaux qui y vivent, forme l’odeur unique de chaque logis. » La spécialiste ajoute que nous ne la sentons pas car nous nous y sommes habitués. « Il nous faut environ sept secondes pour ne plus la percevoir. C’est logique, car si nous devions être conscients de toutes les effluves qui nous entourent, nous deviendrions fous. Mais quand nous revenons de vacances, nous humons subitement notre chez-nous, et si quelque chose ne va pas ou s’il y a une odeur inhabituelle ou omniprésente, nous nous en rendons compte. Même la pandémie actuelle a sa propre odeur: désinfectant, gel hydroalcoolique et crème pour les mains. Comme certains malades perdent leur odorat, nous allons pouvoir voir à quel point celui-ci est essentiel. »

Pourquoi les odeurs jouent un rôle essentiel dans nos espaces (décryptage)
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L’histoire en exemple

Curieusement, nous ne nous rendons pas compte que l’aménagement de nos habitations est en partie déterminé par les odeurs, explique l’experte: « L’historien français Alain Corbin a écrit un livre fascinant à ce sujet, Le miasme et la jonquille: L’odorat et l’imaginaire social. Les toilettes se trouvent généralement loin de la cuisine, pour des raisons évidentes, ainsi que les chambres à coucher, afin que votre sommeil ne soit pas dérangé. Quand il flottait encore une odeur désagréable dans les rues, les pièces de vie étaient installées à l’arrière. Les jardins étaient pensés pour sentir merveilleusement bon tout au long de l’année, et les fleurs, qui sentaient beaucoup plus fort au XIXe siècle qu’aujourd’hui, étaient utilisées pour parfumer les intérieurs. A l’époque, même les tulipes avaient un parfum prononcé. » Au Moyen Age, des herbes comme la lavande, le thym, le romarin, ainsi que les pétales de rose, étaient éparpillés sur le sol des différents espaces. Une fois écrasés par les pas des habitants, ils libéraient leur huile odorante. « Il y a quelques décennies, beaucoup d’intérieurs étaient décorés de meubles en bois de cèdre, dont l’odeur est très spécifique, complète encore la spécialiste. Et il y a à peine vingt ans, beaucoup de personnes fumaient, et tout était imprégné des cigarettes et cigares. C’est quelque chose que nous ne pouvons pas imaginer aujourd’hui. »

Maintenant que nous disposons de hottes à vapeur et de systèmes de ventilation puissants, nous pouvons vivre sans nous inquiéter que l’odeur de l’oeuf du petit déjeuner ne persiste jusqu’au soir…

Pourquoi les odeurs jouent un rôle essentiel dans nos espaces (décryptage)
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Ce qui étonne cependant Caro Verbeek, c’est que, bien que conscients des effets des odeurs, elles ne sont, de nos jours, généralement pas prises en compte dès la conception. Nous les ajoutons par après. « Du musc a par exemple été moulu et ajouté au mortier lors de la construction de la basilique Sainte-Sophie, illustre-t-elle. Le parfum était essentiel dans les monuments sacrés, car au début de l’Islam et du Christianisme, le parfum était considéré comme un langage que Dieu comprenait, et la diffusion de certains effluves amenait aussi immédiatement les fidèles dans un autre monde. » Mais il n’a pas toujours été question de spiritualité, précise l’historienne. « Des animaux sauvages, des personnes qui se battent et une foule sous un soleil de plomb… Dans le Colisée, ça ne devait probablement pas sentir bon. Le bâtiment disposait donc d’un système qui lui permettait de répandre des huiles aromatiques à travers le public. La Domus Aurea, le palais de plaisance de Néron, disposait d’un système de plafonds d’où du parfum et des pétales de rose pleuvaient sur les invités, et même l’oculus central du Panthéon était utilisé pour faire tomber des pétales plusieurs fois par an. »

Un sens négligé

Selon l’historienne, 70% de nos ressentis sont influencés par les odeurs. Mais alors, pourquoi chaque bicoque n’a-t-elle pas son propre système de parfum intégré, ou chaque hôpital, un moyen de diffuser des émanations apaisantes dans les salles d’attente pour mettre les patients à l’aise, ou chaque salle d’examen un parfum qui favorise la créativité et la réflexion chez les étudiants? Parce que l’odorat est le sens que nous valorisons le moins, répond l’architecte Peter-Willem Vermeersch, qui travaille sur la question « comment rendre nos bâtiments plus inclusifs ». « Le design et l’architecture sont principalement basés sur le visuel. Les autres sens sont moins exploités, surtout le toucher et l’odorat. Je crains que ce dernier ne soit jamais pris en compte par les architectes. L’anthropologue Tim Ingold et le sociologue Bruno Latour ont beaucoup écrit sur cette dominance du visuel, et selon eux, elle est liée au fait que le visuel a quelque chose d’objectif. Ce qui est vu peut être cru. Nous pouvons également établir une distance avec ce que nous voyons, mais aussi le capturer, le conserver. Autrefois, en le dessinant, et aujourd’hui, en le prenant en photo ou en le filmant. Les odeurs sont beaucoup moins maîtrisables, elles sont plus personnelles et ont un côté inexplicable. » Ce sens a par ailleurs été longtemps été considéré comme le plus bestial, et nous avons préféré le garder à distance. De plus, il est temporaire, ajoute l’architecte. « Même une construction en bois finira par perdre son bouquet caractéristique après un certain temps, par exemple. Surtout si ce bois est traité. »

Tentatives réussies

Résultat: même si les parfums peuvent procurer du plaisir, l’architecture et le design contribuent largement, aujourd’hui, à les éliminer. Les matériaux de construction modernes tels que le béton, la brique et le verre sont pratiquement inodores et les hottes à vapeur, systèmes de climatisation et autres ventilations font partie intégrante de tout bâtiment neuf.

