La Gen Z adore Shein, mais l’Europe compte bien cadrer cette passion

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Après H&M, Zara et Primark, une troisième génération de fast fashion voit le jour avec Shein et Temu, qui vendent toujours plus, plus vite et moins cher. Aubaine pour les fashionistas ou catastrophe pour la planète ? En ce qui concerne l’Europe, il n’y a pas d’équivoque possible.

Aujourd’hui, Shein aura publié 6 000 nouveaux articles. Rien d’exceptionnel. Chaque jour, le webshop chinois met 2 000 à 10 000 pièces trendy à moins de 10 euros en ligne. L’entreprise applique une stratégie de vente agressive à grand renfort de bannières clignotantes et de vidéos TikTok… Enfin, pour le moment, du moins, car vendredi, Bruxelles a ajouté le champion du prêt-à-porter bon marché Shein à la liste des très grandes plateformes en ligne soumises à des contrôles renforcés dans le cadre de la nouvelle législation sur les services numériques (DSA). L’application chinoise, emblème des dérives sociales et environnementales de la mode à petits prix, devient ainsi la 23ème plateforme, aux côtés de X, TikTok, Google ou Facebook, à se voir imposer les règles les plus strictes de l’Europe pour « protéger les consommateurs contre les contenus illégaux », a annoncé la Commission européenne dans un communiqué.

Shein, spécialiste de la « fast-fashion », qui a son siège social à Singapour, vend ses vêtements exclusivement en ligne, auprès d’une clientèle jeune très présente sur les réseaux sociaux. Elle revendique chaque mois 108 millions d’utilisateurs de son site dans l’Union européenne, soit nettement plus que le seuil de 45 millions à partir duquel les acteurs peuvent être soumis à la régulation renforcée.

Ces entreprises doivent notamment analyser les risques liés à leurs services en matière de diffusion de contenus ou produits illégaux et mettre en place les moyens pour les atténuer. Cette analyse doit faire l’objet d’un rapport annuel remis à la Commission européenne qui assume désormais un rôle de gendarme du numérique dans l’UE.

« Des mesures devront être mises en œuvre pour protéger les consommateurs contre l’achat de produits dangereux ou illégaux, en mettant particulièrement l’accent sur la prévention de la vente et de la distribution de produits qui pourraient être nocifs pour les mineurs », a expliqué la Commission.

Des chiffres hallucinants

Alors que H&M et Zara s’efforcent de rendre leur production plus transparente, se tournent vers le recyclage et augmentent leurs prix tout en répercutant les coûts sur le consommateur, le label chinois entame un nouveau chapitre de la fast fashion. Un label parmi tant d’autres, encore plus rapides et meilleur marché.

L’offre d’articles de cette société, fondée en 2008 et active dans le monde depuis 2015, est dix fois supérieure à celle de H&M et Zara, et ce, à un tiers de leurs prix. Pourtant, les enseignes suédoise et espagnole sont déjà connues pour leurs vastes collections à prix plancher. A titre d’exemple : ces deux géants mettent en vente environ 20 000 à 35 000 pièces différentes par an contre 1,3 million pour Shein.

Son compatriote Temu, fondé en 2022, adopte une stratégie similaire, bien que son offre soit plus vaste, car outre les vêtements, il propose des accessoires de déco.

Dans leur édifiant rapport annuel, The State of Fashion, le site Web spécialisé Business of Fashion (BoF) et le cabinet américain de conseil en stratégie McKinsey qualifient ces labels de « troisième génération de fast fashion ».

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Pour cette année, ils prédisent « une plus grande concurrence au sein de cette sous-branche : Shein et Temu adoptent de nouvelles tactiques en termes de prix, d’expérience client et de rapidité. Toutefois, ils ne se contentent pas d’utiliser le coût ou la rapidité comme arguments de vente. Parfois, la livraison des commandes est même retardée de plusieurs semaines. Ils transforment l’expérience client par le biais de la gamification – le recours à des éléments de jeu dans un contexte non ludique – qui permet de gagner des points. Ils déploient également des micro-incitants et se servent des communautés sur les réseaux sociaux ».

La naissance d’un concept

Ce rapport dresse l’« arbre généalogique » de la fast fashion, un concept élaboré il y a tout juste trente-cinq ans. Le 31 janvier 1989, la journaliste américaine Anne-Marie Schiro écrit un article pour le New York Times sur le point de vente new-yorkais de Zara.

Ayant remarqué que, chaque semaine, de nouvelles marchandises sont livrées depuis l’Espagne et que les collections sont renouvelées tous les quinze jours, elle qualifie ce phénomène de fast fashion. C’est effectivement ultrarapide, car dans le cas d’une marque classique, ce processus dure en moyenne six mois.

