Comment la créatrice belgo-américaine Diane von Furstenberg surmonte la crise

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En cette année chaotique, Diane von Furstenberg aurait pu connaître la faillite de son entreprise. Mais la créatrice de mode belge a toujours été une battante. « Le moment est venu de redevenir celle que je suis vraiment », dit-elle. Rencontre.

A l’écran apparaît d’abord une masse de cheveux bouclés. Puis une gigantesque bibliothèque dans une élégante pièce baignée de soleil. Une voix un peu rauque se fait entendre: « Ici, en Amérique, la nuit a été très longue, comme vous pouvez l’imaginer. » L’image ne s’est pas encore stabilisée. La voilà enfin: Diane von Furstenberg, en direct du Connecticut. « Hi, dit-elle. Je viens de me lever, même si j’étais réveillée depuis un moment. Comment ça va? » Nous sommes au lendemain de l’élection présidentielle, l’issue en est encore incertaine. Donald Trump a fait mieux que prévu, une nouvelle décevante pour une démocrate affirmée comme notre interlocutrice.

Comment allez-vous?

Honnêtement, je ne sais pas trop. C’est inquiétant. Je crois que Biden peut gagner. Il se peut que nous perdions le Sénat. Je pense surtout que le pays doit guérir. Nous devons apprendre à nous entendre de nouveau. J’ai toujours confiance en l’Amérique. Je ne sais pas ce que je peux dire d’autre.

2020 a été une année difficile, pour vous aussi…

Une année marquée par d’énormes surprises, absolument. J’avais de grands projets. J’ai fêté le Nouvel An à l’Ile de Pâques, très très loin d’ici. De là, je me suis rendue au Chili. Ensuite, il y a eu la remise des DVF Awards, une série de prix décernés par ma fondation à des femmes qui ont la force de se battre, le courage de survivre, l’autorité d’inspirer. Cette année, le prix a récompensé Ruth Baden Ginsburg (NDLR: la juge suprême américaine décédée en septembre dernier). Nous l’avons fêté à la Bibliothèque du Congrès à Washington DC: c’était un beau moment, très émouvant. Peu après, j’ai reçu la Légion l’honneur des mains de Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne, au Quai d’Orsay à Paris (NDLR: parmi les invités, se trouvaient Anna Wintour et le P.-D.G. d’Amazon, Jeff Bezos). Mon fils a donné une fête en mon honneur sur la tour Eiffel, et une semaine plus tard très exactement, le monde a cessé de tourner. Le reste de l’année, je l’ai passé en grande partie ici, à Cloudwalk, la résidence secondaire au Connecticut que j’ai acquise lorsque j’avais 27 ans. »

Des femmes qui ont le courage de se battre et qui ont reçu un DVF Award en février dernier à Washington DC. De gauche à droite: Priti Patkar, Saskia Niño de Rivera, Diane von Furstenberg, Ruth Bader Ginsburg, Ria Tabacco Mar, Hillary Rodham Clinton, Karlie Kloss, Iman et Lana Condor.
Des femmes qui ont le courage de se battre et qui ont reçu un DVF Award en février dernier à Washington DC. De gauche à droite: Priti Patkar, Saskia Niño de Rivera, Diane von Furstenberg, Ruth Bader Ginsburg, Ria Tabacco Mar, Hillary Rodham Clinton, Karlie Kloss, Iman et Lana Condor.© GETTY IMAGES

Tournant la caméra en direction du jardin, elle nous montre la vue depuis la fenêtre de son studio (NDLR: dans les jours suivant l’interview, elle publiera sur les réseaux sociaux des photos d’un cerf et d’un ours qu’elle aura repérés dans cet espace vert). « Vous voyez la nature? J’ai toujours beaucoup bourlingué, rarement dormi plus de trois nuits consécutives dans le même lit. J’étais constamment en route. Les voyages sont formidables. Mais la lecture peut vous transporter également. »

