Barbie, 60 ans d’histoires sulfureuses

La première Barbie sortie en 1959. © Getty Images

Elle a traversé six décennies d’évolution des moeurs. Reine des chambres de filles et muse des créateurs de mode, la poupée coquette a aussi fait rimer plastique avec polémique. Voici l’histoire, garantie sans faux cils, d’une taille mannequin au succès XXL.

C’est un peu l’histoire de la nana irréprochable, bien dans sa peau et dans son corps, façonnée pour séduire et sapée pour durer. Un parcours à l’eau de rose, tellement angélique qu’il en devient trop lisse. Aussi y a-t-il mille raisons de détester Barbie. D’abord pour ce qu’elle incarne: un modèle tronqué, sans aspérité ni personnalité, pour les petites filles qui rêvent de devenir princesses. Ensuite parce qu’elle a conquis le monde avec une facilité déconcertante: depuis soixante ans, le mannequin – qui a déjà connu treize présidents des Etats-Unis – s’écoule à la vitesse de 80 millions d’exemplaires par année. Rien à faire, ce genre de success-story sucrée, ça écoeure.

Il faut néanmoins se plonger dans les coulisses de l’usine à songes pour découvrir ces défauts qui font du bien à entendre. A commencer par la naissance de la demoiselle, qui ressemble ni plus ni moins à un cambriolage industriel. Nous sommes au début des années 50, en Allemagne. Une petite société nommée O. & M. Hausser décide de commercialiser la figurine d’une héroïne de bande dessinée appelée Bild Lilli, qui n’est autre qu’une call-girl. Sulfureux à souhait. Mais aussi novateur, puisque la poupée affiche une apparence d’adulte – taille fine, poitrine et longues jambes – à mille lieues des poupons aux visages enfantins et aux cuisses potelées jusque-là disponibles sur le marché. En 1956, Elliot et Ruth Handler, un couple d’Américains, passent leurs vacances à Lucerne, en Suisse, en quête d’idées pour donner un coup de boost à leur société, Mattel.

La gamme moderne, pour tous les goûts et toutes les couleurs.
La gamme moderne, pour tous les goûts et toutes les couleurs.© ISTOCK PHOTO

Devant une vitrine, leur fille Barbara a soudainement les yeux qui pétillent face à Bild Lilli. Les parents, intrigués, acceptent de lui faire plaisir… tout en ramenant une seconde poupée dans leur propre valise. De retour en Californie, les époux Handler produisent une copie quasi conforme de la créature aux courbes sexy, avant de la baptiser Barbie, soit le surnom de leur progéniture. Présentée pour la première fois en 1959 au Salon du Jouet de New York, la poupée ne convainc pas les experts. Et même chez Mattel, les employés – principalement masculins – n’y croient pas. Un tel objet d’émancipation, quel culot! Sauf que Ruth, elle, refuse de lâcher prise. Convaincue du potentiel de « sa » création à une époque où les jeunes filles n’ont droit qu’à des silhouettes en carton pour se plonger dans l’univers de la mode, elle s’entoure d’un designer diplômé de Yale, Jack Ryan, pour peaufiner la modélisation d’une Barbie qui sera « le symbole de la femme parfaite ». Son obstination est payante: le succès sera instantané. Il faut dire que tout correspond exactement au voeu de Madame Handler: offrir aux gamines « un tremplin vers l’imagination », soit une manière de se projeter dans le monde des adultes. Dès la première année, pas moins de 300.000 figurines s’en vont rejoindre les chambres roses. Prix du sésame: à peine 3 dollars…

De l’autre côté de l’Atlantique, O. & M. Hausser, en découvrant le plagiat, envisage un procès, mais abandonne l’idée par manque de moyens. Un accord financier plus tard, Barbie s’échappe librement, tandis que la société allemande fera faillite peu après. Mattel, elle, se frotte les mains, enchaînant les campagnes de publicité rondement menées. L’une d’elles, diffusée à la télévision, marquera puissamment les esprits en montrant Barbie dans une splendide robe de mariée. Le fantasme suprême pour les petites filles, mais aussi pour leurs pères, à une époque où le mariage reste synonyme de réussite sentimentale et, donc, d’harmonie sociale. Soucieuse du moindre détail, Ruth Handler embauche un ex-mannequin devenu styliste pour sublimer les parures d’une poupée alors disponible en trois coloris capillaires: blonde, brune ou rousse.