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La première génération de fast fashion voit le jour dans les années 90 et perce vraiment dans les années 2000. Zara, H&M et plus tard Primark sont les premiers à proposer les tendances vues sur les catwalks – ou dans les cas les plus graves, à vendre de véritables copies de silhouettes – dans les rues commerçantes à un prix défiant toute concurrence.

La deuxième génération, elle, participe à la fast fashion de manière « digital first », contrairement aux premiers cités, où le webshop vient en complément des magasins physiques. L’exemple le plus connu est Asos.

Comment fonctionne Shein ?

La troisième génération, quant à elle, consiste en l’ultrafast fashion : Shein assure la production en trois jours. L’entreprise sait anticiper les tendances en temps réel. Et ne s’en prive pas. Des big data – qui détectent les termes recherchés et les produits devenus viraux – lui permettent de voir quelles marchandises sont convoitées par les consommateurs.

C’est donc le client qui décide de ce que Shein fait confectionner et vend, contrairement à une marque de mode traditionnelle, où le designer choisit ce qui se trouvera dans les boutiques. Autre différence : la firme chinoise commence par un petit nombre d’exemplaires, limité à 100 pièces.

Si ça se vend bien, elle en fait produire plus. Et ensuite, tout s’enchaîne : par le biais de son réseau de nombreux petits ateliers de production, elle peut produire jusqu’à un million de pièces par jour. Plus qu’une entreprise de mode, Shein est une place de marché, voire une plate-forme d’IA qui connecte le consommateur à de petits ateliers. Ce modèle lui permet d’éviter les surplus.

Dans le monde de la mode classique, les invendus sont souvent détruits. L’absence de stock dormant est sans doute le seul aspect positif de la stratégie mise en place par cette troisième génération.

Les rois du plagiat

En revanche, le plagiat est l’un de ses points sensibles. Récemment, sa copie d’un mini-sac conçu par Uniqlo a fait grand bruit. H&M a pour sa part traîné Shein en justice auparavant.

Nombreux sont les petits créateurs qui repèrent des copies de leurs modèles sur le site de la marque incriminée. L’an dernier, aux USA, trois d’entre eux lui ont intenté un procès au motif que la contrefaçon en série est une forme de criminalité organisée.

Par ailleurs, les contrefaçons se composent de tissu bon marché, souvent à base de pétrole, tel que le polyester, l’acrylique ou le Nylon. A chaque fois qu’ils sont portés ou lavés, ces vêtements libèrent des microplastiques.

‘Les vêtements sont bons à jeter après quelques lavages et deviennent des déchets toxiques.’

L’exploitation de carburants fossiles, mais aussi la production de tissus entraînent une importante émission de CO2. En raison de leur mauvaise qualité, les vêtements sont bons à jeter après quelques lavages et deviennent des déchets toxiques impossibles à recycler.

Fabrication controversée

Shein ne fait d’ailleurs pas mystère des circonstances dans lesquelles les vêtements sont confectionnés. Si l’entreprise a déjà reconnu ne pas respecter la législation chinoise sur le travail et a promis de s’améliorer, il y a peu de transparence à cet égard. De plus, comme la société n’est pas encore cotée en Bourse – c’est prévu pour cette année –, son mode de fonctionnement interne est peu connu, dont ses modèles de profit.

Enfin, le géant normalise la surconsommation, allant jusqu’à la promouvoir. Pour preuve les « haul videos », ces petits films viraux dans lesquels des consommateurs font l’étalage de leurs achats. Dans le cas de #Sheinhaul, ce sont souvent des ados qui déballent d’immenses paquets contenant des dizaines, voire des centaines d’articles. Ces vidéos récoltent des milliards de vues.

Le rôle des réseaux sociaux

TikTok est ainsi un chaînon essentiel du succès de Shein qui repose en grande partie sur le marketing des influenceurs et des réseaux sociaux. La plate-forme de vidéos a permis au label de toucher pas moins de 1,7 milliard d’utilisateurs.

En Belgique, cela représente 3,5 millions de personnes. La plupart passent énormément de temps sur l’appli qui, selon certains scientifiques, est aussi addictive qu’une machine à sous.

Contrairement à Facebook ou Instagram où l’on suit des comptes en particulier, sur TikTok, c’est un algorithme qui détermine quelles vidéos nous sont servies, en fonction de ce qu’on a visionné et liké auparavant. Avec des clips courts et un degré d’interaction élevé, les utilisateurs ont du mal à décrocher.

Le danger de l’addiction

Shein fonctionne sur le même modèle. Une fois qu’on commence à scroller, il est presque impossible de s’arrêter. L’agence de marketing britannique Rouge Media qualifie l’entreprise de « site Web de fast fashion le plus manipulateur ».

