2020, année maudite pour la mode: Comment les acteurs du secteur vivent la crise et envisagent l’après

. © iStock

Fashion Weeks virtuelles, problèmes d’approvisionnement, risques de faillites… Face à la crise sanitaire, le monde de la mode est confronté à des choix difficiles. Faut-il continuer comme si de rien n’était ou revoir le système? Les acteurs du secteur tentent de se positionner, alors que le brouillard n’est pas encore levé.

Fin juillet, les organisateurs des Fashion Weeks de New York, Milan et Paris annonçaient encore que tout serait revenu à la normale en septembre, malgré la crise du Covid-19. Quelques semaines auparavant, les défilés Homme avaient été organisés en ligne, faute d’alternative, avec presque un mois de retard. Cette solution fut néanmoins moins désastreuse que ce à quoi beaucoup de professionnels s’attendaient. En dépit des circonstances, un grand nombre de créateurs et de marques (petites comme grandes) y ont en effet présenté un contenu exceptionnel. Nos coups de coeur: Walter Van Beirendonck et Botter à Paris, et Sunnei à Milan.

Vers la fin de ce marathon hors du commun, une poignée de maisons ont fait leur retour sur les podiums. A Milan, Etro et Dolce & Gabbana ont mis sur pied des défilés en plein air, pour un public trié sur le volet. Quelques jours plus tard, Jacquemus faisait de même dans un champ d’orge, à une heure et demi de Paris. Alors que Valentino présentait sa collection couture depuis les légendaires studios de cinéma Cinecittà, Dior investissait Lecce, une petite ville oubliée des Pouilles, pour faire découvrir sa pré-collection Femme.

En petit comité

Selon une enquête menée par des entreprises spécialisées, les retombées de la présence des shows d’été sur les réseaux sociaux restent toutefois décevantes. Et cela vaut aussi bien pour les présentations numériques que pour la poignée de défilés en direct. L’explication est évidente: le manque de spectateurs, et d’influenceurs en particulier, a mené à une diminution considérable des stories sur Instagram, et donc de la portée des marques. Les organisateurs des Fashion Weeks font (évidemment) preuve d’un peu plus de positivité. La plate-forme en ligne de la Semaine de la mode parisienne a accueilli 202.000 visiteurs, alors que normalement, seulement 5.000 personnes assistent aux différents événements. Mais soyons honnêtes, rien ne vaut un vrai show, en termes de publicité.

Et aujourd’hui, plus personne n’ose prétendre que septembre sera le mois du retour à la normale. La mode Femme aura bien droit à ses grand-messes créatives, à New York, Londres, Milan et Paris, mais également suivant le modèle des derniers mois: principalement en ligne, avec de temps en temps un événement en petit comité. Ne serait-ce que pour la raison évidente que voyager d’un continent à l’autre reste impossible. Pourquoi une marque miserait-elle sur un happening hors normes alors que la presse et les acheteurs potentiels ne peuvent être présents?

New York a ainsi réduit sa Fashion Week de moitié. Ralph Lauren, Michael Kors, Marc Jacobs et Tom Ford n’y participent de toute façon pas – il ne reste en fait aucun grand nom. En Angleterre, Burberry a échangé Londres pour la campagne. A Paris, Saint Laurent et Off-White se sont désistés. Et Koché organisera son défilé dans le parc des Buttes-Chaumont, assez vaste pour permettre le respect des mesures de distanciation sociale. Tout ça si la situation sanitaire ne s’aggrave pas d’ici là.

Les saisons en question

Les Fashion Weeks ne sont bien sûr qu’un instrument, un rouage du mécanisme bien huilé de l’industrie de la mode. Mais en fin de compte, tout tourne autour des ventes. Ces derniers mois, celles-ci ont évidemment connu des moments difficiles. Les résultats trimestriels des géants du luxe sont déplorables et presque personne ne sortira indemne de 2020. A Milan, Moncler a enregistré des pertes pour la première fois. A Londres, Burberry, Stella McCartney et Victoria Beckham ont dû supprimer de nombreux emplois. Ann Demeulemeester a été rachetée par des investisseurs italiens. Peter Pilotto et A.F. Vandevorst avaient déjà tiré leur révérence en début d’année, ce qui montre que la situation n’était déjà pas toute rose avant l’arrivée du Covid-19. En Belgique, l’implosion de FNG, le groupe derrière Brantano et Fred & Ginger, fort de 2 491 employés, fait beaucoup parler d’elle. Aux Etats-Unis, des marques de légende comme Brooks Brothers et J.Crew ont demandé une protection contre la faillite, tout comme les enseignes Neiman Marcus, Lord & Taylor et J.C. Penney, qui possédait encore les supermarchés belges Nopri et Sarma dans les années 70 et 80. Le jeune label Sies Marjan, sans réels problèmes financiers, a également dû déposer le bilan. Et de Diane von Furstenberg, il ne reste plus que l’ombre. La marque ferme presque toutes ses boutiques et ne prévoit plus de collections.

Au printemps dernier, alors que l’Europe entrait en confinement, on entendait déjà dire, ici et là, qu’il était temps de réinventer la mode. Tout devait et allait changer. En mai, deux collectifs de professionnels publiaient chacun une lettre ouverte distincte, mais avec les mêmes thèmes. Un groupe autour de Dries Van Noten, rassemblant notamment Marine Serre, Tory Burch et des dirigeants de grands magasins, plaidait entre autres pour que les dates de sortie des nouvelles collections correspondent mieux aux vraies saisons – plus de manteaux en mai ou en juin donc – et pour un report des soldes. Les auteurs de la lettre parlaient d’une « opportunité unique de mettre en place des changements fondamentaux qui simplifieraient la vie des marques, en les rendant non seulement plus respectueuses de l’environnement, mais également plus durables d’un point de vue social, et qui les rapprocheraient enfin de leurs clients ».

L’un des principaux problèmes concerne la surabondance de vêtements et de collections. Parfois, les collections des défilés ne sont disponibles en magasin que depuis un mois et demi avant le début des soldes. Les pré-collections ont une date de péremption un peu plus longue, mais les petits labels ne peuvent pas se permettre de sortir plus de deux collections par an, sur le plan financier et logistique. Pour les géants du luxe, qui contrôlent souvent aussi bien la production que la vente et ne proposent presque jamais de réductions, le système actuel fonctionne parfaitement. Alain Wertheimer, copropriétaire de Chanel, a annoncé dans des interviews que la marque continuerait à organiser des défilés six fois par an. Dior semble également déterminé à suivre ce rythme. Gucci, par contre, a fait marche arrière, en proposant seulement deux événements annuels, et des collections sans saison particulière. En juillet, la marque a présenté en ligne sa dernière pré-collection, au nom bien choisi d’Epilogue.

La fin d’un monde?

Ces derniers mois, les chaînes de magasins bon marché n’ont pas vraiment fait la une des journaux. Ce secteur a également enregistré de mauvais résultats. Lorsque l’on évoque l’avenir de la mode, on entend souvent dire qu’il n’y aura plus de place pour les productions non éthiques délocalisées dans les pays pauvres. Place à un monde plus « juste ». Mais ouvrons les yeux, quand le déconfinement a été annoncé, les plus longues files se trouvaient devant les Primark du monde entier.

En Belgique et en France, la période des soldes a commencé un peu plus tard que d’habitude. Mais uniquement en théorie. En Belgique, des réductions étaient déjà en place à l’achat de deux articles. A Paris, en mai, certaines chaînes proposaient déjà jusqu’à 60% de réduction sur les collections été sur présentation d’une carte de fidélité. Et, naturellement, les boutiques en ligne n’ont pas attendu non plus.

L’été 2020 n’était sans aucun doute pas un été comme les autres. A quoi devons-nous nous attendre durant les prochains mois? La fin de l’année sera-t-elle synonyme de retour au monde d’avant, ou la situation actuelle va-t-elle perdurer? Allons-nous et pouvons-nous continuer à dépenser autant d’argent pour des vêtements? Que trouverons-nous dans les rayons pour les prochaines saisons? Certains experts prédisent qu’après six mois de télétravail et de vidéoconférences passés à moitié en pyjama, la mode sera démodée et que l’avenir sera à la détente. Suivrons-nous toujours les tendances? Nos survêtements tout délavés seront-ils nos compagnons de style pour l’éternité? Ou investirons-nous bientôt avec enthousiasme dans des pantalons de jogging démodés mais hors de prix de la collection Homme du printemps 21 de Celine?

