This is not about you(th), le livre coup de poing qui dévoile la face cachée de la mode

this is not about you(th)
This is not about you(th) dévoile l'envers du décor de la mode © Rein De Wilde
Anne-Françoise Moyson

C’est une petite bombe car la mode pratique l’autocensure et le storytelling conte de fées. This is not about you(th) expose au grand jour les métiers de la mode et leur réalité souvent amère. Rencontre avec Aya Noël, cheville ouvrière de ce livre de témoignages-confidences.

Ce livre est une petite bombe. En 437 pages sans fard, la mode se raconte. Avec beaucoup de franchise et de frustration, loin du storytelling auquel elle nous a habitués. Il est le résultat de deux ans de travail, 50 interviews et plus de 100 conversations « off the record », comme on dit dans le jargon professionnel. Tous les métiers de cette industrie ou pratiquement y sont représentés – design director, head of leather goods and accessories, senior designer, collection manager, head of womenswear, menswear, print, flou… Et tous travaillent depuis au moins une décennie pour les maisons de luxe, d’Alexander McQueen à Versace, de Balmain à Lanvin, de Loewe à Louis Vuitton, de Jacquemus à Prada, Dior, The Row ou Phoebe Philo.

« Quel acheteur investirait s’il n’était pas certain que le designer réussisse à produire sa collection ? »

Cette petite bombe a été conçue par Olya Kuryshchuk, Aya Noël et Natassa Stamouli, réunies en un projet, 1 Granary, media créé par Olya en 2012, qui a pour nom l’adresse de l’école de mode londonienne Central Saint Martin’s et pour vocation la mise en lumière des talents de demain qui entendent faire partie de l’industrie de la mode, mais à leur manière.

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Aya Noël ©Rein De Wilde © SDP

Cette petite bombe est le 7e ouvrage de la collection 
1 Granary, qui arrive après le Covid et des interrogations existentielles de l’équipe sur la pertinence d’un magazine de mode dans ce monde. Des questionnements qui l’ont amenée à ne pas se focaliser cette fois sur la jeunesse, d’où le titre, This is not about you(th). « On a commencé à voir les limites de notre approche, confie Aya Noël, qui a étudié la littérature comparée à la Sorbonne, complétée par un master en fashion journalism à Central Martin’s. On a pris conscience qu’on créait des images de jeunes stars qui n’existaient pas et que c’était nuisible et contraire à ce que l’on voulait faire : soutenir les jeunes talents. On croyait promouvoir leur travail mais on s’est rendu compte qu’on contribuait à l’image façonnée par cette industrie. On écrivait des textes sur les jeunes mais on ne pouvait pas raconter la vérité sur leur situation financière, au risque de les déforcer. On ne pouvait pas dévoiler qu’ils ne parviennent pas à payer leur loyer. Quel acheteur investirait s’il n’était pas certain que le designer réussisse à produire sa collection ? »

« Il importe dans cette industrie d’avoir de la fraîcheur et de la nouveauté. Après trois ou quatre saisons, les créateurs disparaissent »

A cette exigence de transparence qui clashait avec la volonté de soutien affichée, s’ajoute un état des lieux désastreux. Chez 1 Granary, on sait que l’industrie de la mode « détruit des vies ». Aya Noël en témoigne : « On connaît tant de jeunes, accablés de dettes, dès leurs études, pour réussir à produire des collections, les faire défiler alors qu’en réalité, ils n’ont pas encore assez d’expérience pour se lancer dans un tel parcours. Mais ils y sont poussés car il importe dans cette industrie d’avoir de la fraîcheur et de la nouveauté. Et après trois ou quatre saisons, ils disparaissent. »

Elle n’ignore pas combien la mode a une mémoire de poisson rouge, qu’elle oublie vite, et que chaque saison, il lui faut un nouveau nom, un nouveau designer, une nouvelle star à mettre en lumière… « Mais tout cela ne soutient pas un label, précise Aya Noël, surtout pas dans ce XXIe siècle où le contexte économique ne le permet plus. Alors on s’est posé la question : qu’est-ce qu’une carrière à long terme, à quoi cela ressemble-t-il, existe-t-il d’autres parcours que ceux que font ces étoiles filantes ? » This is not about you(th) est le résultat de cette saine démarche à vocation pédagogique. Interview.

