10 choses à retenir de la Fashion Week parisienne
Paris, capitale de la mode, a vu défiler les collections automne-hiver 22-23. Avec en bande-son, les mauvaises nouvelles de la guerre en Ukraine. Entre effroi et émerveillement, on en retient l’élan de solidarité avec les Ukrainiens, le goût de la peau dévoilée, le talent des Belges et la beauté pour tenter de sauver le monde.
1: La solidarité
Dans la Ville Lumière, au premier jour des shows, le lundi 28 février, Ralph Toledano, Président de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode invite » la grande famille de la mode à vivre les défilés des jours à venir avec la gravité qui s’impose en ces heures sombres » en rappelant que » la création repose sur le principe de liberté, quelles que soient les circonstances. Et le rôle de la mode est de contribuer à l’émancipation individuelle et collective de nos sociétés. » Chacun, chacune se positionna, en total look bleu et jaune, avec un ruban bicolore au revers de la veste, avec l’annonce par les labels, les maisons et les groupes de luxe de la fermeture temporaire de leurs boutiques en Fédération de Russie et le montant de leurs dons à l’Unicef, au Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés ou au Comité International de la Croix Rouge.
2: Le trauma de Demna Gvasalia
Balenciaga invitait au Bourget, on avait reçu un smartphone déglingué en guise d’invitation, il allait être question de dérèglement climatique pour un show qui portait le titre de » 360° « . Mais la guerre a fait brutalement irruption et tout a alors pris une autre dimension. Sur chaque siège, un tee-shirt XXL aux couleurs de l’Ukraine. Et sur l’étiquette, un code barre, qui renvoie à une demande pressante faite par la maison Balenciaga et son directeur artistique Demna Gvasalia, ambassadeur depuis de longue année du World Food Programme : » Ukraine appeal. The Worl Food Programme (WFP) has launched an emergency operation to provide food assistance for people fleeing the conflict inside Ukraine and in neighboring countries. Join Balenciaga in supporting WFP’s mission. The full amount of your donation will go to WFP. This has been enabled to a partnership between Balenciaga and WFP. » On sait que le créateur a grandi grâce au soutien du WFP. Car la guerre, l’exil, la peur, le froid, la faim, il connaît.
Il le confie dans une lettre de sa main posée sur chaque siège, en guise d’avant-propos au show de cette maison dont il est le directeur artistique depuis 2015. Il est né à Soukhoumi en Géorgie et sans fioriture, avec une justesse de ton qui dit son émotion et provoque la nôtre, il écrit que » la guerre en Ukraine a ravivé la douleur d’un traumatisme passé que je porte en moi depuis 1993 quand exactement la même chose est survenue dans mon pays natal et que je suis devenu un réfugié pour toujours « . Il a pensé tout arrêter, dans de pareilles circonstances, » la mode perd sa pertinence » et la Fashion week semble être » une absurdité « , et puis non, s’il annulait son show, ce serait comme s’il capitulait devant le mal qui l’a déjà tant blessé il y a presque trente ans. Et il termine par ces mots, on s’est permis d’y entre-apercevoir une once d’espoir : » Ce show ne demande aucune explication. Il est dédié au courage, à la résistance et à la victoire de l’amour et de la paix. » Alors dans le noir, on entendit sa voix grave et sobre lire en ukrainien un poème d’Oksander Olès avant que l’aube pâle ne se lève sur un paysage de froid, de blizzard et de neige, séparé des spectateurs par une vitre étanche – le choc est brutal, nous ne sommes in fine que des observateurs passifs, chanceux et protégés.
Tandis que les notes de piano d’Antonin Dvorak et de ses Slavonic Dances Op.72 vous coupent le souffle, les mannequins luttent contre le vent dans des vêtements noirs pour la plupart, parfois à peine serrés dans une maigre couverture ou dans des catsuits recouverts de gros scotch avec le logo de la maison. Ne surtout pas penser que le misérabilisme ici s’invitait, à l’origine de ce concept, Demna Gvasalia avait imaginé une allégorie du dérèglement climatique. Il se fait que l’Histoire a pris un tournant qui en décupla l’émotion.