3. Le label français

Jean Touitou, fondateur de A.P.C.

Avec le recul, que pensez-vous de votre décision d’avoir annulé le show fin février?

Même sans recul, je savais que c’était la bonne décision. Ensuite, l’histoire a parlé. Que dire de plus? A l’époque, il avait été recommandé par une lettre aux parents d’élèves de l’école de ma fille de rester confiné chez soi si on arrivait de Milan. Cette lettre datait du 23 février (NDLR: un grand nombre de spectateurs de la Fashion Week parisienne avaient passé la semaine précédente à Milan).

Ça vous a étonné de vous retrouver seul?

Je ne l’étais pas. Agnès b. n’a pas défilé non plus. Et être à contre-courant est un état auquel je suis habitué.

Comment s’est passé le confinement pour A.P.C.?

Très organisé, mais pénible quand même. Tout le monde a travaillé beaucoup plus que d’habitude. Et je considère que l’Europe est toujours confinée, d’une certaine manière, car il n’y a plus de touristes. Les étrangers dans nos boutiques européennes représentent un tiers de notre activité. Donc même si le virus est moins là, ses conséquences vont persister pendant six mois encore. Je vous laisse faire vos calculs. Nous devons donc fonctionner comme un gouvernement et nous endetter. La seule différence est que les entreprises doivent rembourser ces dettes. Nous y arriverons, mais j’aurais préféré ne pas avoir à affronter cette énième plaie d’Egypte.

Y a-t-il un impact sur la saison hiver?

Oui, nous avons décidé, dès le 2 mars, de diminuer les productions. Mais toutes les matières avaient été achetées et même livrées. Il a fallu être très créatifs pour éviter des conséquences néfastes.

Et pour la suite?

Le soleil va continuer de se lever.

Vous avez décidé de faire des shows sur le tard. Qu’est-ce qui vous a décidé et, avec le recul, quel a été l’impact pour A.P.C.?

J’avais très souvent défilé dans le passé. Mais personne ne le remarquait. Le fait d’avoir fait des défilés plus visibles a beaucoup apporté à la marque. En termes de couverture médiatique bien sûr, mais aussi d’un point de vue narcissique, et je ne parle pas de moi. Les défilés constituent des moments importants pour l’équipe, pendant lesquels les limites sont repoussées, notamment grâce au stylisme de Suzanne Koller. L’impact en interne est important. C’est galvanisant. Je ne pense toutefois pas redéfiler avant 2021. Il faut que tout ce sable se redépose au fond de l’eau.

Vous avez déclaré ne plus vouloir faire partie de ce cirque.

Il faut savoir faire la différence entre compromis et compromissions. Je ne ferai pas de compromissions avec le système de la mode.

Dans une lettre à votre équipe, vous écrivez: « Nous entrons dans une période de révolution où tout doit être réinventé. » Comment voyez-vous le futur pour A.P.C.?

Comme celui d’un long fleuve tumultueux, avec un estuaire généreux.

Et celui de la mode en général?

C’est une crise très darwiniste. Un tiers des marques va disparaître. Mais le secteur n’apprendra rien de cette pandémie. Vous verrez que ce sera encore à qui sera le plus gros!

Qu’est-ce qui doit changer selon vous?

Par nature tout change tout le temps. Mais il va falloir être encore plus flexibles et ouverts qu’avant. J’aimerais que les tissus soient de meilleure qualité. Ça, c’est atteignable. Mais je n’ai aucun espoir sur la vanité humaine.

Robin Meason
Robin Meason© SDP/ LORRIS DUMONT

4. Le bureau de presse

Robin Meason dirige l’agence de relations presse Ritual Projects, à Paris. Elle représente de jeunes labels comme Y/Project, GmbH et Boramy Viguier et a contribué au succès de Vetements.

« La prochaine Fashion Week sera plus flexible, avec des présentations en ligne tout comme de vrais défilés. La seule condition imposée par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, qui organise cette semaine particulière, est que les événements ne peuvent pas durer plus de 20 minutes, pour que toutes les marques aient leur place. La Fashion Week Homme organisée en ligne, en juillet, était intense. Cette fois, on n’avait pas de seating plans à élaborer (NDLR: répartir les spectateurs lors de défilés peut devenir un casse-tête), pas d’invitations à envoyer et pas besoin de courir toute la journée. Mais j’avais toujours huit événements à superviser, en cinq jours. Nous avons organisé beaucoup de présentations Zoom entre les designers et des journalistes. Nous n’avons pas vu le temps passer.

L’avantage des présentations en ligne est que les petits labels reçoivent plus d’attention. C’est une agréable surprise. Pendant les Fashion Weeks traditionnelles, les médias principaux n’ont pas souvent de temps à leur accorder. C’est compréhensible, les journalistes ne peuvent pas tout faire. Mais cette fois-ci, ils ne devaient pas courir de défilé en défilé, il n’y avait pas de rendez-vous ni de cocktails. Juste des vidéos. Boramy Viguier a défilé pour la première fois en janvier, à un moment dans le calendrier qui n’était pas optimal. Beaucoup ont manqué cet événement. Mais en juillet, sa vidéo a attiré énormément d’attention, même de la part du New York Times. Pour un jeune styliste, c’est primordial. Toutefois, Boramy est aussi un peu frustré de ne pas avoir pu montrer ses silhouettes sur un podium.

Cette année aura bouleversé bien des codes, c’est certain. Mais quelle sera la suite? Quand pourrons-nous à nouveau voyager? Aujourd’hui, je ne peux pas imaginer qu’en janvier ou en mars 2021, tout sera revenu à la normale, comme si de rien n’était. Peut-être que nous continuerons à combiner différents formats, en ligne et en live. La question devient alors: une présentation Internet reçoit-elle autant d’attention qu’un vrai défilé? Comment récréer l’expérience en direct d’un défilé, en ligne? Comment transmettre les émotions à travers un écran? Pensez à l’ambiance électrique d’une salle, par exemple. Et pourtant, je conseillerais à mes clients de ne pas organiser de shows classiques pour l’instant. Un événement numérique me semble plus adapté, les invités se sentiront plus à leur aise. Je pense que nous nous sentons tous plus en sécurité quand nous ne sommes pas enfermés dans une petite salle et serrés sur nos chaises. »

Charlotte De Geyter
Charlotte De Geyter© SDP/ EVA DONCKERS

5. La jeune créatrice

Avec sa mère, Charlotte De Geyter a créé la marque belge Bernadette, vendue dans différentes boutiques haut de gamme dans le monde entier.

« Nos relations avec les clients ont été renforcées par le coronavirus, et la pause obligatoire s’est avérée positive pour notre créativité. Bernadette est une marque débutante, et pourtant, l’année passée a été très chargée. Avec le confinement, nous avons à nouveau eu le temps de penser à de nouveaux projets, comme une collection Homewear, avec des pyjamas en soie, et à un concept de recyclage d’anciens tissus et imprimés, pour en faire des masques, par exemple. De plus, nous avons pu prendre le recul nécessaire pour définir les éléments essentiels à l’ADN de notre marque: notre relation mère-fille, l’oxygène et l’inspiration que nous procure la nature, le plaisir que nous trouvons à aménager notre maison, et notre éternel optimisme. Grâce au Covid-19, ces points seront encore plus présents dans nos futures collections, et dans l’univers que nous imaginons autour. J’ai par exemple trouvé cela très chouette d’organiser un shooting dans le jardin de ma mère, avec nous-mêmes comme mannequins. Après des semaines d’isolement, c’était vraiment agréable de pouvoir enfin nous habiller pour une garden-party entre nous.

D’après les commandes que nous recevons via notre propre e-shop – que nous avons lancé pendant la quarantaine, en partie pour prendre les rênes en main et ne pas dépendre uniquement de nos points de vente -, nous remarquons que beaucoup de femmes n’attendent pas non plus d’être invitées à des cocktails pour bien s’habiller. Ce sont les robes les plus originales qui les attirent le plus. Je ne m’attendais pas à ça, mais cela me fait plaisir. Si la prochaine Fashion Week de Paris devait aussi avoir lieu virtuellement, nous savons maintenant que nous pouvons traduire l’ambiance et l’ADN de nos créations grâce à des vidéos et des photos. Le virus nous a motivées à nous tourner vers le numérique. »

2. Le géant japonais

Kaman Leung est directrice des opérations chez Uniqlo Benelux. En septembre, la chaîne ouvre sa deuxième boutique à Bruxelles, Porte de Namur.

