Avec le Brexit, la mode british se fait la malle

Le backstage du show de Mark Fast, pendant la Fashion Week londonienne. © IMAXTREE

Il y a trois ans déjà, les Britanniques votaient le retrait de leur pays de l’Union européenne. Ce 31 janvier, ça devrait être chose faite. Avec des conséquences dans tous les secteurs, y compris celui du prêt-à-porter.

Dans l’univers de la mode, la Grande-Bretagne reste un acteur, certes, important mais pas autant que le sont la France et l’Italie. La London Fashion Week a toujours été davantage une vitrine mettant en valeur les jeunes talents qu’une place forte économique. Pour preuve, les Britanniques les plus prolifiques ont souvent déployé leur carrière à l’étranger, de John Galliano et Alexander McQueen à J.W. Anderson. De même, s’il incarne la british attitude en plein, Paul Smith, le génial créateur, défile depuis toujours à Paris. Tout comme Dunhill et Vivienne Westwood. Et question ventes, les griffes inscrites au calendrier de la Semaine de la mode d’outre-Manche se reposent sur leurs showrooms français. Finalement, il ne reste sans doute qu’une seule marque brit’ de luxe: Burberry. Le « made in Britain » est ainsi devenu aussi rare que le « made in Belgium », alors que l’industrie britannique de la mode pèse 32 milliards de livres sterling, ainsi qu’aime à le souligner le British Fashion Council (BFC), l’organisme qui chapeaute la profession. A titre de comparaison, le secteur de la pêche, dont il a beaucoup été question ces derniers mois, ne représente qu’1,4 milliard de livres.

Nous nous devons d’être agiles. Et réactifs.

Le Brexit suscite dès lors des inquiétudes au rayon fashion, d’autant que la confection de vêtements est par essence un concept sans frontières. Ainsi, une robe dessinée dans la City, par un Grec pour une griffe anglaise, sera taillée dans une soie chinoise et fabriquée au Portugal. Lorsque cette pièce atterrit en boutique, dans la capitale britannique, six mois plus tard, il y a de fortes chances pour que la vendeuse soit d’origine polonaise. Pas étonnant que 90% des créateurs britanniques aient voté contre le Brexit, selon une enquête du BFC. Un divorce sans accord, c’est-à-dire qui verrait supprimés tous les accords commerciaux, ferait peser sur l’industrie un coût de 850 à 900 millions de livres en un an. C’est du moins la somme qu’avance le Conseil sur la base des chiffres à l’exportation pour l’année 2018. Les analystes, eux, prédisent, dans tous les cas, une hausse du prix des vêtements. D’une part en raison des coûts à l’import et export et, d’autre part, à cause du probable exode des porte-drapeaux de la discipline. Or si le vivier de personnel disponible se réduit comme peau de chagrin, cela fera grimper les salaires, et tout le reste à l’avenant.

Autre conséquence, le nombre de vêtements sortant d’ateliers de confection britanniques devrait augmenter… mais façonnés par qui? On estime à plus de 10.000 les Européens qui travaillent pour ce secteur, dont certains comptent parmi les plus grands noms de la London Fashion Week: Mary Katrantzou, Simone Rocha ou encore Riccardo Tisci chez Burberry… Nul ne peut prédire ce qui les attend. Ironie du sort, les magazines fashion du Royaume-Uni prévoient que le noir sera LA couleur tendance de l’année 2020!

Mary Katrantzou, créatrice de mode, à la tête de sa marque éponyme

La créatrice Mary Katranzou, ici photographiée à l'ultime défilé de Jean Paul Gaultier, à Paris, le 22 février 2020
La créatrice Mary Katranzou, ici photographiée à l’ultime défilé de Jean Paul Gaultier, à Paris, le 22 février 2020© Getty Images

Quelle est votre vision/regard sur le Brexit?

Je voudrais garder mon positivisme et j’espère comme beaucoup au sein de l’industrie, que nous pourrons avoir une clarification sur ce qui va exactement changer et comment nous devrions, en tant qu’industrie, nous moderniser.

Est-ce que c’est un sujet qui fait débat dans l’industrie de la mode?

Bien sûr! Cependant, il y a de nombreux sujets qui sont débattus dans le milieu de la mode en ce moment. Je sens que 2020 sera une grande année de changements pour la mode comme pour le développement durable et l’éducation, ce qui peut être perçu comme imprévisible et excitant.

Et cela empoisonne-t-il votre travail, votre créativité et vos relations?

L’industrie de la mode continuera de célébrer le talent local et international pendant de nombreuses années après le Brexit car elle est construite dans le but d’encourager, inspirer et entretenir les nouveaux talents et continuer à faire vivre cette pollinisation croisée des créateurs.

Pensez-vous que c’est une situation où soit tout le monde y gagne soit tout le monde y perd?

Ni l’un ni l’autre selon moi. Actuellement, ce n’est pas évident de savoir comment le Brexit va affecter notre industrie, ce qui rend la situation difficile à vivre.