3: Olivier Rousteing aime Le Petit Prince
Sur l’écran géant, au Carreau du Temple, dans le Marais, Olivier Rousteing place son Balmain sous les auspices de cette phrase du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry : » Il est bien plus difficile de se juger soi-même que de juger autrui « . Front row, on reconnaît Serena Williams, Neymar JR et Nicola Sirkis (Indochine). Le directeur artistique aligne les records : il est le plus suivi des designers sur Instagram (7, 6 millions d’abonnés), il a tout dit de lui dans le documentaire » Wonder Boy, Olivier Rousteing, né sous X » (2019) et réussi à attirer 4000 personnes à La Seine musicale la saison dernière pour fêter ses dix ans chez Balmain en un festival dont il a le secret avec ses muses, les mannequins des années 90 qu’il a toujours vénérées. En un exercice de contorsionniste, il s’est caché l’an dernier – victime d’un accident, il en a réchappé brûlé aux mains et au visage, par peur des » haters « , il avait tu tout cela.
Depuis, il a dessiné les premières silhouettes de cette collection automne-hiver, comme » une réponse » aux expériences douloureuses vécues sur les réseaux sociaux. » Comme beaucoup, confie-t-il par écrit en ouverture de son défilé, j’ai d’abord cru naïvement que l’innovation digitale serait le vecteur d’un changement positif. (…) Une grande partie de ma récente obsession malsaine à vouloir cacher tout signe de changement, de décoloration et de cicatrice pendant que je guérissais de mes brûlures est directement liée à la peur de m’exposer aux regards toxiques et aux jugements méprisants anonymes. Mais cette expérience m’a poussée à réaliser que la seule réponse possible est d’y faire face avec honnêteté. Ce fut un changement décisif pour moi, un changement radical que je ne peux que décrire comme libérateur. » Après le show, fait de carapaces très couture, comme des protections sur de la dentelle si fragile, on a vu Jean-Paul Gaultier se précipiter backstage. Sans aucun doute pour féliciter Olivier Rousteing. Il était écrit que le premier proposerait au second d’être son prochain » guest » pour la couture en juillet prochain, dans la foulée de Glenn Martens et de Chitose Abe de Sacai. Car depuis que Gaultier s’est retiré des catwalks, il s’offre pour le plaisir une petite visite guidée dans ses archives et invite les talents d’aujourd’hui à revisiter son oeuvre. Sûr qu’Olivier Rousteing en fera quelque chose de bien.
4: Les valeurs sûres
Quand tout semble fragile et si facilement destructible, on a le droit de se réfugier dans ses valeurs sûres. C’est ce que met en scène Chanel, dans un décor total tweed, qui fait ainsi honneur à la clairvoyance visionnaire de mademoiselle Chanel.
Elle piocha allègrement dans le vestiaire du Duc de Westminster pour imposer ce tissu éminemment masculin que Virginie Viard revisite en mood sixties avec une élégance sans tapage. Les valeurs sûres, c’est aussi ce que prône Hermès en défilant à la Garde Républicaine et en déployant à l’infini, par petites touches soudain sexy, l’univers équestre dans la vie d’une femme urbaine.
C’est enfin ce qu’accroche aux cimaises la maison Dior dans une grande tente carrée au milieu du Jardin du Luxembourg. Une galerie de 210 tableaux de l’artiste Mariella Bettineschi aligne des femmes déjà vues dans d’autres galeries si ce n’est qu’elles y étaient » invisibilisées » et qu’ici soudain mise en lumière, elles se parent d’un étrange regard dédoublé. Pour mieux voir sans doute la réinterprétation très efficace du tailleur Bar façon motarde par une Maria Grazia Chiuri toujours aussi féministe.