« Ce nouveau magasin s’inscrit dans le plan d’expansion d’Uniqlo en Europe. Ce printemps, nous en avons aussi ouvert un à La Haye. Nous attendons de voir comment la situation va évoluer pour l’an prochain, mais nous espérons nous agrandir encore. L’Europe offre une belle marge de croissance à Uniqlo, principalement car nous ne proposons pas les mêmes vêtements dans toutes les villes. A Anvers, les clients sont plus fashion, et la nouvelle collection de J.W. Anderson s’y vend rapidement, alors qu’à Bruxelles, la demande concerne plus les pièces signées Inès de la Fressange. Je ne peux pas vous communiquer nos chiffres, mais il est évident que nous avons constaté une forte diminution de nos ventes ces derniers mois. Par contre, nos clients du monde entier ont trouvé le chemin de la boutique en ligne. Nous allons donc continuer à investir pour optimiser cette plate-forme.

On me demande souvent ce qu’il advient de nos excédents, mais pour être honnête, nous n’en avons pas vraiment beaucoup. Uniqlo n’est pas une entreprise de fast fashion. Notre approche est très différente de celle de Zara ou d’H&M, qui suivent les tendances de très près et proposent des modèles inédits chaque semaine. Avec notre collection Lifewear, nous proposons plutôt des articles intemporels destinés à être portés plus d’une saison. Ce que nous ne vendons pas aujourd’hui sera encore disponible la saison suivante. Si une pièce perd en popularité, alors nous adaptons les quantités. Ainsi, nous avons par exemple remarqué que les vêtements d’extérieur se vendent moins bien, notamment car nous restons et travaillons à la maison. Nos rayons de blouses, au contraire, sont les plus prisés. Elles sont faciles à entretenir et ne requièrent pas de repassage. Parfait pour une conférence Zoom. Nous allons donc en produire plus à l’avenir. »

Jean Touitou
Jean Touitou© KEVIN FAINGNAERT

3. Le label français

Jean Touitou, fondateur de A.P.C.

Avec le recul, que pensez-vous de votre décision d’avoir annulé le show fin février?

Même sans recul, je savais que c’était la bonne décision. Ensuite, l’histoire a parlé. Que dire de plus? A l’époque, il avait été recommandé par une lettre aux parents d’élèves de l’école de ma fille de rester confiné chez soi si on arrivait de Milan. Cette lettre datait du 23 février (NDLR: un grand nombre de spectateurs de la Fashion Week parisienne avaient passé la semaine précédente à Milan).

Ça vous a étonné de vous retrouver seul?

Je ne l’étais pas. Agnès b. n’a pas défilé non plus. Et être à contre-courant est un état auquel je suis habitué.

Comment s’est passé le confinement pour A.P.C.?

Très organisé, mais pénible quand même. Tout le monde a travaillé beaucoup plus que d’habitude. Et je considère que l’Europe est toujours confinée, d’une certaine manière, car il n’y a plus de touristes. Les étrangers dans nos boutiques européennes représentent un tiers de notre activité. Donc même si le virus est moins là, ses conséquences vont persister pendant six mois encore. Je vous laisse faire vos calculs. Nous devons donc fonctionner comme un gouvernement et nous endetter. La seule différence est que les entreprises doivent rembourser ces dettes. Nous y arriverons, mais j’aurais préféré ne pas avoir à affronter cette énième plaie d’Egypte.

Y a-t-il un impact sur la saison hiver?

Oui, nous avons décidé, dès le 2 mars, de diminuer les productions. Mais toutes les matières avaient été achetées et même livrées. Il a fallu être très créatifs pour éviter des conséquences néfastes.

Et pour la suite?

Le soleil va continuer de se lever.

Vous avez décidé de faire des shows sur le tard. Qu’est-ce qui vous a décidé et, avec le recul, quel a été l’impact pour A.P.C.?

J’avais très souvent défilé dans le passé. Mais personne ne le remarquait. Le fait d’avoir fait des défilés plus visibles a beaucoup apporté à la marque. En termes de couverture médiatique bien sûr, mais aussi d’un point de vue narcissique, et je ne parle pas de moi. Les défilés constituent des moments importants pour l’équipe, pendant lesquels les limites sont repoussées, notamment grâce au stylisme de Suzanne Koller. L’impact en interne est important. C’est galvanisant. Je ne pense toutefois pas redéfiler avant 2021. Il faut que tout ce sable se redépose au fond de l’eau.

Vous avez déclaré ne plus vouloir faire partie de ce cirque.

Il faut savoir faire la différence entre compromis et compromissions. Je ne ferai pas de compromissions avec le système de la mode.

Dans une lettre à votre équipe, vous écrivez: « Nous entrons dans une période de révolution où tout doit être réinventé. » Comment voyez-vous le futur pour A.P.C.?

Comme celui d’un long fleuve tumultueux, avec un estuaire généreux.

Et celui de la mode en général?

C’est une crise très darwiniste. Un tiers des marques va disparaître. Mais le secteur n’apprendra rien de cette pandémie. Vous verrez que ce sera encore à qui sera le plus gros!

Qu’est-ce qui doit changer selon vous?

Par nature tout change tout le temps. Mais il va falloir être encore plus flexibles et ouverts qu’avant. J’aimerais que les tissus soient de meilleure qualité. Ça, c’est atteignable. Mais je n’ai aucun espoir sur la vanité humaine.

Robin Meason
Robin Meason© SDP/ LORRIS DUMONT

4. Le bureau de presse

Robin Meason dirige l’agence de relations presse Ritual Projects, à Paris. Elle représente de jeunes labels comme Y/Project, GmbH et Boramy Viguier et a contribué au succès de Vetements.

« La prochaine Fashion Week sera plus flexible, avec des présentations en ligne tout comme de vrais défilés. La seule condition imposée par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, qui organise cette semaine particulière, est que les événements ne peuvent pas durer plus de 20 minutes, pour que toutes les marques aient leur place. La Fashion Week Homme organisée en ligne, en juillet, était intense. Cette fois, on n’avait pas de seating plans à élaborer (NDLR: répartir les spectateurs lors de défilés peut devenir un casse-tête), pas d’invitations à envoyer et pas besoin de courir toute la journée. Mais j’avais toujours huit événements à superviser, en cinq jours. Nous avons organisé beaucoup de présentations Zoom entre les designers et des journalistes. Nous n’avons pas vu le temps passer.

L’avantage des présentations en ligne est que les petits labels reçoivent plus d’attention. C’est une agréable surprise. Pendant les Fashion Weeks traditionnelles, les médias principaux n’ont pas souvent de temps à leur accorder. C’est compréhensible, les journalistes ne peuvent pas tout faire. Mais cette fois-ci, ils ne devaient pas courir de défilé en défilé, il n’y avait pas de rendez-vous ni de cocktails. Juste des vidéos. Boramy Viguier a défilé pour la première fois en janvier, à un moment dans le calendrier qui n’était pas optimal. Beaucoup ont manqué cet événement. Mais en juillet, sa vidéo a attiré énormément d’attention, même de la part du New York Times. Pour un jeune styliste, c’est primordial. Toutefois, Boramy est aussi un peu frustré de ne pas avoir pu montrer ses silhouettes sur un podium.

Cette année aura bouleversé bien des codes, c’est certain. Mais quelle sera la suite? Quand pourrons-nous à nouveau voyager? Aujourd’hui, je ne peux pas imaginer qu’en janvier ou en mars 2021, tout sera revenu à la normale, comme si de rien n’était. Peut-être que nous continuerons à combiner différents formats, en ligne et en live. La question devient alors: une présentation Internet reçoit-elle autant d’attention qu’un vrai défilé? Comment récréer l’expérience en direct d’un défilé, en ligne? Comment transmettre les émotions à travers un écran? Pensez à l’ambiance électrique d’une salle, par exemple. Et pourtant, je conseillerais à mes clients de ne pas organiser de shows classiques pour l’instant. Un événement numérique me semble plus adapté, les invités se sentiront plus à leur aise. Je pense que nous nous sentons tous plus en sécurité quand nous ne sommes pas enfermés dans une petite salle et serrés sur nos chaises. »

Charlotte De Geyter
Charlotte De Geyter© SDP/ EVA DONCKERS

5. La jeune créatrice

Avec sa mère, Charlotte De Geyter a créé la marque belge Bernadette, vendue dans différentes boutiques haut de gamme dans le monde entier.

« Nos relations avec les clients ont été renforcées par le coronavirus, et la pause obligatoire s’est avérée positive pour notre créativité. Bernadette est une marque débutante, et pourtant, l’année passée a été très chargée. Avec le confinement, nous avons à nouveau eu le temps de penser à de nouveaux projets, comme une collection Homewear, avec des pyjamas en soie, et à un concept de recyclage d’anciens tissus et imprimés, pour en faire des masques, par exemple. De plus, nous avons pu prendre le recul nécessaire pour définir les éléments essentiels à l’ADN de notre marque: notre relation mère-fille, l’oxygène et l’inspiration que nous procure la nature, le plaisir que nous trouvons à aménager notre maison, et notre éternel optimisme. Grâce au Covid-19, ces points seront encore plus présents dans nos futures collections, et dans l’univers que nous imaginons autour. J’ai par exemple trouvé cela très chouette d’organiser un shooting dans le jardin de ma mère, avec nous-mêmes comme mannequins. Après des semaines d’isolement, c’était vraiment agréable de pouvoir enfin nous habiller pour une garden-party entre nous.

D’après les commandes que nous recevons via notre propre e-shop – que nous avons lancé pendant la quarantaine, en partie pour prendre les rênes en main et ne pas dépendre uniquement de nos points de vente -, nous remarquons que beaucoup de femmes n’attendent pas non plus d’être invitées à des cocktails pour bien s’habiller. Ce sont les robes les plus originales qui les attirent le plus. Je ne m’attendais pas à ça, mais cela me fait plaisir. Si la prochaine Fashion Week de Paris devait aussi avoir lieu virtuellement, nous savons maintenant que nous pouvons traduire l’ambiance et l’ADN de nos créations grâce à des vidéos et des photos. Le virus nous a motivées à nous tourner vers le numérique. »

1. L’E-store de luxe

Michael Kliger est président de la boutique en ligne Mytheresa, qui propose les créations de plus de 250 marques dans 140 pays.

Quelles sont les conséquences de la pandémie pour Mytheresa?

Heureusement, nous avons été bien moins touchés que nombreux de nos collègues. Nous regardons vers l’avenir avec optimisme. En Asie, nous connaissons à nouveau une forte croissance et nous constatons de beaux progrès en Europe. La transition vers les outils en ligne et l’importance de la visibilité numérique ne vont qu’augmenter au cours des prochains mois.

La crise a-t-elle eu une influence sur le comportement des acheteurs?

Nous sommes convaincus que la pandémie a accéléré le remplacement des boutiques physiques par le commerce en ligne. Une évolution qui est en marche depuis déjà une quinzaine d’années. Les clients qui, dans des circonstances normales, n’étaient pas intéressés ou pas prêts à acheter des articles de luxe par Internet n’avaient plus d’autre choix. Pour nous, c’était l’occasion de montrer que le shopping connecté peut aussi être une expérience fantastique. La meilleure preuve est l’augmentation considérable de notre clientèle ces derniers temps.

Remarquez-vous également un changement en termes d’achats?

Au début, les gens achetaient en effet moins de robes de soirée et d’escarpins et plus de vêtements confortables. Mais les clients du monde du luxe sont passionnés par les dernières tendances et ici aussi, il y a eu du changement. La demande actuelle concerne principalement des labels comme Bottega Veneta, Loewe, Saint Laurent et The Row, qui sont des exemples du luxe intemporel.

Avez-vous adapté vos commandes pour la saison prochaine?

Toutes nos commandes pour l’automne-hiver ont été envoyées avant que la pandémie n’éclate. Nous ne les avons pas modifiées, car nous n’en voyions pas l’intérêt. Pour les collections printemps-été 21, qui nous occupent pour l’instant, nous sélectionnons méticuleusement nos articles, comme d’habitude.

Nombre d’acteurs plaident pour un report des soldes. Est-ce possible pour une entreprise comme la vôtre?

Un bon produit doit disposer d’assez de temps pour éveiller le désir des clients, donc je suis d’accord avec Dries Van Noten, nous devons améliorer le rythme des saisons de la mode. Nous devrions avoir le temps de travailler, de célébrer l’art et l’artisanat derrière les articles de créateurs, sans être forcés à prendre part à des événements promotionnels (NDLR: comme le Black Friday par exemple), ce qui est malheureusement le cas sur le marché américain aujourd’hui.

Quels sont les prochains défis pour Mytheresa?

Ils ne seront pas différents de ceux d’avant la pandémie. Notre plus grand challenge est de nous assurer que tout soit parfait, dans les moindres détails, au quotidien.

Kaman Leung
Kaman Leung© SDP

2. Le géant japonais

Kaman Leung est directrice des opérations chez Uniqlo Benelux. En septembre, la chaîne ouvre sa deuxième boutique à Bruxelles, Porte de Namur.

« Ce nouveau magasin s’inscrit dans le plan d’expansion d’Uniqlo en Europe. Ce printemps, nous en avons aussi ouvert un à La Haye. Nous attendons de voir comment la situation va évoluer pour l’an prochain, mais nous espérons nous agrandir encore. L’Europe offre une belle marge de croissance à Uniqlo, principalement car nous ne proposons pas les mêmes vêtements dans toutes les villes. A Anvers, les clients sont plus fashion, et la nouvelle collection de J.W. Anderson s’y vend rapidement, alors qu’à Bruxelles, la demande concerne plus les pièces signées Inès de la Fressange. Je ne peux pas vous communiquer nos chiffres, mais il est évident que nous avons constaté une forte diminution de nos ventes ces derniers mois. Par contre, nos clients du monde entier ont trouvé le chemin de la boutique en ligne. Nous allons donc continuer à investir pour optimiser cette plate-forme.

On me demande souvent ce qu’il advient de nos excédents, mais pour être honnête, nous n’en avons pas vraiment beaucoup. Uniqlo n’est pas une entreprise de fast fashion. Notre approche est très différente de celle de Zara ou d’H&M, qui suivent les tendances de très près et proposent des modèles inédits chaque semaine. Avec notre collection Lifewear, nous proposons plutôt des articles intemporels destinés à être portés plus d’une saison. Ce que nous ne vendons pas aujourd’hui sera encore disponible la saison suivante. Si une pièce perd en popularité, alors nous adaptons les quantités. Ainsi, nous avons par exemple remarqué que les vêtements d’extérieur se vendent moins bien, notamment car nous restons et travaillons à la maison. Nos rayons de blouses, au contraire, sont les plus prisés. Elles sont faciles à entretenir et ne requièrent pas de repassage. Parfait pour une conférence Zoom. Nous allons donc en produire plus à l’avenir. »

Jean Touitou
Jean Touitou© KEVIN FAINGNAERT

3. Le label français

Jean Touitou, fondateur de A.P.C.

Avec le recul, que pensez-vous de votre décision d’avoir annulé le show fin février?

Même sans recul, je savais que c’était la bonne décision. Ensuite, l’histoire a parlé. Que dire de plus? A l’époque, il avait été recommandé par une lettre aux parents d’élèves de l’école de ma fille de rester confiné chez soi si on arrivait de Milan. Cette lettre datait du 23 février (NDLR: un grand nombre de spectateurs de la Fashion Week parisienne avaient passé la semaine précédente à Milan).

Ça vous a étonné de vous retrouver seul?

Je ne l’étais pas. Agnès b. n’a pas défilé non plus. Et être à contre-courant est un état auquel je suis habitué.

Comment s’est passé le confinement pour A.P.C.?

Très organisé, mais pénible quand même. Tout le monde a travaillé beaucoup plus que d’habitude. Et je considère que l’Europe est toujours confinée, d’une certaine manière, car il n’y a plus de touristes. Les étrangers dans nos boutiques européennes représentent un tiers de notre activité. Donc même si le virus est moins là, ses conséquences vont persister pendant six mois encore. Je vous laisse faire vos calculs. Nous devons donc fonctionner comme un gouvernement et nous endetter. La seule différence est que les entreprises doivent rembourser ces dettes. Nous y arriverons, mais j’aurais préféré ne pas avoir à affronter cette énième plaie d’Egypte.

Y a-t-il un impact sur la saison hiver?