La marque lance des ristournes et recourt à des astuces pour mettre les consommateurs sous pression temporelle ou acheter plus que prévu. Le puissant algorithme sait quel style le client recherche et, parmi son immense gamme, trouve toujours l’article qui lui convient. Soit « le mariage entre l’expertise chinoise de l’online et le consumérisme à l’américaine », selon les mots d’un journaliste.

Pop-up, filtres kitsch ou photos retouchées : le site, dont l’interface est chaotique, ne ressemble en rien aux jolies boutiques auxquelles les baby-boomers et les Millennials sont habitués. Car la Gen Z est tout autre.

‘La Gen Z cherche consciemment ce qui est dépourvu de beauté.’

Ces jeunes ont grandi avec un écran et s’y retrouvent aisément. Ils accueillent avec empressement le style criard des années 2000 que les générations précédentes jugent de mauvais goût. De plus, le contenu plutôt rude de TikTok leur parle. Ils cherchent consciemment ce qui est dépourvu de beauté.

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Le paradoxe de la Gen Z

Résultat : bien que les critiques envers Shein pleuvent, sa part de marché est en hausse constante. Le rapport The State of Fashion indique qu’en 2023, 40 % des consommateurs américains ont fait un achat sur cette plate-forme. Or, quand il pleut aux Etats-Unis, il bruine en Europe.

Paradoxalement, nous voyons la Gen Z à la fois participer à des marches pour le climat afin d’éveiller la conscience des générations précédentes et acheter des vêtements à l’empreinte écologique catastrophique.

L’Aarhus Business School, au Danemark, a réalisé une enquête sur le mode de pensée paradoxal de cette génération. Dans le cadre de leur étude The Fast fashion Paradox, Nikolas Rønholt et Malthe Overgaard ont sondé des consommateurs de 22 à 26 ans sur leur opinion et leur comportement d’achat.

« La durabilité est un concept complexe et ambigu pour les jeunes. Ils se considèrent comme des consommateurs conscients. Mais en même temps, ils sentent une pression à être trendy et donc à acheter plus », explique Malthe Overgaard au journal britannique The Guardian.

L’Europe vs Shein

Par ailleurs, la fast fashion met tout en œuvre pour faciliter le processus d’achat. « Les petits prix, l’envoi gratuit et la politique de retour flexible rendent le shopping simple. Tellement qu’il n’est presque pas nécessaire de réfléchir et qu’on en oublie les considérations éthiques, analyse son collègue Nikolas Rønholt.

La plupart des personnes interrogées ont également trouvé qu’il leur manquait des infos sur le produit et les circonstances dans lesquelles il est fabriqué. Seuls quelques participants ont pu citer des solutions alternatives à la fast fashion comme les marques de mode éthique. »

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Avec sa Stratégie pour des textiles durables, l’Union européenne a récemment approuvé un plan ambitieux. « La fast fashion doit se retirer du monde de la mode d’ici 2030, peut-on y lire. Nous produisons trop de vêtements et de déchets textiles. La mode du jetable nuit à notre planète, notre santé et notre économie. »

C’est peut-être un peu grâce à Shein que le secteur de la mode a été mis indirectement à l’agenda européen. Sans vouloir leur faire trop d’honneur, reconnaissons que leur offre de vêtements jetables a permis de voir l’urgence de fixer des règles.

Selon la nouvelle réglementation, d’ici 2030, tous les textiles vendus en Europe devront être recyclables et (plus) durables. Les étiquettes doivent informer les consommateurs sur la manière de réparer ou de réutiliser leurs vêtements. De plus, la destruction des invendus sera interdite.

Il est également prévu de faire la guerre aux labels écologiques trompeurs et de prévenir le greenwashing.

Des plateformes en voie de disparition?

Ces règles affecteront-elles Shein, qui ne sera peut-être pas concerné par les lois européennes ? A voir car la législation sur l’environnement se durcit aux Etats-Unis et en Chine aussi. Selon le rapport The State of Fashion, la stratégie de la plate-forme passe de « casseur de prix pour la Gen Z » à « acteur plus diversifié ». Elle expérimente des magasins physiques – pop-up, shops-in-shops…

Sa gamme de produits s’élargit et s’adresse à des groupes cibles plus vastes, avec des articles également plus chers. Elle a ainsi déjà vendu, par le biais de vendeurs externes, des pièces de Paul Smith, Lanvin et Coach, sans doute sans en vérifier l’authenticité.

Mais selon le rapport, rien n’indique que cette évolution assurera plus de succès au shop chinois. « Tous ces changements rendent Shein moins spécial et lui vaudront peut-être aussi moins de réussite. »

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Article mis à jour le 29 avril 2023 sur base d’une dépêche AFP.

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