Barbie Malibu, l'un des plus gros succès de l'histoire de la marque.
Barbie Malibu, l’un des plus gros succès de l’histoire de la marque.© GETTY IMAGES

Controverses à la pelle

Ce ne sont pas les cheveux qui vont provoquer la polémique, mais bien les mensurations. A savoir 30 centimètres de hauteur, alors que Barbie, si elle avait voulu être le reflet parfait d’un corps féminin adulte, n’aurait pas dû dépasser les 20 cm. Trop grande et trop mince, crient les détracteurs. Ruth Handler s’énerve: « Il s’agit d’une poupée, et non d’un être humain! » Sauf qu’au début des années 60, Mattel lâche un objet de scandale qui en rajoute une couche: un kit « pyjama party » comprenant deux accessoires qui vont faire trembler les bigoudis de Barbie. D’abord une balance affichant un poids fixe d’à peine 50 kilos. Ensuite un petit livre intitulé How to lose weight (Comment perdre du poids) avec, pour unique réponse, un conseil ahurissant: « Don’t eat » (Ne mangez pas). Une maladresse qui, à l’aube des seventies, sera suivie par une autre bévue. Lors de la sortie de Barbie Malibu, la poupée dévoile un teint doré tout en vantant les bienfaits du bronzage. Cela peu de temps avant que les dermatologues ne commencent à alerter le monde sur les effets nocifs du soleil. Plus tard, dans les années 90, lorsque ses créateurs la doteront d’une voix, Barbie enchaînera encore les boulettes: « Les maths, c’est trop dur! » ou « Allons faire les courses après l’école », s’exclame-t-elle notamment. Bonjour le répertoire stéréotypé…

Les reproches vont à peine abîmer les ongles de Barbie. Mais à aucun moment, ils ne nuiront à sa gloire. Car plus le temps passe, plus les enfants ont leur mot à dire dans les foyers. Et que pèse un parent légèrement offusqué face à un enfant réclamant une figurine que la Terre entière s’arrache? Surtout qu’à l’époque, les princesses mènent la belle vie: Disney a donné naissance à La belle au bois dormant au moment même où Barbie poussait ses premiers cris, et ce quelques années après avoir enfanté une certaine Cendrillon. Et, en parlant de princesse, il faut évidemment évoquer… les princes. Dès 1961, ce sont les fans de la poupée eux-mêmes qui demandent à Mattel de lui offrir un boyfriend. Elliot et Ruth Handler s’exécutent, bien sûr. Et ils ne vont pas chercher bien loin: leur fiston s’appelle Kenneth, le petit ami s’appellera Ken. Voilà donc la plus belle des top models convolant avec le plus beau des hommes. Mais attention, l’histoire n’ira pas plus loin, puisqu’il est très vite décidé que Barbie ne tombera jamais enceinte. L’explication? Un bébé perturberait la vie fastueuse et désinvolte de la demoiselle éprise de liberté…

L'incontournable Ken, boyfriend attitré de Barbie depuis 1961.
L’incontournable Ken, boyfriend attitré de Barbie depuis 1961.© GETTY IMAGES

Néanmoins, Barbie aura une soeur, Skipper, ainsi qu’une « meilleure amie » prénommée Midge. Plus tard, elle aura même un nouvel amoureux, alias Blaine, un surfeur australien qui ne récoltera pas les faveurs des petites filles et sera très vite jeté aux oubliettes… pour le plus grand bonheur de Ken. Mais ce qui va asseoir le règne de la star, c’est aussi sa faculté à évoluer sur le plan physique. Tantôt, ses créateurs lui offrent de longs cils. Tantôt, ils permettent à ses hanches de pivoter, à ses genoux de fléchir, puis à ses bras de se plier afin de faciliter les poses glamour. L’un des changements majeurs se produira dans les années 70, lorsqu’elle commencera à regarder droit devant elle, alors qu’avant cela, ses yeux étaient dirigés en biais. Parce qu’à ce moment-là, Barbie commence à conduire une voiture, puis un van. Et parce que les seventies, c’est aussi l’ère de… l’émancipation sexuelle. En fixant ses pupilles dans celles de ceux qui la contemplent, Barbie affirme son côté effronté, provoquant et aguichant. On est alors en pleine fièvre disco, et le modèle « Superstar » façonné par Mattel affiche un style plus sexy que jamais.

« Deviens ce que tu veux »

Durant sa longue ascension, la demoiselle connaîtra encore quelques déconvenues, notamment lorsqu’elle décidera de devenir hôtesse de l’air, nounou, danseuse, prof ou journaliste de mode. On l’accusera, là encore, d’avoir un train de retard en exerçant des fonctions clichés, alors que les femmes réclament l’émancipation professionnelle. Evidemment, sa maman Ruth Handler ne manquera pas d’arguments: « Je n’ai jamais voulu changer le monde, mais le montrer tel qu’il était. Et à cette époque-là, désolée, mais les femmes n’étaient pas médecins ou avocates. » Ce qui est merveilleux dans l’univers des poupées, c’est que le temps est capable de gommer chaque défaut. A ce jour, plus rien permet de critiquer le C.V. d’une Barbie qui a passé la barre des 180 métiers différents et, ainsi, donné raison à l’éternel slogan de la marque: « You can be anything » – « Deviens ce que tu veux. »