Quel a été votre plus grand étonnement en entamant ces interviews ?

L’autocensure qui règne dans ce milieu. J’avais constitué une liste de 150 noms de personnes qui travaillent dans des maisons de luxe avec dix ans d’expérience et idéalement plus. Seules dix m’ont répondu positivement. J’ai réalisé à quel point ils avaient peur de parler. Mon approche était pourtant pédagogique : je désirais expliquer à nos lecteurs, qui sont jeunes, à quoi ressemble par exemple une journée d’un head of textile chez Prada… La mode prétend aimer les personnes qui pensent différemment, qui prennent des risques, des « rebelles », mais ceux qui y travaillent témoignent du contraire : il faut faire ce que l’on attend de toi, ne pas poser de question, parce qu’on n’a pas le temps et que produire une collection, c’est compliqué, cela passe par différentes mains, et cela doit aller de plus en plus vite… Où y aurait-il donc la place pour quelqu’un qui pense autrement ou se rebelle ?

L’anonymat les a donc rassurés, étaient-ils en mal de confidences ?

Oui. Grâce aux premiers témoignages, on a découvert que tant d’autres avaient envie de parler, qui travaillent dans la mode depuis vingt ou trente ans, ont vu les changements s’opérer et étaient reconnaissants de trouver un endroit où ils pouvaient se confier… Je n’ai pas dû gratter. Le simple fait que je leur pose des questions sur leur quotidien, à quoi il ressemble, et tout sortait… Souvent, d’emblée, on me disait : « Je ne suis pas sûr de vouloir participer » et puis on me faisait des confidences durant des heures.

Il en ressort tout de même une impression de frustration et de sentiment négatif…

Oui, c’était dur de trouver des gens qui avaient un esprit positif… Mais j’ai mené ces interviews pendant et après le Covid ; il est important de faire la distinction entre un problème propre à la mode et un problème sociétal. En réalité, cette industrie est faite de tant de gens tellement passionnés, de tant de talents… Mais qu’en fait-on ? On produit des millions de vêtements, de sacs, de chaussures… Que restera-t-il de cet effort collectif ? Juste une montagne de produits réalisés à moitié ? Les Egyptiens au moins avaient les pyramides. De là, je crois, vient la négativité des témoignages : ce sont des personnes qui sont entrées avec tant de passion dans des studios où on pouvait s’amuser en travaillant jusqu’à 3 heures du matin pour créer de la beauté. Mais dorénavant le business et le marketing se sont imposés et il y a cette exigence de produire et produire encore dans des temps accélérés.

Vous avez disséminé dans le livre 400 Photomaton d’acteurs de cette industrie de la mode. Pourquoi ?

On voulait lui donner un visage. On a demandé à 400 personnes de partager leur portrait, cela a demandé énormément de travail, la moitié des cinquante qui ont témoigné anonymement ont accepté, l’autre non, mais sans qu’on puisse les lier au texte directement. C’est notre façon de donner une visibilité à ces personnes qui travaillent dans l’ombre. Et rappeler que leur rôle est crucial pour le succès d’une marque, que leur travail permet de traduire une vision créative. L’idée d’un seul créateur génial et démiurge est de l’ordre du storytelling, dans le seul but de vendre des vêtements… Car comment autrement réussir à conférer une certaine exclusivité à un produit qui est fabriqué en masse ? Comment, quand on a des boutiques dans toutes les villes du monde, convaincre le client que ce qu’il a en main a été créé par une personne singulière ? C’est cette vieille idée issue de la Renaissance, celle d’un dieu créateur et dans notre culture, c’est ainsi que l’on entend la créativité : une inspiration soudaine qui viendrait de nulle part.