5: Le match nul entre Rihanna et Kim Kardashian
Outre les Instagrammeuses qui se font désormais appeler » Créatrices de contenu » ou » Talent « , les stars ont fait leur réapparition en front row des défilés post-pandémiques. Sachez que c’est un job full-time. Où il s’agit de surenchérir à coup de silhouette souvent corporate et toujours propice à un début d’émeute.
La preuve avec Emma Chamberlain, Leonie Hanne, Lena Situations. Et en tête de championnat, sur le podium, à égalité, Rihanna fièrement enceinte qui n’a rien à cacher chez Dior et Kim Kardashian littéralement scotchée par l’automne-hiver de Balenciaga.
6 : A bas les genres
La fluidité des genres a fait son chemin. Cela fait quelques saisons que les maisons montrent des collections Femme et Homme mélangées, poussent parfois l’audace plus loin en détournant les codes vestimentaires hérités du XXème siècle, en glissant les garçons dans une garde-robe de fille et inversement. Anthony Vaccarello, chez Saint Laurent, n’oublie pas que cette maison fut la première à tailler un smoking aux femmes. Nicolas Ghesquière, chez Louis Vuitton, cravate ses demoiselles ou leur fait enfiler un maillot de rugby oversized en une ode à » l’impermanence et la belle volatilité de l’adolescence « . Enfin, Ludovic de Saint Sernin mixe les unes et les autres, sans distinction, à son image de jeune éphèbe, accompagné tout de même de Gigi et Bella Hadid en ouverture et clôture de défilé.
7: Le vestiaire pour toutes d’Ester Manas
Ester Manas est entrée de plain-pied dans le calendrier officiel. Le duo bruxellois formé par Ester Manas et Balthazar Delepierre diplômés de La Cambre, invite à l’empouvoirement avec une collection sensuelle destinée à tous les corps et baptisée » Come as you are « . Leur message est beau, clair, généreux, juste et cohérent : » Come as you are, c’est une invitation, elle a un bon fond grunge, ne vous y trompez pas. Elle a beau avoir été déclinée pour vendre des hamburgers, elle n’a rien perdu de sa puissance évocatrice. L’exhortation est sensuelle et libertaire. Elle questionne le vrai du faux. Avec Ester Manas, il n’y a pas de politiquement correct, ce n’est plus l’heure, la grossophobie est encore à l’oeuvre. Alors en un pied de nez résolument sexy, nous creusons le vocabulaire de la lingerie.
Accumulation de dentelles, de fronces, de plissés, de tulle, de maille, de velours, de transparence, de peau nue. Ce deuxième chapitre fait suite au premier, en toute logique. On enfonce le clou. Le corps à corps affiche un processus intime, une sensibilité charnelle, une sensualité sexy. Comme une célébration, mieux, une affirmation de soi, telle que l’on se voit et qu’il faudra bien que le monde entérine. Et tant qu’à faire, que cela commence ici et maintenant. Une seule pierre angulaire pour cette collection automne-hiver : la question du désirable, en smart smizing. » C’est là véritablement que réside l’audace d’Ester Manas. Elle est légitime, assumée, joyeuse. On applaudit.
8 : L’exposition de Marine Serre
Sur 3 étages, dans le Marais et entre les murs de Lafayette Anticipations, Marine Serre s’expose, durant un week-end, les portes grandes ouvertes au public. Son » Hard Drive Exhibition » est comme une mise à nu. La créatrice française formée à La Cambre mode(s) y transplante son atelier, hybride les disciplines, présente son équipe, donne à voir un imaginaire collectif. Il y a un sens à la visite. Sa proposition : suivre étape par étape le processus de création, en toute transparence. Les racines d’une collection sont uniques et hybrides, confiées aux bons soins de celles et ceux qui font Marine Serre.