Pour que Barbie fasse l’unanimité et mette totalement les talons dans la modernité, il faudra pourtant attendre 2015 et la gamme « Fashionistas ». En effet, l’héroïne se diversifie alors de deux manières. D’abord sur le plan physique: en parallèle du mannequin longiligne, apparaissent notamment des versions « curvy » – ventre plus rond, hanches plus larges, cuisses arrondies et poitrine moins imposante – ou « little » – avec une taille approchant celle d’une vraie femme. Ensuite sur le plan ethnique, avec un choix de huit carnations différentes, vingt-quatre types de cheveux et vingt-deux couleurs d’yeux. Une vraie révolution, qui envoie enfin valser les stéréotypes et, surtout, se veut le miroir des podiums de mode d’aujourd’hui. La vérité, c’est que l’icône blonde est en train de connaître un sacré revers du côté des chiffres de vente. Car depuis le début des années 2000, la concurrence ne l’épargne guère, entre les déjantées poupées Bratz ou l’inévitable Reine des Neiges dont les droits ont été rachetés par la société Hasbro. A l’heure qu’il est, Mattel et Barbie traversent clairement la pire crise de leur histoire. Néanmoins, l’incarnation féminine du rêve américain possède depuis peu sa propre série animée sur Netflix (Barbie Dreamhouse Adventures), tandis qu’un premier film en live action – avec la belle Margot Robbie dans le rôle principal – est annoncé pour 2020. Elle nous a déjà montré qu’elle avait plus d’un tour dans son sac, mais qui sait ce qui se cache encore dans la garde-robe de la sexy sexagénaire?

10 choses à savoir

Barbie, 60 ans d'histoires sulfureuses
© Time

– La première Barbie s’appelait Ponytail n°1 (Queue de cheval n°1). Son look: maillot zébré, chaussures noires et lunettes de soleil aux montures blanches. Une bichromie pensée pour la pub télé qui, à l’époque, ne connaît pas encore la couleur.

– En 1993, elle faisait son entrée au musée Grévin.

– La milliardième Barbie a été vendue en 1997.

– Dans les années 80, lorsque Hasbro a voulu lancer une poupée rock star, Mattel a devancé son concurrent en façonnant une Barbie rock en un temps record, sortie peu avant l’autre. C’est donc Hasbro qui fut accusé de plagiat…

– Une Barbie chauve, dotée d’une collection de perruques, a été conçue par Mattel afin d’être distribuée dans les hôpitaux américains et canadiens accueillant des enfants atteints de cancer.

– Barbie est l’héroïne d’une quarantaine de longs-métrages produits par Mattel.

– En 2016, le nouveau corps de Barbie, moins filiforme, s’offrait carrément la couverture du Time.

– Elle ne possède un nombril que depuis l’année 2000.

– Dans les années 90, plutôt que de suivre la vague grunge, Barbie et Ken misent sur le succès de séries comme Beverly Hills 90210: ils sont fournis avec du gel pour les cheveux.

– Barbie est orpheline depuis peu: Ruth Handler est décédée en 2002, Elliot en 2011.

Un vestiaire inouï

La poupée sexagénaire possède aujourd'hui le dressing le plus vaste du monde.
La poupée sexagénaire possède aujourd’hui le dressing le plus vaste du monde.© GETTY IMAGES

En 2014, lorsque Mattel décide de mettre en vente une Barbie à l’effigie de Karl Lagerfeld, les 999 exemplaires – 200 euros l’unité – s’arrachent en quelques heures à peine. Aujourd’hui, l’objet est introuvable. En 1997, c’était Dior qui, pour fêter les 50 ans de son fameux tailleur bar, habillait la poupée pour en faire une oeuvre de collection. Et pour le cinquantième anniversaire de celle-ci, en 2008, Christian Louboutin imaginait trois figurines – avec quatre paires de shoes chacune – vendues dans des emballages imitant les boîtes du chausseur français.

Karl ou Barbie?
Karl ou Barbie?© SDP

Des créateurs nommés Yves Saint Laurent, Thierry Mugler, Christian Lacroix, Givenchy, Agnès B., Louis Vuitton, Calvin Klein, Chantal Thomass ou Jean Paul Gaultier – la liste est impressionnante – ont également confectionné des vêtements d’exception pour la demoiselle, qui a par ailleurs lancé son propre parfum en 2000, et une ligne de maquillage l’année suivante. Mieux: les célèbres studios Harcourt eux-mêmes ont réalisé son portrait en noir et blanc. Enfin, preuve définitive qu’elle est une star comme les autres, Mattel commercialise, depuis les années 90, des éditions limitées à l’effigie de Marilyn Monroe, Grace Kelly, Lady Gaga, Beyoncé et beaucoup d’autres. Quant à la Barbie la plus chère du monde, on la doit au designer-joaillier Stefano Canturi qui, en 2010, lui offrait une parure faisant grimper le prix du modèle à… 500.000 dollars.

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