Oui, nous avons décidé, dès le 2 mars, de diminuer les productions. Mais toutes les matières avaient été achetées et même livrées. Il a fallu être très créatifs pour éviter des conséquences néfastes.

Et pour la suite?

Le soleil va continuer de se lever.

Vous avez décidé de faire des shows sur le tard. Qu’est-ce qui vous a décidé et, avec le recul, quel a été l’impact pour A.P.C.?

J’avais très souvent défilé dans le passé. Mais personne ne le remarquait. Le fait d’avoir fait des défilés plus visibles a beaucoup apporté à la marque. En termes de couverture médiatique bien sûr, mais aussi d’un point de vue narcissique, et je ne parle pas de moi. Les défilés constituent des moments importants pour l’équipe, pendant lesquels les limites sont repoussées, notamment grâce au stylisme de Suzanne Koller. L’impact en interne est important. C’est galvanisant. Je ne pense toutefois pas redéfiler avant 2021. Il faut que tout ce sable se redépose au fond de l’eau.

Vous avez déclaré ne plus vouloir faire partie de ce cirque.

Il faut savoir faire la différence entre compromis et compromissions. Je ne ferai pas de compromissions avec le système de la mode.

Dans une lettre à votre équipe, vous écrivez: « Nous entrons dans une période de révolution où tout doit être réinventé. » Comment voyez-vous le futur pour A.P.C.?

Comme celui d’un long fleuve tumultueux, avec un estuaire généreux.

Et celui de la mode en général?

C’est une crise très darwiniste. Un tiers des marques va disparaître. Mais le secteur n’apprendra rien de cette pandémie. Vous verrez que ce sera encore à qui sera le plus gros!

Qu’est-ce qui doit changer selon vous?

Par nature tout change tout le temps. Mais il va falloir être encore plus flexibles et ouverts qu’avant. J’aimerais que les tissus soient de meilleure qualité. Ça, c’est atteignable. Mais je n’ai aucun espoir sur la vanité humaine.

Robin Meason
Robin Meason© SDP/ LORRIS DUMONT

4. Le bureau de presse

Robin Meason dirige l’agence de relations presse Ritual Projects, à Paris. Elle représente de jeunes labels comme Y/Project, GmbH et Boramy Viguier et a contribué au succès de Vetements.

« La prochaine Fashion Week sera plus flexible, avec des présentations en ligne tout comme de vrais défilés. La seule condition imposée par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, qui organise cette semaine particulière, est que les événements ne peuvent pas durer plus de 20 minutes, pour que toutes les marques aient leur place. La Fashion Week Homme organisée en ligne, en juillet, était intense. Cette fois, on n’avait pas de seating plans à élaborer (NDLR: répartir les spectateurs lors de défilés peut devenir un casse-tête), pas d’invitations à envoyer et pas besoin de courir toute la journée. Mais j’avais toujours huit événements à superviser, en cinq jours. Nous avons organisé beaucoup de présentations Zoom entre les designers et des journalistes. Nous n’avons pas vu le temps passer.

L’avantage des présentations en ligne est que les petits labels reçoivent plus d’attention. C’est une agréable surprise. Pendant les Fashion Weeks traditionnelles, les médias principaux n’ont pas souvent de temps à leur accorder. C’est compréhensible, les journalistes ne peuvent pas tout faire. Mais cette fois-ci, ils ne devaient pas courir de défilé en défilé, il n’y avait pas de rendez-vous ni de cocktails. Juste des vidéos. Boramy Viguier a défilé pour la première fois en janvier, à un moment dans le calendrier qui n’était pas optimal. Beaucoup ont manqué cet événement. Mais en juillet, sa vidéo a attiré énormément d’attention, même de la part du New York Times. Pour un jeune styliste, c’est primordial. Toutefois, Boramy est aussi un peu frustré de ne pas avoir pu montrer ses silhouettes sur un podium.

Cette année aura bouleversé bien des codes, c’est certain. Mais quelle sera la suite? Quand pourrons-nous à nouveau voyager? Aujourd’hui, je ne peux pas imaginer qu’en janvier ou en mars 2021, tout sera revenu à la normale, comme si de rien n’était. Peut-être que nous continuerons à combiner différents formats, en ligne et en live. La question devient alors: une présentation Internet reçoit-elle autant d’attention qu’un vrai défilé? Comment récréer l’expérience en direct d’un défilé, en ligne? Comment transmettre les émotions à travers un écran? Pensez à l’ambiance électrique d’une salle, par exemple. Et pourtant, je conseillerais à mes clients de ne pas organiser de shows classiques pour l’instant. Un événement numérique me semble plus adapté, les invités se sentiront plus à leur aise. Je pense que nous nous sentons tous plus en sécurité quand nous ne sommes pas enfermés dans une petite salle et serrés sur nos chaises. »

Charlotte De Geyter
Charlotte De Geyter© SDP/ EVA DONCKERS

5. La jeune créatrice

Avec sa mère, Charlotte De Geyter a créé la marque belge Bernadette, vendue dans différentes boutiques haut de gamme dans le monde entier.

« Nos relations avec les clients ont été renforcées par le coronavirus, et la pause obligatoire s’est avérée positive pour notre créativité. Bernadette est une marque débutante, et pourtant, l’année passée a été très chargée. Avec le confinement, nous avons à nouveau eu le temps de penser à de nouveaux projets, comme une collection Homewear, avec des pyjamas en soie, et à un concept de recyclage d’anciens tissus et imprimés, pour en faire des masques, par exemple. De plus, nous avons pu prendre le recul nécessaire pour définir les éléments essentiels à l’ADN de notre marque: notre relation mère-fille, l’oxygène et l’inspiration que nous procure la nature, le plaisir que nous trouvons à aménager notre maison, et notre éternel optimisme. Grâce au Covid-19, ces points seront encore plus présents dans nos futures collections, et dans l’univers que nous imaginons autour. J’ai par exemple trouvé cela très chouette d’organiser un shooting dans le jardin de ma mère, avec nous-mêmes comme mannequins. Après des semaines d’isolement, c’était vraiment agréable de pouvoir enfin nous habiller pour une garden-party entre nous.

D’après les commandes que nous recevons via notre propre e-shop – que nous avons lancé pendant la quarantaine, en partie pour prendre les rênes en main et ne pas dépendre uniquement de nos points de vente -, nous remarquons que beaucoup de femmes n’attendent pas non plus d’être invitées à des cocktails pour bien s’habiller. Ce sont les robes les plus originales qui les attirent le plus. Je ne m’attendais pas à ça, mais cela me fait plaisir. Si la prochaine Fashion Week de Paris devait aussi avoir lieu virtuellement, nous savons maintenant que nous pouvons traduire l’ambiance et l’ADN de nos créations grâce à des vidéos et des photos. Le virus nous a motivées à nous tourner vers le numérique. »

Les avis

Cinq acteurs de la mode nous parlent des conséquences de la pandémie sur leur entreprise et évoquent leur avenir, à court et long terme.

Michael Kliger
Michael Kliger© SDP

1. L’E-store de luxe

Michael Kliger est président de la boutique en ligne Mytheresa, qui propose les créations de plus de 250 marques dans 140 pays.

Quelles sont les conséquences de la pandémie pour Mytheresa?

Heureusement, nous avons été bien moins touchés que nombreux de nos collègues. Nous regardons vers l’avenir avec optimisme. En Asie, nous connaissons à nouveau une forte croissance et nous constatons de beaux progrès en Europe. La transition vers les outils en ligne et l’importance de la visibilité numérique ne vont qu’augmenter au cours des prochains mois.

La crise a-t-elle eu une influence sur le comportement des acheteurs?

Nous sommes convaincus que la pandémie a accéléré le remplacement des boutiques physiques par le commerce en ligne. Une évolution qui est en marche depuis déjà une quinzaine d’années. Les clients qui, dans des circonstances normales, n’étaient pas intéressés ou pas prêts à acheter des articles de luxe par Internet n’avaient plus d’autre choix. Pour nous, c’était l’occasion de montrer que le shopping connecté peut aussi être une expérience fantastique. La meilleure preuve est l’augmentation considérable de notre clientèle ces derniers temps.

Remarquez-vous également un changement en termes d’achats?

Au début, les gens achetaient en effet moins de robes de soirée et d’escarpins et plus de vêtements confortables. Mais les clients du monde du luxe sont passionnés par les dernières tendances et ici aussi, il y a eu du changement. La demande actuelle concerne principalement des labels comme Bottega Veneta, Loewe, Saint Laurent et The Row, qui sont des exemples du luxe intemporel.