C’est le job du directeur artistique ?

Ainsi inspiré, ce dernier dessine en effet sur sa page blanche et confie le soin aux autres de réaliser sa 
vision. En réalité, évidemment, c’est un processus collaboratif. Mais cela ne signifie pas que ce rôle de directeur artistique n’est pas important : c’est le 
leader, il doit donner une direction et l’envie à ses équipes de travailler ensemble. Dans les témoignages, j’ai senti l’importance de ce rôle pour que les gens aient à cœur de bosser, même si les conditions sont difficiles, beaucoup m’ont confié combien John 
Galliano par exemple donnait l’envie de se dépasser. La passion est une dimension cruciale dans la mode.

Qu’avez-vous découvert d’autre de positif ?

A quel point il y a du talent dans cette industrie et une envie de travail collaboratif. Tous m’ont confié combien ils aiment collaborer avec les équipes, les ateliers, le studio, voir les idées créatives surgir et créer ensemble. On a souvent une image négative de la mode, comme d’un milieu « bitchy ». Mais c’est la compétition et l’énorme pression pour la performance qui en est la cause. Beaucoup sont des gens sensibles, qui aiment les êtres humains – comment ne pas les aimer quand on fait des vêtements ? Cette longue enquête m’a aussi permis de découvrir que les idées, on peut les avoir à tout âge, la jeunesse a juste l’avantage de ne pas savoir qu’elle ne sait pas… Or, parvenir à traduire les idées, les communiquer, les partager, dealer avec l’énorme pression de cette machine puissante qu’est l’industrie de la mode, cela s’apprend. Grâce à l’expérience notamment. Les jeunes créateurs peuvent avoir une vision, certes, mais trouver l’équilibre entre les émotions, les ego, les tensions et gérer une équipe, on ne sait pas le faire à 25 ans…

Comment This is not about you(th) a-t-il été accueilli ?

Au sein de la mode, on a eu énormément de réactions et sur les médias sociaux, aussi. Beaucoup nous remercient pour le travail accompli. Mais à part vous, la presse mode n’en parle pas… et on considère cela comme un compliment !

Les témoignages-confidences anonymes

Design director, 
17 ans d’expérience

« Je viens juste d’avoir 40 ans et je fais mon âge : mes cheveux grisonnent et mon ventre s’est ramolli… La mode est un milieu où il ne fait pas bon vieillir – il y a une date d’expiration pour le talent. Quand Botticelli représente 
Le Printemps, vous constaterez qu’il ne peint aucune nymphe de 90 ans ! On aime penser que la mode est large d’esprit mais elle est au contraire un marqueur de différences entre les classes. La jeunesse et la beauté font vendre car tout le monde veut être jeune et beau. Personne ne veut souffrir d’ostéoporose. Et d’un autre côté, on n’est jamais à sa place. On se sent toujours trop jeune ou trop vieux. C’est le sentiment que vous donnent les gens au pouvoir. »

Studio director, 
15 ans d’expérience

« Lorsqu’on demande aux designers de décrire la femme pour laquelle ils créent, il s’agit toujours d‘une femme blanche, grande et fine, maigre même. Exactement comme la représentation de Dieu dans les églises : il est toujours blanc. Qui a créé cette norme ? Il faut habiller toutes les femmes, un designer doit garder cela à l’esprit mais les grandes tailles sont rarement prises en compte. La femme de la rue n’est pas celle des podiums. Aujourd‘hui, si vous voulez vendre à Dubai, vous devez dessiner pour des corps avec des formes…

Nos idéaux sur la silhouette de la femme nous empêchent d’avancer. Et lorsque les marques font défiler des mannequins aux courbes généreuses, c’est essentiellement parce qu’elles savent que cela créera le buzz, elles choisissent la belle top model « curvy » du moment. Mais si vous entrez dans un studio de design, vous constaterez aisément que tout le monde se ressemble. Je ne pense pas que ce soit nécessairement la faute des entreprises, c’est une tradition d’embauche. L’industrie de la mode devrait s’ouvrir à des personnes au parcours différent, qui n’ont d’habitude pas accès à un cursus dans la mode. »