Éviter la faillite

Diane von Furstenberg s’estime chanceuse. Tout le monde n’a pas une belle maison, un grand jardin – sans mentionner l’Eos, le yacht à 70 millions de dollars à bord duquel elle a passé cet été quelques semaines en Méditerranée, en compagnie de son époux, le milliardaire Barry Diller. « Je ne vais pas utiliser le mot de cadeau, dit-elle, car une chose essentiellement négative ne doit pas être considérée comme tel. Mais je dois avouer que cette pause imposée m’a fait du bien. J’en ai tiré le meilleur. Plus encore que d’ordinaire, j’ai creusé au plus profond de moi-même, et cela me donne de la force. J’ai pu réfléchir. Qu’est-ce qui compte dans ma vie? Et j’ai évalué mes affaires. Est-ce que DVF est encore viable? Mon modèle d’entreprise a-t-il encore du sens dans un monde qui se virtualise à toute vitesse? Ensuite, j’ai pris quelques grandes décisions. J’ai « réinitialisé » mon business. »

Cette pause imposée m’a fait du bien. Plus encore que d’ordinaire, j’ai creusé au plus profond de moi-même.

L’opération a dû être douloureuse. C’est que la septuagénaire a démantelé en grande partie sa société. La marque a quitté la France et la Grande-Bretagne. Elle a aussi fermé dix-huit de ses dix-neuf boutiques propres aux Etats-Unis. Il ne reste plus que celle située au rez-de-chaussée de son quartier général à New York. DVF semblait déficitaire depuis des années, le résultat d’une expansion débridée et d’une confusion créative: en dix ans, la griffe a connu pas moins de cinq créateurs de mode, et les ventes ont accusé un recul. La pandémie a été la goutte qui a fait déborder le vase.

En juillet dernier, The New York Times écrivait: « Reste à voir si elle parvient à restructurer son entreprise et à éviter une faillite aux Etats-Unis, si elle peut conserver son nom et traverser cette période en gardant sa réputation intacte, pour devenir le visage du redressement de l’industrie de la mode américaine. »

La créatrice affirme avoir envisagé toutes les options, de la vente au dépôt de bilan. Finalement, elle a décidé de réduire l’entreprise jusqu’à ce qu’elle puisse renouer avec la croissance, éventuellement sous la houlette de sa petite-fille Talita, 21 ans. Un accord a été passé avec un partenaire chinois pour exploiter les 38 boutiques en Chine, et pour assurer le suivi du développement, du sourcing et de la production des collections. Les autres magasins restants, parmi lesquels celui de Bruxelles et celui de Knokke, sont des franchises.

Sa marque de fabrique

Diane von Furstenberg est une survivante et une battante. « Je réalise que de très nombreuses personnes ont vécu une situation analogue. Je n’éprouve aucune honte. J’assume. J’accepte ce qui s’est passé. Je ne peux pas faire autrement. » Depuis le début des années 70, elle s’est réinventée elle-même, ainsi que sa marque, à plusieurs reprises. Sa robe portefeuille – la wrap dress – a connu un succès phénoménal. Mais après avoir frôlé la faillite dans les années 80, elle a fait un pas en arrière. En 1992, elle est revenue via QVC, la chaîne de téléshopping de Barry Diller. Cinq ans plus tard, elle a relancé Diane von Furstenberg comme marque de luxe. Entre 2006 et 2019, elle a par ailleurs présidé le CFDA, le Council of Fashion Designers of America.

La robe portefeuille culte de Diane von Furstenberg, hiver 18-19.
La robe portefeuille culte de Diane von Furstenberg, hiver 18-19.© IMAXTREE

Quel regard posez-vous aujourd’hui sur la mode?