Avez-vous adapté vos commandes pour la saison prochaine?

Toutes nos commandes pour l’automne-hiver ont été envoyées avant que la pandémie n’éclate. Nous ne les avons pas modifiées, car nous n’en voyions pas l’intérêt. Pour les collections printemps-été 21, qui nous occupent pour l’instant, nous sélectionnons méticuleusement nos articles, comme d’habitude.

Nombre d’acteurs plaident pour un report des soldes. Est-ce possible pour une entreprise comme la vôtre?

Un bon produit doit disposer d’assez de temps pour éveiller le désir des clients, donc je suis d’accord avec Dries Van Noten, nous devons améliorer le rythme des saisons de la mode. Nous devrions avoir le temps de travailler, de célébrer l’art et l’artisanat derrière les articles de créateurs, sans être forcés à prendre part à des événements promotionnels (NDLR: comme le Black Friday par exemple), ce qui est malheureusement le cas sur le marché américain aujourd’hui.

Quels sont les prochains défis pour Mytheresa?

Ils ne seront pas différents de ceux d’avant la pandémie. Notre plus grand challenge est de nous assurer que tout soit parfait, dans les moindres détails, au quotidien.

Kaman Leung
Kaman Leung© SDP

2. Le géant japonais

Kaman Leung est directrice des opérations chez Uniqlo Benelux. En septembre, la chaîne ouvre sa deuxième boutique à Bruxelles, Porte de Namur.

« Ce nouveau magasin s’inscrit dans le plan d’expansion d’Uniqlo en Europe. Ce printemps, nous en avons aussi ouvert un à La Haye. Nous attendons de voir comment la situation va évoluer pour l’an prochain, mais nous espérons nous agrandir encore. L’Europe offre une belle marge de croissance à Uniqlo, principalement car nous ne proposons pas les mêmes vêtements dans toutes les villes. A Anvers, les clients sont plus fashion, et la nouvelle collection de J.W. Anderson s’y vend rapidement, alors qu’à Bruxelles, la demande concerne plus les pièces signées Inès de la Fressange. Je ne peux pas vous communiquer nos chiffres, mais il est évident que nous avons constaté une forte diminution de nos ventes ces derniers mois. Par contre, nos clients du monde entier ont trouvé le chemin de la boutique en ligne. Nous allons donc continuer à investir pour optimiser cette plate-forme.

On me demande souvent ce qu’il advient de nos excédents, mais pour être honnête, nous n’en avons pas vraiment beaucoup. Uniqlo n’est pas une entreprise de fast fashion. Notre approche est très différente de celle de Zara ou d’H&M, qui suivent les tendances de très près et proposent des modèles inédits chaque semaine. Avec notre collection Lifewear, nous proposons plutôt des articles intemporels destinés à être portés plus d’une saison. Ce que nous ne vendons pas aujourd’hui sera encore disponible la saison suivante. Si une pièce perd en popularité, alors nous adaptons les quantités. Ainsi, nous avons par exemple remarqué que les vêtements d’extérieur se vendent moins bien, notamment car nous restons et travaillons à la maison. Nos rayons de blouses, au contraire, sont les plus prisés. Elles sont faciles à entretenir et ne requièrent pas de repassage. Parfait pour une conférence Zoom. Nous allons donc en produire plus à l’avenir. »

Jean Touitou
Jean Touitou© KEVIN FAINGNAERT

3. Le label français

Jean Touitou, fondateur de A.P.C.

Avec le recul, que pensez-vous de votre décision d’avoir annulé le show fin février?

Même sans recul, je savais que c’était la bonne décision. Ensuite, l’histoire a parlé. Que dire de plus? A l’époque, il avait été recommandé par une lettre aux parents d’élèves de l’école de ma fille de rester confiné chez soi si on arrivait de Milan. Cette lettre datait du 23 février (NDLR: un grand nombre de spectateurs de la Fashion Week parisienne avaient passé la semaine précédente à Milan).

Ça vous a étonné de vous retrouver seul?

Je ne l’étais pas. Agnès b. n’a pas défilé non plus. Et être à contre-courant est un état auquel je suis habitué.

Comment s’est passé le confinement pour A.P.C.?

Très organisé, mais pénible quand même. Tout le monde a travaillé beaucoup plus que d’habitude. Et je considère que l’Europe est toujours confinée, d’une certaine manière, car il n’y a plus de touristes. Les étrangers dans nos boutiques européennes représentent un tiers de notre activité. Donc même si le virus est moins là, ses conséquences vont persister pendant six mois encore. Je vous laisse faire vos calculs. Nous devons donc fonctionner comme un gouvernement et nous endetter. La seule différence est que les entreprises doivent rembourser ces dettes. Nous y arriverons, mais j’aurais préféré ne pas avoir à affronter cette énième plaie d’Egypte.

Y a-t-il un impact sur la saison hiver?

Oui, nous avons décidé, dès le 2 mars, de diminuer les productions. Mais toutes les matières avaient été achetées et même livrées. Il a fallu être très créatifs pour éviter des conséquences néfastes.

Et pour la suite?

Le soleil va continuer de se lever.

Vous avez décidé de faire des shows sur le tard. Qu’est-ce qui vous a décidé et, avec le recul, quel a été l’impact pour A.P.C.?

J’avais très souvent défilé dans le passé. Mais personne ne le remarquait. Le fait d’avoir fait des défilés plus visibles a beaucoup apporté à la marque. En termes de couverture médiatique bien sûr, mais aussi d’un point de vue narcissique, et je ne parle pas de moi. Les défilés constituent des moments importants pour l’équipe, pendant lesquels les limites sont repoussées, notamment grâce au stylisme de Suzanne Koller. L’impact en interne est important. C’est galvanisant. Je ne pense toutefois pas redéfiler avant 2021. Il faut que tout ce sable se redépose au fond de l’eau.

Vous avez déclaré ne plus vouloir faire partie de ce cirque.

Il faut savoir faire la différence entre compromis et compromissions. Je ne ferai pas de compromissions avec le système de la mode.

Dans une lettre à votre équipe, vous écrivez: « Nous entrons dans une période de révolution où tout doit être réinventé. » Comment voyez-vous le futur pour A.P.C.?

Comme celui d’un long fleuve tumultueux, avec un estuaire généreux.

Et celui de la mode en général?

C’est une crise très darwiniste. Un tiers des marques va disparaître. Mais le secteur n’apprendra rien de cette pandémie. Vous verrez que ce sera encore à qui sera le plus gros!

Qu’est-ce qui doit changer selon vous?

Par nature tout change tout le temps. Mais il va falloir être encore plus flexibles et ouverts qu’avant. J’aimerais que les tissus soient de meilleure qualité. Ça, c’est atteignable. Mais je n’ai aucun espoir sur la vanité humaine.

Robin Meason
Robin Meason© SDP/ LORRIS DUMONT

4. Le bureau de presse

Robin Meason dirige l’agence de relations presse Ritual Projects, à Paris. Elle représente de jeunes labels comme Y/Project, GmbH et Boramy Viguier et a contribué au succès de Vetements.

« La prochaine Fashion Week sera plus flexible, avec des présentations en ligne tout comme de vrais défilés. La seule condition imposée par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, qui organise cette semaine particulière, est que les événements ne peuvent pas durer plus de 20 minutes, pour que toutes les marques aient leur place. La Fashion Week Homme organisée en ligne, en juillet, était intense. Cette fois, on n’avait pas de seating plans à élaborer (NDLR: répartir les spectateurs lors de défilés peut devenir un casse-tête), pas d’invitations à envoyer et pas besoin de courir toute la journée. Mais j’avais toujours huit événements à superviser, en cinq jours. Nous avons organisé beaucoup de présentations Zoom entre les designers et des journalistes. Nous n’avons pas vu le temps passer.

L’avantage des présentations en ligne est que les petits labels reçoivent plus d’attention. C’est une agréable surprise. Pendant les Fashion Weeks traditionnelles, les médias principaux n’ont pas souvent de temps à leur accorder. C’est compréhensible, les journalistes ne peuvent pas tout faire. Mais cette fois-ci, ils ne devaient pas courir de défilé en défilé, il n’y avait pas de rendez-vous ni de cocktails. Juste des vidéos. Boramy Viguier a défilé pour la première fois en janvier, à un moment dans le calendrier qui n’était pas optimal. Beaucoup ont manqué cet événement. Mais en juillet, sa vidéo a attiré énormément d’attention, même de la part du New York Times. Pour un jeune styliste, c’est primordial. Toutefois, Boramy est aussi un peu frustré de ne pas avoir pu montrer ses silhouettes sur un podium.