Head of knitwear, 
24 ans d’expérience

« Depuis quelques années, voire une décennie, les jeunes talents font l’objet d‘une grande attention. Il est vrai que ce sont eux qui apporteront les changements dont nous avons besoin, mais avec toutes ces écoles, ces prix et ces programmes de mentorat, qui poussent les gens vers la création, la pression doit être extrême. Ce n’était pas le cas lorsque j’ai grandi et que je suis entré dans l’industrie dans les années 90. A la sortie de l’école, on ne s’attendait pas à devenir le nouveau Jean-Paul Gaultier. »

Creative consultant, 
22 ans d’expérience

« Je suis tombée enceinte alors que je travaillais pour une maison de luxe à Paris. Je travaillais comme une folle pour terminer la collection, lorsque j’ai commencé à ressentir de fortes douleurs au ventre. La situation s’est aggravée, mais comme nous étions à deux jours du défilé, personne ne s’en est rendu compte. Et puis l’assistante du directeur de la création m’a soudain dit : « Il faut que tu voies un médecin tout de suite. » J’ai répété : « Je vais d’abord finir le défilé. » Il s’est avéré que j’avais des contractions, à 5 mois de grossesse. Mon partenaire est venu de Londres et a dû me convaincre de prendre congé. Avec le recul, j’aurais dû demander de l’aide. Mais dans cette culture du travail, on attend de nous que nous fassions tout…

C’est la première fois que je me suis rendu compte que ce n’était pas normal. Avoir un bébé dans la mode, c’est dingue. J’ai repris le travail après trois mois. J’étais convaincue que je pouvais tout faire. Et bien sûr, j’ai trouvé cela difficile. J’avais l’impression d’être mauvaise si je n’arrivais pas à suivre. Et travailler à temps partiel était perçu comme une faiblesse. Et puis, on met de côté tous les soucis et les défis très réels de la maternité. Vous voulez être une source d’inspiration, un « bon » membre de l’équipe. Et vous passez vos week-ends à visiter des salons du vintage. Vous ne pouvez pas dire : « Je dois partir à 7 heures, je dois mettre ma fille au lit. » Beaucoup de femmes n’avaient tout simplement pas le temps de s’occuper de leurs enfants. Ou même de rencontrer un partenaire. »

Senior womenswear designer, 20 ans d’expérience

« Si j’aime la mode, c’est parce que c’est une affaire de collaboration. Il y a des moments où vous êtes dans votre propre monde et où vous développez des idées par vous-même, mais elles ne peuvent être mises en œuvre qu’en collaborant au sein d’une équipe. Vous devez emmener des gens avec vous dans ce voyage et vous devez les amener à voir votre vision. C’est pourquoi la communication est la compétence la plus importante ou du moins tout aussi importante que la créativité. Vous devez être capable de rallier les gens. Lorsque vous n’avez qu’une nuit pour faire changer les choses, c’est toujours un travail d’équipe. Pour tirer le meilleur des gens, vous devez comprendre ce qui les fait vibrer et pourquoi ils font ce qu‘ils font. Si vous pouvez être sensible et soutenir les autres, vous pouvez tirer le meilleur d‘eux.

L’une des leçons les plus importantes que la mode vous enseigne est la façon de gérer les moments difficiles et de les transformer. Vous apprenez même qu’il peut être amusant de collaborer et de résoudre les problèmes ensemble. Il faut faire ce qu’il y a à faire, quoi qu’il arrive, mais il faut le faire de la manière la moins négative possible pour l’équipe. Si vous parvenez à rendre le travail amusant et agréable, vous obtiendrez beaucoup plus de résultats. Ce n’est certes pas la manière de faire de la vieille école, je ne voudrais d’ailleurs jamais la reproduire. »

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