Elle est un reflet de qui nous sommes et de la manière dont nous souhaitons nous montrer. Je n’ai jamais suivi des études de mode. J’ai tout appris dans l’usine textile d’Angelo Ferretti à Côme, où j’ai suivi un stage: la couleur, l’impression, le jersey, l’impression sur jersey… J’ai réalisé une petite robe, qui est devenue un phénomène social. Je n’avais pas nécessairement attendu ni prévu ce succès, mais il s’est produit. Les gens disent: elle a fait la wrap dress, mais en réalité, c’est le contraire qui s’est passé: la wrap dress m’a faite moi. Et j’ai poursuivi sur cette lancée. Ma mode est sans peine, easy, on the go. De la couleur, des motifs. Une robe DVF doit être le meilleur ami dans votre garde-robe. A présent, avec la pandémie, nous revenons en quelque sorte à l’essentiel. La mode est ce que je fais, it’s what I know how to do. Mais on ne peut pas aller trop loin. Il faut rester soi-même. Au fil des ans, j’ai travaillé avec différents directeurs créatifs, et ils ont tous voulu changer ce que représente DVF. Le moment est venu de redevenir celle que je suis vraiment.

Est-ce que cela signifie qu’actuellement, vous êtes vous-même directrice créative?

Non, je travaille de nouveau avec le meilleur directeur créatif que j’aie connu au fil de toutes ces années, Nathan (NDLR: Jenden). Il est revenu.

Le travail de l'artiste et créatrice Ashley Longshore, exposé durant le Diane von Furstenberg's InCharge Conversations 2020.
Le travail de l’artiste et créatrice Ashley Longshore, exposé durant le Diane von Furstenberg’s InCharge Conversations 2020.© GETTY IMAGES

On peut donc s’attendre à découvrir de nouvelles collections?

Certainement. Je possède encore deux magasins en Belgique. Ma belle-soeur gère la boutique à Bruxelles, or j’en suis originaire. C’est un aspect important.

Vous avez toujours un attachement personnel à Bruxelles?

Oui, plus que jamais, d’une façon étrange. J’ai quitté la capitale lorsque j’étais une jeune fille. J’y suis retournée régulièrement. J’ai eu la chance d’y être allée à l’école. Les premières années scolaires déterminent le reste de votre vie, et ma formation était très belge. J’ai reçu tous les jours des cours de néerlandais, en vain.

Où avez-vous grandi à Bruxelles?

J’allais à l’école au Sablon, au Lycée Dachsbeck, rue de la Paille. Nous habitions du côté de l’université.

De la déco grand public

Diane von Furstenberg nous confie qu’elle a écrit un livre pendant le confinement. Non des mémoires, comme La femme que j’ai voulu être paru il y a quelques années. « C’est un tout petit bouquin, intitulé Own It. Attendez, que j’aille chercher l’épreuve. » Elle revient: « Je recours souvent aux aphorismes, ce sont mes mantras. Un éditeur m’a proposé de les rassembler dans un livre. Le but était d’en faire quelque chose de léger et de joyeux. De frivole en quelque sorte. Mais à cause de la pandémie, le ton est devenu plus sérieux, le livre rassemble 250 mots qui ont une signification particulière pour moi. »

J’ai connu des échecs. Ma vie a été un parcours en dents de scie, comme toutes les vies.

Own It: The Secret To Life sortira en mars, aux éditions Phaidon. A la même période, sa collection d’accessoires de décoration pour H&M Home devrait être disponible également. Le lancement de cette ligne était prévu pour les fêtes de fin d’année, mais en dernière minute, il a été reporté au printemps 2021. « Own it » y joue un petit rôle, en tant que slogan sur un coussin. « La collaboration pour H&M Home a trait à la maison, à un moment où nous devons tous rester chez nous. Les photos pour la campagne ont été faites ici. Mon portrait a été photographié dans le garage, sans l’aide d’un maquilleur ou d’un coiffeur.

Est-ce là l’avenir de DVF? Des collaborations avec d’autres marques?

Je souhaite désormais demeurer au plus près de l’essentiel. Donc oui, en un certain sens, c’est un exemple de ce que nous allons faire: concevoir des produits qui s’inscrivent dans le cadre de DVF… qui a presque 50 ans. J’ai lancé la marque en 1972. Je possède un produit emblématique – la wrap dress – et de gigantesques archives de motifs. Par ailleurs, il existe aussi un lien très étroit entre DVF et plusieurs générations de femmes. J’ai commencé très jeune. J’ai créé mon existence pendant que je concevais mon entreprise, ma vie et mon business ont toujours été très étroitement imbriqués. Et lorsque je dis: ma vie, il ne s’agit pas tant de ma propre vie que de celle d’une femme « in charge », « aux commandes », qui a ensuite commencé à imaginer des vêtements pour des femmes « aux commandes » (NDLR: un pull en cachemire portant l’inscription « in charge » est en vente sur le site Web de DVF pour 483 euros et DVF utilise le hashtag #incharge comme plate-forme d’aide aux femmes). Je souhaite partager le plus possible, surtout depuis que j’ai atteint un certain âge: mes expériences, mes connexions, tout ce que j’ai appris. Afin que d’autres femmes puissent devenir les femmes qu’elles souhaitent être, tout comme je suis devenue la femme que je voulais être.

Diane von Furstenberg pendant le Diane Von Furstenberg's InCharge Conversations 2020, organisé par Mastercard le 6 mars dernier à New York.
Diane von Furstenberg pendant le Diane Von Furstenberg’s InCharge Conversations 2020, organisé par Mastercard le 6 mars dernier à New York.© GETTY IMAGES

Vous avez posé récemment en maillot de bain pour un selfie. Le but était-il là aussi d’inspirer?

Où donc avez-vous vu cette photo? Ah, sur Instagram. Mon compte privé est une espèce de journal. Pour moi il est important de… écoutez, j’ai peut-être 73 ans, mais je nage 1 h 30 par jour. Je ne recours pas à la chirurgie esthétique. Mon corps est encore passable… Je m’utilise moi-même. Lorsqu’on s’utilise soi-même, pour inspirer les autres, je trouve que c’est très bien. Cette photo vous a-t-elle choqué?

Non, j’ai trouvé que c’était une belle photo.

(Rires) Il n’y a rien de tel que la vérité, d’accord? Je dis toujours que la relation la plus importante que l’on a dans la vie est celle que l’on a avec soi-même. Lorsque cette relation est bonne, toute autre relation est un plus. Lorsque je parle de « own it » ou d’être « aux commandes », je n’y mets aucune agressivité. Own who you are, practice the truth. Défendez-vous et faites de votre mieux.

Pouvez-vous vous imaginer DVF sans Diane von Furstenberg?

Vous voulez dire: la marque sans la personne? Lorsqu’on approche tout doucement de la fin de sa vie, on réfléchit plus souvent à sa succession. A ses enfants, à ses petits-enfants, aux personnes qu’on a pu aider, à tout ce qu’on laissera. Le travail en fait partie. Cette pièce contient une masse de travail. Oui, j’espère que DVF subsistera. Talita est très intéressée (NDLR: la petite-fille de Diane von Furstenberg a réalisé depuis l’an dernier plusieurs collections capsules pour la griffe). Je suis reconnaissante que j’aie pu mener une belle vie. Tout n’a pas été couronné de succès. J’ai connu des échecs. Ma vie a été un parcours en dents de scie, comme toutes les vies. Mais j’ai toujours choisi moi-même le cours de cette vie. J’ai toujours été « aux commandes ».

En bref: Diane von Furstenberg

Diane Halfin naît le 31 décembre 1946 à Bruxelles.

De 1969 à 1983, elle est mariée au prince Egon von Fürstenberg, avec qui elle a deux enfants: Alexander et Tatiana. Elle est l’épouse de Barry Diller depuis 2001.

1972: lancement de la marque qui porte son nom. Deux ans plus tard, elle crée l’iconique wrap dress.

1985: elle s’installe à Paris, par la suite sa marque est sur le déclin. En 1997, elle relance DVF.

2006: elle est nommée présidente du Council of Fashion Designers of America.

2017: Elle est faite docteur honoris causa de l’université d’Anvers, et devient un an plus tard citoyenne d’honneur de la Ville de Bruxelles.

2020: DVF est en mauvaise posture. Aux Etats-Unis, 75% du personnel a dû être licencié et il a fallu fermer 18 des 19 boutiques.

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