Il existe toutefois des exceptions. Lorsque l’architecte suisse Peter Zumthor a reçu la Royal Gold Medal du Royal Institute of British Architects, il a déclaré: « L’architecture n’est pas une question de forme, elle est bien plus que ça. C’est une question de lumière, d’utilisation, de structure, d’ombre, d’odeurs, et bien d’autres choses encore. » Et l’homme a joint le geste à la parole. Dans ses thermes, à Vals dans les Grisons, certaines pièces sont équipées de lourds rideaux en cuir et dans la Flower Pool, les pétales de fleurs dans l’eau et des senteurs diffusées par les murs embaument la pièce. A Wachendorf, le concepteur a également imaginé la Bruder Klaus Feldkapelle pour les agriculteurs locaux. Une structure en bois ressemblant à une tente a d’abord été recouverte de béton, puis brûlée. Le feu a mis trois semaines à s’éteindre, et la forme et l’odeur du bois consumé persistent toujours. Enfin, quand Peter Zumthor a été chargé de concevoir le pavillon d’été de la Serpentine Gallery, dans les jardins de Kensington à Londres en 2011, il a opté pour une boîte en bois sombre contenant un jardin aromatique imaginé par Piet Oudolf. « Pour faire oublier les bruits et les odeurs de la ville », a-t-il expliqué lors d’interviews.

L’année suivante, c’est à Jacques Herzog et Pierre de Meuron que la création du Pavillon Serpentine a été confiée. Pour ce faire, ils ont invité l’artiste Ai Wei Wei. Ensemble, ils ont construit un bâtiment intégré dans le sol, qui faisait référence aux fondations des édicules temporaires érigés les étés précédents et était entièrement recouvert de liège. Les senteurs faisaient partie intégrante de l’expérience, elles devaient rappeler la terre fraîchement retournée.

Dans un même ordre d’idées, la Bahia House de Gaetano Pesce est constituée de six pavillons, dont un construit entièrement en caoutchouc. Pour en cacher l’odeur, celui-ci a été infusé à la lavande. Autant d’idées intéressantes mais encore très anecdotiques finalement au vu du champ des possibles qui s’ouvrent aux bâtisseurs d’espaces et designers.

Un avenir olfactif

Certains architectes vont néanmoins un pas plus loin. Lorsque Carol Phillips, du cabinet d’architecture Moriyama & Teshima, a été chargée de construire un centre multiconfessionnel pour l’université de Toronto, elle a compris que les différentes religions qui utiliseraient le bâtiment ont toutes leurs propres symboles et traditions olfactives – bougies, encens, fleurs… Elle a donc fait installer un système de ventilation sophistiqué, qui ne modifie pas l’air ambiant pendant les cérémonies, mais qui peut rapidement éliminer les odeurs par la suite. En outre, l’architecte a également utilisé du bois recyclé, des panneaux d’onyx et un jardin vertical où elle fait pousser des plantes odorantes. L’air du jardin est aspiré puis injecté dans le système de ventilation pour donner à l’ensemble du bâtiment une odeur « naturelle ».

Imaginez qu’un jour vous puissiez transporter l’odeur familière de votre foyer lorsque vous déménagez…

Selon Caro Verbeek, l’avenir se situe dans « ces systèmes qui ne font pas que filtrer les odeurs, mais qui peuvent aussi en diffuser si nécessaire. » Et de préciser que cela ne sera possible que lorsque les designers et les architectes se rendront compte de l’ampleur de l’influence des senteurs sur notre bien-être. L’experte poursuit ainsi cette vision prospective: « Les grandes villes pourraient utiliser des plantes pour limiter l’odeur de la pollution, par exemple. Ce serait bien si, à l’avenir, nous pouvions parfumer une pièce en fonction de ce que nous allons y faire et de ce dont nous avons besoin. Ou imaginez que vous puissiez transporter l’odeur familière de votre foyer lorsque vous déménagez, ou lorsque vous emménagez dans une maison de retraite… »

L’historienne est par ailleurs frappée par la méfiance que nous avons vis-à-vis de tous ces effluves. « J’entends souvent des personnes dire qu’elles considèrent ça comme de la manipulation. C’est étrange, car nous sommes influencés constamment par ce qu’on nous montre, et ça ne les dérange pas. L’artiste belge Peter de Cupere crée des choses très intéressantes en termes d’odeurs, par exemple… » Pour une maison de retraite néerlandaise à Doetinchem, le Belge a conçu une oeuvre d’art placée au centre du hall d’un bâtiment où sont principalement logées des personnes atteintes de démence. Les fausses fleurs de l’oeuvre d’art diffusent des fragrances florales, chacun des trois couloirs du bâtiment possède son propre bouquet, ce qui donne à chaque département sa spécificité. « Cet élément aide les résidents à s’orienter et donc à moins se perdre, explique notre experte. Mais cela évoque aussi chez eux des souvenirs et des sentiments, qui les rassurent. Peter de Cupere a même programmé des odeurs différentes en fonction des saisons. On pourrait s’attendre à voir apparaître de telles initiatives un peu partout, tellement elles font changer les choses. Je m’attends à ce que ce soit une voie à l’avenir. »

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