Qu’est-ce que ça change pour vous et votre label?

Comme tout est flou en ce moment, je crois qu’aucun de nous ne peut clairement prévoir les conséquences du Brexit. La seule chose qui ne va pas changer, c’est que l’Europe sera toujours ma maison. Je suis Grecque et cela me définit autant comme personne que comme créatrice. Cependant, mon business est basé à Londres et c’est ici que ma marque est née. C’était l’endroit idéal pour me lancer, il y a 11 ans.

Comment gérez-vous la situation? Quels sont les problèmes que vous rencontrez?

L’industrie de la mode britannique contribue tellement à l’économie du pays que nous sommes en position de force pour faire pression et faire tout ce que nous pouvons pour protéger notre industrie. Des créateurs internationaux tels que moi, qui viennent à Londres pour étudier et restent sur place pour construire leur affaire, contribuent à sa réputation en tant que place forte de l’innovation et de la création dans le milieu de la mode. Pour l’instant, il y a beaucoup d’incertitudes. Seul le temps parlera

Jonathan Anderson travaille à Londres pour son propre label, J.W. Anderson, et à Madrid et Paris pour Loewe. Nous l’avons rencontré lors du lancement, voici quelques mois, de sa ligne Uniqlo.

Jonathan Anderson.
Jonathan Anderson.© SCOTT TRINDLE

« Le Brexit est une affaire très complexe. Non seulement pour la Grande-Bretagne mais aussi pour l’Europe. Je n’ai pas voté pour le Brexit. Mais nous sommes en démocratie et la majorité de la population a souhaité le Brexit. Nous l’avons donc. Mais le changement n’est jamais simple et exige du temps. Je crois à l’Europe, alors je ne pense pas que le Brexit sera une bonne chose. Mais je crois aussi à la démocratie et je ne me sentirais pas le droit de dire: « On annule tout ça! » Sommes-nous préparés? Pas vraiment. Mais j’ai la foi. J’ai le sentiment que tout se passera bien, finalement. Si la Grande-Bretagne quitte l’UE sans accord, ce ne sera pas bon pour l’Union non plus. Au bout du compte, il faudra trouver une solution formalisée. Je ne suis pas partisan de l’alarmisme. Je pense qu’en tant que société et en tant qu’individus nous allons finir par y arriver. Pour moi, le Brexit est aussi en partie un jeu politique. Si la Grande-Bretagne avait réussi à partir facilement, d’autres pays auraient été tentés de le faire aussi. La sortie doit être quelque chose de compliqué, sans quoi on risquerait de se trouver face à une épidémie d' »exits ».

Le défilé de J.W. Anderson pour l'été 20.
Le défilé de J.W. Anderson pour l’été 20.© IMAXTREE

Parler du Brexit et de politique m’intéresse, car j’adore le dialogue et la discussion. Je trouve que c’est important de discuter. C’est un moment décisif pour les générations futures. Mais cela en dit long sur notre époque. Le système européen n’est pas optimal. Les grandes villes, comme Londres, sont devenues des pays. J’ai une maison dans le Norfolk, à environ deux heures et demie de route de la capitale. Là, au café, quand je bavarde avec des gens qui n’ont rien, je comprends la raison de leur mécontentement. Les centres urbains sont des aimants. C’est ce qui explique que les maisons y soient beaucoup plus chères. Je pense que les villes sont devenues trop puissantes et que l’on investit trop peu en lisière des grands centres, en province et à la campagne. C’est la même chose en France, en Allemagne, en Italie, etc. Tout cela parce qu’on a voulu la mondialisation. Les Etats-Unis sont confrontés à un problème semblable. Quand le monde politique ne se préoccupe que d’un groupe démographique, plutôt prospère, et qu’il néglige les autres, il faillit à sa mission. Etrangement, ce qui se passe en politique est comparable à ce qu’on voit sur Instagram. Ce réseau vous montre ce que vous avez envie de voir. Et ce que vous ne voulez pas voir n’arrive pas sur votre fil. Tout changement peut être brutal: on détruit pour reconstruire. Mais changer, c’est positif: c’est la seule façon d’aller de l’avant. Le Brexit va représenter un changement fondamental pour la société, et cela pose un problème incroyablement complexe, parce que, pour le moment, personne n’a la solution idéale. Mais il y a des tas de choses pour lesquelles nous n’avons pas la solution, y compris dans le milieu de la mode. Ne serait-ce qu’en matière de développement durable. »

Caroline Rush est CEO du British Fashion Council, un organisme qui promeut l’industrie britannique de la mode, et organise la Fashion Week à Londres et les British Fashion Awards.

Caroline Rush
Caroline Rush© SDP

« Le Brexit n’a pas vraiment été une surprise. Cela fait des années que nous nous préparons à un « worst case scenario »: un Brexit dur. Avec tout ce que cela implique de positif et de négatif. Nous mettons sur pied des ateliers, nous organisons des soirées informatives et aidons les entreprises à faire face aux tracasseries administratives auxquelles elles seront confrontées. Mais les conséquences vont être de toute façon incalculables. Pour ne donner qu’un exemple, s’il n’y a plus de libre circulation des biens, les collections seront bloquées à la frontière pendant des semaines. Chose catastrophique pour une marque de mode. C’est pour cela que beaucoup de (grosses) entreprises qui produisent à l’étranger y achètent des entrepôts pour pouvoir contourner les douanes. Tout gérer d’ici, au Royaume-Uni, devient trop compliqué. Cela risque d’ailleurs de nous coûter un bon nombre d’emplois.

Les écoles de mode britanniques attirent des étudiants du monde entier. Après leur cursus, ils décrochent souvent des emplois au sein d’une entreprise britannique. Ce que nous voulons éviter, c’est voir s’assécher ce vivier de jeunes talents. Pourtant, cela risque bien de se produire. Ceux qui voudront décrocher un visa devront disposer d’un revenu annuel de minimum 30.000 livres sterling (35.000 euros). Or jamais un designer débutant, ni même un artisan confirmé, ne gagne cela dans l’industrie de la mode. Nous sommes en pourparlers avec les autorités britanniques, mais aucun solution n’est en vue. Il va devenir difficile, commercialement, d’attirer les jeunes talents. On a déjà du mal à recruter aux plus hautes fonctions, à cause des incertitudes liées au Brexit. La plupart des managers ont une vie de famille et veulent des garanties avant de s’installer en Grande-Bretagne. Et quid des polyglottes dont on a besoin pour commercer à l’international? Que se passera-t-il pour les mannequins, les photographes et les journalistes qui affluent traditionnellement lors de la London Fashion Week? Personne ne sait.

Le Brexit aura-t-il aussi des avantages? Qui sait, il pourrait booster le « made in Britain ». Certaines entreprises britanniques, qui produisent aujourd’hui au Portugal ou en Italie, seront peut-être tentées de revenir au Royaume-Uni. Mais pour le reste? Non. Cela dit, le secteur de la mode a tendance à faire des étincelles quand les temps sont durs. Je serai curieuse de voir comment cela va se passer et comment cela se traduira dans les collections. »

Simon Jablon est directeur créatif et cofondateur du label de lunettes Linda Farrow.

Simon Jablon
Simon Jablon© SDP

« La plus grande inquiétude à propos du Brexit, c’est que personne ne sait… Il n’y a pas eu de vote basé sur des faits ou une politique. C’est le plus gros problème et c’est ce qui crée l’incertitude. Le monde des affaires et le grand public ont besoin de comprendre dans quoi ils sont embarqués, ainsi ils pourraient se préparer à ce qui va advenir. Mon point de vue et celui de n’importe qui d’autre est uniquement basé sur la spéculation ou l’espoir.

Ce « get Brexit done » annoncé par Boris Johnson est-il une situation win-win ou loose-loose? Les uns pensent que c’est un « bad deal » et que cela pourrait détruire l’économie. Les autres estiment qu’avec un bon accord commercial et une liberté de mouvement, l’impôt sur les sociétés pourrait diminuer de 10 à 12%, comme le prétend la rumeur, et que le Royaume-Uni deviendrait l’économie la plus forte d’Europe. Quelle compagnie ne rêverait pas d’avoir son siège ici avec un tel niveau de taxes? Mais ce ne sont que des théories et des supputations…

Un modèle de la collection Linda Farrow.
Un modèle de la collection Linda Farrow.© SDP

C’est évidemment un sujet de conversation dans l’industrie de la mode et le secteur du luxe, on sait combien l’économie y joue un rôle majeur. Cela risque d’être mauvais ou fantastique, mais tant que nous ne pouvons comprendre ce qui se met en place, nous en ignorons les conséquences. Cela n’empoisonne cependant ni mon travail, ni ma créativité, ni mes relations. Ma vision, et celle de mon équipe, est positive et créative. Les politiciens semblent rendre les choses difficiles pour tout le monde, et le Royaume-Uni n’est pas le seul à connaître des troubles… Je ne jugerai personne à cause de ses leaders. Dans la mode, nous mixons les cercles internationaux et je m’inspire des autres cultures – la politique n’a d’effet que sur les activités commerciales de la compagnie.

A ce stade, rien ne change ni pour moi ni pour Linda Farrow. Je suis toujours fier d’être un label londonien et d’avoir cet héritage-là. Mais nous nous devons d’être agiles. Et réactifs. Nous avons essentiellement des problèmes opérationnels à régler – les livraisons en Europe, les taxes et les droits de douane. Mais comme le futur est encore flou, nous ne pouvons pas être « overreactive ». Bien que nous ayons envisagé bon nombre de scénarios et avons pensé aux options et aux stratégies pour chacun d’entre eux. Pratiquement, nous sommes prêts à affronter les différents problèmes qui pourraient surgir. « Fail to prepare, prepare to fail. »

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