Cette année aura bouleversé bien des codes, c’est certain. Mais quelle sera la suite? Quand pourrons-nous à nouveau voyager? Aujourd’hui, je ne peux pas imaginer qu’en janvier ou en mars 2021, tout sera revenu à la normale, comme si de rien n’était. Peut-être que nous continuerons à combiner différents formats, en ligne et en live. La question devient alors: une présentation Internet reçoit-elle autant d’attention qu’un vrai défilé? Comment récréer l’expérience en direct d’un défilé, en ligne? Comment transmettre les émotions à travers un écran? Pensez à l’ambiance électrique d’une salle, par exemple. Et pourtant, je conseillerais à mes clients de ne pas organiser de shows classiques pour l’instant. Un événement numérique me semble plus adapté, les invités se sentiront plus à leur aise. Je pense que nous nous sentons tous plus en sécurité quand nous ne sommes pas enfermés dans une petite salle et serrés sur nos chaises. »

Charlotte De Geyter
Charlotte De Geyter© SDP/ EVA DONCKERS

5. La jeune créatrice

Avec sa mère, Charlotte De Geyter a créé la marque belge Bernadette, vendue dans différentes boutiques haut de gamme dans le monde entier.

« Nos relations avec les clients ont été renforcées par le coronavirus, et la pause obligatoire s’est avérée positive pour notre créativité. Bernadette est une marque débutante, et pourtant, l’année passée a été très chargée. Avec le confinement, nous avons à nouveau eu le temps de penser à de nouveaux projets, comme une collection Homewear, avec des pyjamas en soie, et à un concept de recyclage d’anciens tissus et imprimés, pour en faire des masques, par exemple. De plus, nous avons pu prendre le recul nécessaire pour définir les éléments essentiels à l’ADN de notre marque: notre relation mère-fille, l’oxygène et l’inspiration que nous procure la nature, le plaisir que nous trouvons à aménager notre maison, et notre éternel optimisme. Grâce au Covid-19, ces points seront encore plus présents dans nos futures collections, et dans l’univers que nous imaginons autour. J’ai par exemple trouvé cela très chouette d’organiser un shooting dans le jardin de ma mère, avec nous-mêmes comme mannequins. Après des semaines d’isolement, c’était vraiment agréable de pouvoir enfin nous habiller pour une garden-party entre nous.

D’après les commandes que nous recevons via notre propre e-shop – que nous avons lancé pendant la quarantaine, en partie pour prendre les rênes en main et ne pas dépendre uniquement de nos points de vente -, nous remarquons que beaucoup de femmes n’attendent pas non plus d’être invitées à des cocktails pour bien s’habiller. Ce sont les robes les plus originales qui les attirent le plus. Je ne m’attendais pas à ça, mais cela me fait plaisir. Si la prochaine Fashion Week de Paris devait aussi avoir lieu virtuellement, nous savons maintenant que nous pouvons traduire l’ambiance et l’ADN de nos créations grâce à des vidéos et des photos. Le virus nous a motivées à nous tourner vers le numérique. »

Les avis

Cinq acteurs de la mode nous parlent des conséquences de la pandémie sur leur entreprise et évoquent leur avenir, à court et long terme.

Michael Kliger
Michael Kliger© SDP

1. L’E-store de luxe

Michael Kliger est président de la boutique en ligne Mytheresa, qui propose les créations de plus de 250 marques dans 140 pays.

Quelles sont les conséquences de la pandémie pour Mytheresa?

Heureusement, nous avons été bien moins touchés que nombreux de nos collègues. Nous regardons vers l’avenir avec optimisme. En Asie, nous connaissons à nouveau une forte croissance et nous constatons de beaux progrès en Europe. La transition vers les outils en ligne et l’importance de la visibilité numérique ne vont qu’augmenter au cours des prochains mois.

La crise a-t-elle eu une influence sur le comportement des acheteurs?

Nous sommes convaincus que la pandémie a accéléré le remplacement des boutiques physiques par le commerce en ligne. Une évolution qui est en marche depuis déjà une quinzaine d’années. Les clients qui, dans des circonstances normales, n’étaient pas intéressés ou pas prêts à acheter des articles de luxe par Internet n’avaient plus d’autre choix. Pour nous, c’était l’occasion de montrer que le shopping connecté peut aussi être une expérience fantastique. La meilleure preuve est l’augmentation considérable de notre clientèle ces derniers temps.

Remarquez-vous également un changement en termes d’achats?

Au début, les gens achetaient en effet moins de robes de soirée et d’escarpins et plus de vêtements confortables. Mais les clients du monde du luxe sont passionnés par les dernières tendances et ici aussi, il y a eu du changement. La demande actuelle concerne principalement des labels comme Bottega Veneta, Loewe, Saint Laurent et The Row, qui sont des exemples du luxe intemporel.

Avez-vous adapté vos commandes pour la saison prochaine?

Toutes nos commandes pour l’automne-hiver ont été envoyées avant que la pandémie n’éclate. Nous ne les avons pas modifiées, car nous n’en voyions pas l’intérêt. Pour les collections printemps-été 21, qui nous occupent pour l’instant, nous sélectionnons méticuleusement nos articles, comme d’habitude.

Nombre d’acteurs plaident pour un report des soldes. Est-ce possible pour une entreprise comme la vôtre?

Un bon produit doit disposer d’assez de temps pour éveiller le désir des clients, donc je suis d’accord avec Dries Van Noten, nous devons améliorer le rythme des saisons de la mode. Nous devrions avoir le temps de travailler, de célébrer l’art et l’artisanat derrière les articles de créateurs, sans être forcés à prendre part à des événements promotionnels (NDLR: comme le Black Friday par exemple), ce qui est malheureusement le cas sur le marché américain aujourd’hui.

Quels sont les prochains défis pour Mytheresa?

Ils ne seront pas différents de ceux d’avant la pandémie. Notre plus grand challenge est de nous assurer que tout soit parfait, dans les moindres détails, au quotidien.

Kaman Leung
Kaman Leung© SDP

2. Le géant japonais

Kaman Leung est directrice des opérations chez Uniqlo Benelux. En septembre, la chaîne ouvre sa deuxième boutique à Bruxelles, Porte de Namur.

« Ce nouveau magasin s’inscrit dans le plan d’expansion d’Uniqlo en Europe. Ce printemps, nous en avons aussi ouvert un à La Haye. Nous attendons de voir comment la situation va évoluer pour l’an prochain, mais nous espérons nous agrandir encore. L’Europe offre une belle marge de croissance à Uniqlo, principalement car nous ne proposons pas les mêmes vêtements dans toutes les villes. A Anvers, les clients sont plus fashion, et la nouvelle collection de J.W. Anderson s’y vend rapidement, alors qu’à Bruxelles, la demande concerne plus les pièces signées Inès de la Fressange. Je ne peux pas vous communiquer nos chiffres, mais il est évident que nous avons constaté une forte diminution de nos ventes ces derniers mois. Par contre, nos clients du monde entier ont trouvé le chemin de la boutique en ligne. Nous allons donc continuer à investir pour optimiser cette plate-forme.

On me demande souvent ce qu’il advient de nos excédents, mais pour être honnête, nous n’en avons pas vraiment beaucoup. Uniqlo n’est pas une entreprise de fast fashion. Notre approche est très différente de celle de Zara ou d’H&M, qui suivent les tendances de très près et proposent des modèles inédits chaque semaine. Avec notre collection Lifewear, nous proposons plutôt des articles intemporels destinés à être portés plus d’une saison. Ce que nous ne vendons pas aujourd’hui sera encore disponible la saison suivante. Si une pièce perd en popularité, alors nous adaptons les quantités. Ainsi, nous avons par exemple remarqué que les vêtements d’extérieur se vendent moins bien, notamment car nous restons et travaillons à la maison. Nos rayons de blouses, au contraire, sont les plus prisés. Elles sont faciles à entretenir et ne requièrent pas de repassage. Parfait pour une conférence Zoom. Nous allons donc en produire plus à l’avenir. »

Jean Touitou
Jean Touitou© KEVIN FAINGNAERT

3. Le label français

Jean Touitou, fondateur de A.P.C.

Avec le recul, que pensez-vous de votre décision d’avoir annulé le show fin février?

Même sans recul, je savais que c’était la bonne décision. Ensuite, l’histoire a parlé. Que dire de plus? A l’époque, il avait été recommandé par une lettre aux parents d’élèves de l’école de ma fille de rester confiné chez soi si on arrivait de Milan. Cette lettre datait du 23 février (NDLR: un grand nombre de spectateurs de la Fashion Week parisienne avaient passé la semaine précédente à Milan).

Ça vous a étonné de vous retrouver seul?

Je ne l’étais pas. Agnès b. n’a pas défilé non plus. Et être à contre-courant est un état auquel je suis habitué.

Comment s’est passé le confinement pour A.P.C.?

Très organisé, mais pénible quand même. Tout le monde a travaillé beaucoup plus que d’habitude. Et je considère que l’Europe est toujours confinée, d’une certaine manière, car il n’y a plus de touristes. Les étrangers dans nos boutiques européennes représentent un tiers de notre activité. Donc même si le virus est moins là, ses conséquences vont persister pendant six mois encore. Je vous laisse faire vos calculs. Nous devons donc fonctionner comme un gouvernement et nous endetter. La seule différence est que les entreprises doivent rembourser ces dettes. Nous y arriverons, mais j’aurais préféré ne pas avoir à affronter cette énième plaie d’Egypte.

Y a-t-il un impact sur la saison hiver?

Oui, nous avons décidé, dès le 2 mars, de diminuer les productions. Mais toutes les matières avaient été achetées et même livrées. Il a fallu être très créatifs pour éviter des conséquences néfastes.

Et pour la suite?

Le soleil va continuer de se lever.

Vous avez décidé de faire des shows sur le tard. Qu’est-ce qui vous a décidé et, avec le recul, quel a été l’impact pour A.P.C.?

J’avais très souvent défilé dans le passé. Mais personne ne le remarquait. Le fait d’avoir fait des défilés plus visibles a beaucoup apporté à la marque. En termes de couverture médiatique bien sûr, mais aussi d’un point de vue narcissique, et je ne parle pas de moi. Les défilés constituent des moments importants pour l’équipe, pendant lesquels les limites sont repoussées, notamment grâce au stylisme de Suzanne Koller. L’impact en interne est important. C’est galvanisant. Je ne pense toutefois pas redéfiler avant 2021. Il faut que tout ce sable se redépose au fond de l’eau.

Vous avez déclaré ne plus vouloir faire partie de ce cirque.

Il faut savoir faire la différence entre compromis et compromissions. Je ne ferai pas de compromissions avec le système de la mode.

Dans une lettre à votre équipe, vous écrivez: « Nous entrons dans une période de révolution où tout doit être réinventé. » Comment voyez-vous le futur pour A.P.C.?

Comme celui d’un long fleuve tumultueux, avec un estuaire généreux.

Et celui de la mode en général?

C’est une crise très darwiniste. Un tiers des marques va disparaître. Mais le secteur n’apprendra rien de cette pandémie. Vous verrez que ce sera encore à qui sera le plus gros!

Qu’est-ce qui doit changer selon vous?

Par nature tout change tout le temps. Mais il va falloir être encore plus flexibles et ouverts qu’avant. J’aimerais que les tissus soient de meilleure qualité. Ça, c’est atteignable. Mais je n’ai aucun espoir sur la vanité humaine.

Robin Meason
Robin Meason© SDP/ LORRIS DUMONT

4. Le bureau de presse

Robin Meason dirige l’agence de relations presse Ritual Projects, à Paris. Elle représente de jeunes labels comme Y/Project, GmbH et Boramy Viguier et a contribué au succès de Vetements.

« La prochaine Fashion Week sera plus flexible, avec des présentations en ligne tout comme de vrais défilés. La seule condition imposée par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, qui organise cette semaine particulière, est que les événements ne peuvent pas durer plus de 20 minutes, pour que toutes les marques aient leur place. La Fashion Week Homme organisée en ligne, en juillet, était intense. Cette fois, on n’avait pas de seating plans à élaborer (NDLR: répartir les spectateurs lors de défilés peut devenir un casse-tête), pas d’invitations à envoyer et pas besoin de courir toute la journée. Mais j’avais toujours huit événements à superviser, en cinq jours. Nous avons organisé beaucoup de présentations Zoom entre les designers et des journalistes. Nous n’avons pas vu le temps passer.

L’avantage des présentations en ligne est que les petits labels reçoivent plus d’attention. C’est une agréable surprise. Pendant les Fashion Weeks traditionnelles, les médias principaux n’ont pas souvent de temps à leur accorder. C’est compréhensible, les journalistes ne peuvent pas tout faire. Mais cette fois-ci, ils ne devaient pas courir de défilé en défilé, il n’y avait pas de rendez-vous ni de cocktails. Juste des vidéos. Boramy Viguier a défilé pour la première fois en janvier, à un moment dans le calendrier qui n’était pas optimal. Beaucoup ont manqué cet événement. Mais en juillet, sa vidéo a attiré énormément d’attention, même de la part du New York Times. Pour un jeune styliste, c’est primordial. Toutefois, Boramy est aussi un peu frustré de ne pas avoir pu montrer ses silhouettes sur un podium.

Cette année aura bouleversé bien des codes, c’est certain. Mais quelle sera la suite? Quand pourrons-nous à nouveau voyager? Aujourd’hui, je ne peux pas imaginer qu’en janvier ou en mars 2021, tout sera revenu à la normale, comme si de rien n’était. Peut-être que nous continuerons à combiner différents formats, en ligne et en live. La question devient alors: une présentation Internet reçoit-elle autant d’attention qu’un vrai défilé? Comment récréer l’expérience en direct d’un défilé, en ligne? Comment transmettre les émotions à travers un écran? Pensez à l’ambiance électrique d’une salle, par exemple. Et pourtant, je conseillerais à mes clients de ne pas organiser de shows classiques pour l’instant. Un événement numérique me semble plus adapté, les invités se sentiront plus à leur aise. Je pense que nous nous sentons tous plus en sécurité quand nous ne sommes pas enfermés dans une petite salle et serrés sur nos chaises. »

Charlotte De Geyter
Charlotte De Geyter© SDP/ EVA DONCKERS

5. La jeune créatrice

Avec sa mère, Charlotte De Geyter a créé la marque belge Bernadette, vendue dans différentes boutiques haut de gamme dans le monde entier.

« Nos relations avec les clients ont été renforcées par le coronavirus, et la pause obligatoire s’est avérée positive pour notre créativité. Bernadette est une marque débutante, et pourtant, l’année passée a été très chargée. Avec le confinement, nous avons à nouveau eu le temps de penser à de nouveaux projets, comme une collection Homewear, avec des pyjamas en soie, et à un concept de recyclage d’anciens tissus et imprimés, pour en faire des masques, par exemple. De plus, nous avons pu prendre le recul nécessaire pour définir les éléments essentiels à l’ADN de notre marque: notre relation mère-fille, l’oxygène et l’inspiration que nous procure la nature, le plaisir que nous trouvons à aménager notre maison, et notre éternel optimisme. Grâce au Covid-19, ces points seront encore plus présents dans nos futures collections, et dans l’univers que nous imaginons autour. J’ai par exemple trouvé cela très chouette d’organiser un shooting dans le jardin de ma mère, avec nous-mêmes comme mannequins. Après des semaines d’isolement, c’était vraiment agréable de pouvoir enfin nous habiller pour une garden-party entre nous.

D’après les commandes que nous recevons via notre propre e-shop – que nous avons lancé pendant la quarantaine, en partie pour prendre les rênes en main et ne pas dépendre uniquement de nos points de vente -, nous remarquons que beaucoup de femmes n’attendent pas non plus d’être invitées à des cocktails pour bien s’habiller. Ce sont les robes les plus originales qui les attirent le plus. Je ne m’attendais pas à ça, mais cela me fait plaisir. Si la prochaine Fashion Week de Paris devait aussi avoir lieu virtuellement, nous savons maintenant que nous pouvons traduire l’ambiance et l’ADN de nos créations grâce à des vidéos et des photos. Le virus nous a motivées à nous tourner vers le numérique. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content