D’une matière première déjà usitée, ils donnent naissance à un vêtement. Le rapport au temps ici compte. Et la minutie importe. Alors on les voit trier des vêtements mis au rebut, car pour créer, il leur est en amont nécessaire de classer. Il leur faut extraire parmi la masse le meilleur du denim, des tee-shirts, des écharpes en tartan. Sélectionner les matières, leur qualité, les couleurs, leurs variations, les imprimés. Puis on les regarde couper. Sur une grande table, ils taillent les vêtements à upcycler. Cela exige de la réflexion. Ajuster le patron et l’étoffe, précautionneusement. Examiner la trame. Positionner les prints. Se saisir de l’outil, ciseaux, planche à découper, roulette. Ils savent que le geste est sans repentir et le tissu forcément unique. Ensuite, on les admire coudre. Ces femmes et ces hommes à la main si précise, précieuse ont la fibre, du fil et une aiguille. On s’arrête, le temps aussi. On les découvre juxtaposant les pans de denim, de coton, de tartan, avec précision.
On comprend que les mettre en volume, c’est créer le vêtement. Ultime étape, le repassage. Il a d’abord fallu retourner le vêtement, le poser sur la table d’observation, le passer au peigne fin, l’examiner à la loupe afin de vérifier la perfection de l’ouvrage. Dans » finitions « , il y a » fini « . Chez Marine Serre, c’est un adjectif qualificatif. Tout en haut, au dernier étage, six toiles décalées finalisent cette exposition singulière. On voit d’où vient l’étincelle : Marine Serre puise ses inspirations dans un corpus intime et universel. Une galerie de portraits compose son petit musée imaginaire. Avec la liberté visionnaire qui la caractérise, elle réinterprète à sa façon les grands maîtres de la peinture. Telle cette jeune fille à la fourchette d’après La jeune fille à la perle de Johannes Van der Meer, dit Vermeer, 1665. En lieu et place de la perle rare éclaboussée de lumière, une fourchette, objet du quotidien détourné, réinventé. Marine Serre s’empare du tableau phare du maître hollandais. Elle y met en scène sa vision d’un Orient et d’un Occident fusionnés dans un clair-obscur baigné de motif lune. Marine Serre ne fait décidément rien comme personne. Elle a tellement raison.
9: Le sexy de Courrèges
Ainsi l’avait rêvé Nicolas Di Felice : son deuxième show IRL pour Courrèges aurait des accents métalliques. Au milieu du catwalk formant un carré parfait, 30 000 cannettes vierges, métallisées qui seront réutilisées, rassurez-vous, compressées et finiront en petites stèles parfaites pour décorer les vitrines des boutiques.
Le créateur, formé à la Cambre mode(s) prouve ici sa maturité et sa parfaite compréhension des codes de cette maison mythique. Sa mise en scène fait référence à une autre, datée de 1973 où les mannequins se promenaient dans une casse automobile. Ses silhouettes monochromes, noires et blanches, ultra courte ont évidemment quelque chose de géométriques. La maille chaussette est désirable, les manteaux parfaitement coupés aussi, de même les mini blousons, les micro jupes et les cuissardes. Le sexy a toujours été là chez Courrèges, Nicolas confesse qu’il ne l’a pas inventé, il le recontextualise simplement, avec une énergie qui fait plaisir à voir.
10: Le beauté par-dessus tout
Quand tout semble s’écrouler, se rattacher à la beauté. C’est ce que propose Rick Owens. Dans des volutes de fumée parfumée de sa nouvelle création avec Aesop, sur la Symphonie n° 5 de Gustav Mahler, il fait surgir ses femmes statues dans des robes du soir sculpturales, on croirait des anges venus plaider pour la paix, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire si ce n’est choisir le parti pris de la grâce et de l’esthétique.
S’il est bien l’apôtre de la non couleur, il s’aventure du côté des tons pêche et abricot, y mêlant également deux silhouettes bicolores, bleu et jaune, sa façon d’être en pensée avec les Ukrainiens alors que les chars russes font route vers Kiev.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici