Comment la mode va-t-elle se réinventer dans l’après-confinement?

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Dans les boutiques fermées, les collections printemps-été attendent les reines et les rois du shopping. Mais en amont, toute la filière textile en sort ébranlée. Comment la mode va-t-elle se réinventer? Bilan d’un moment figé et d’un futur aux multiples inconnues.

La mode ne vit pas dans une tour d’argent. Elle fait partie intégrante de la société car elle est faite par et pour les êtres qui la composent. D’emblée donc, quand la crise fut patente, elle se mobilisa, à des degrés divers. Le tout, avec une vraie générosité, parfois sous-tendue d’opportunisme, mais « covidwashing » ou pas, cet élan solidaire a bien eu lieu. « Il est à la hauteur de la crise sanitaire, avec des actions qui ont évolué selon les différents stades de propagation du virus et de la dégradation de la situation, commente Serge Carreira, professeur à Sciences Po Paris, où il dispense le cours « Introduction à la mode et au luxe ». On est passé des dons dans un premier mouvement de soutien aux hôpitaux à une phase de mise à disposition de l’outil industriel. Les maisons et les marques ont certes communiqué sur ces actions mais cela n’empêche pas la réalité de la contribution effective. »

La fin d’une époque

Le Covid-19 a précipité les dépôts de bilan, dès le début du mois de mars, avec la première annonce de faillite, symbolique, pour la Galloise Laura Ashley, maison mythique aux imprimés romantico-victoriens, 4500 salariés et 300 boutiques en Europe. Somme toute, cela n’a étonné personne car la pandémie se greffe sur une crise économique qui, en décembre dernier, avait déjà laminé l’icône des « fashion stores », l’enseigne Barneys fondée en 1923 à New York. Puis plus tard, en janvier, avec l’annonce de la fermeture de toutes les boutiques d’Opening Ceremony, on avait bien compris que l’on assistait à la fin d’une époque. Car le monde de la mode, bouleversé par le digital, est en difficulté et en mutation. Ainsi on a vu de vénérables labels au préalable rétifs à l’e-commerce s’y mettre sans ambages, confinement oblige. Delvaux, le plus ancien maroquinier du monde, né avant la création de la Belgique, a franchi le pas et inauguré sa première boutique en ligne sous-titrée « Ceci n’est pas une e-boutique » sur le mode surréaliste cher à Magritte. « Les maisons de mode se trouvent dans une situation exceptionnelle et ces circonstances leur ont fait faire en trois mois ce qu’elles auraient traditionnellement fait en un an et demi, analyse Serge Carreira. Nous sommes dans une période d’innovations assez indispensables. L’usage des réseaux sociaux était déjà habituel, mais les maisons ont amplifié cet usage et l’ont adapté, avec la nécessité d’inaugurer des showrooms en ligne et des sites d’e-commerce. Elles ont toutes été relativement inventives, de Marine Serre avec ses sessions de gym le samedi matin, à Jacquemus qui a trouvé une autre façon d’interagir avec son public en proposant des concours créatifs. » Les marques se transforment ainsi en media, conviant leur « communauté » à des expériences virtuelles, partageant du récit, de la mise en valeur du patrimoine ou plus simplement des moments à vivre en commun en live, tel le concert « confiné » d’Angèle sur le compte Instagram de Chanel.

1.0CHANEL and Angèle are pleased to invite you to an intimate live performance by the Belgian singer tomorrow at 1pm Paris time, a special moment for your days at home. Access via Instagram Stories.
#LivewithCHANEL #StayHome #CHANEL #Angele @angele_vl @ar_studi0s @inezandvinoodhchanelofficialhttps://www.instagram.com/chanelofficial6959950172278514578837359811_695995017Instagramhttps://www.instagram.comrich658

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Le shopping est mort, vive le shopping

Les marges de manoeuvre n’ont évidemment rien à voir quand on est une petite marque émergente ou un grand groupe de luxe. Ces gros acteurs ont généralement leur propre réseau de distribution, via leurs centaines de boutiques dans le monde qui, à l’heure où l’on écrit ces lignes, sont encore fermées, sauf celles situées en Chine. « Ces groupes ont à absorber le choc et le coût de ce réseau de distribution mais aussi des stocks forcément invendus. Néanmoins ils peuvent faire preuve d’une certaine agilité parce qu’ils ont la possibilité, puisqu’ils sont leur propre distributeur, d’éventuellement produire moins, pour la prochaine saison. Les petites marques, qui n’ont pas forcément leur réseau de distribution direct, sont tributaires de la situation des distributeurs, des grands magasins, des boutiques indépendantes. Or, pour un certain nombre d’entre elles, elles ont déjà vu ces magasins ou ces boutiques réduire drastiquement leur commande pour l’hiver prochain ou l’annuler. Quel sera l’état d’esprit de ces magasins, pour ceux qui ont survécu? Se projetteront-ils dans l’avenir ou seront-ils extrêmement frileux et prudents? »

Serge Carreira
Serge Carreira© STEPHANE KOSSMANN

Par ricochet, la question se pose également concernant l’appétit des consommateurs lambda au sortir du confinement. Y aura-t-il un phénomène de compensation et d’achats compulsifs ? Et sous la forme d’un pic hystérique ou d’un étalement dans le temps? Ou alors un dégoût du shopping par crainte de l’avenir ou une diminution drastique par manque de moyens? « Tout cela reste très flou, commente Serge Carreira. On a pu observer, en tout cas pour la première partie du confinement, que les consommateurs avaient été plongés dans l’angoisse et la sidération et que cela avait gelé les achats online. Il semblerait qu’il y ait une reprise de confiance mais tout cela reste très évolutif, corrélé à la situation sanitaire concrète. » Et l’on ne peut ériger en exemple phare ce chiffre d’affaires hallucinant, 2,7 millions de dollars, enregistré par la boutique Hermès située à Guangzhou (Canton) lors de sa première journée de réouverture. Il exprime sans doute une volonté de retour à un peu de « normalité » et une aspiration aux valeurs refuges, à des produits statutaires et intemporels. Mais cela ne date pas d’hier. La crise financière de 2008 avait déjà marqué la fin de la banalisation du luxe et promu une réelle revalorisation du patrimoine, de la tradition et des savoir-faire des maisons au-delà des effets de mode. « La demande de sens sera forte, pense notre expert. Et les dimensions de développement durable et de considérations éthiques seront plus que jamais importantes, ce qui positionne les marques de luxe favorablement. Elles devraient donc montrer l’exemple. Mais elles le portent déjà d’une certaine façon car elles ne fabriquent pas de tee-shirts à 5 euros au Bangladesh. D’autant qu’un tee-shirt à 5 euros, cela n’existe pas, en tout cas pas dans le luxe. Et même en soi, un tee-shirt à 5 euros produit dans des conditions respectueuses des humains et de l’environnement, cela n’existe pas. »

Pour une mode éthique

Il se fait que le mois d’avril, depuis sept ans, est celui de la commémoration de la catastrophe du Rana Plaza à Dacca, Bangladesh, symbole des abus de la fast fashion et d’une industrie textile mortifère. La prise de conscience fait peu à peu son chemin. Et cet arrêt brutal imposé par un printemps confiné pourrait amplifier l’exigence des consommateurs et l’éthique des acteurs du système. Certains plaident d’ailleurs pour un retour à la production locale. « Mais cela dépend de quels secteurs et de quoi on parle, rappelle Serge Carreira. Pour ce qui concerne l’industrie textile pure et dure, les petites maisons de création n’ont pas le choix: elles produisent déjà en Europe parce qu’elles n’ont pas de quantités suffisamment importantes pour faire fabriquer à l’autre bout du monde. Quant aux maisons de luxe, typiquement, cela fait partie de leur identité, elles fabriquent localement ou alors dans des ateliers de grande qualité à l’étranger. Mais je n’envisage pas un retour en arrière: on ne va pas retrouver un bassin industriel textile comme on l’a connu à la fin du XIXe et au début du XXe siècle… Faut-il d’ailleurs le rappeler mais c’était le Bangladesh d’aujourd’hui. Manchester Cottonopolis, ce n’était pas formidable. De même, ces ateliers de couture parisiens des années 20 et 30 avec 2.000 ouvrières, c’était du travail à la chaîne… »

L'ultime show Saint Laurent, pour l'hiver 20-21, lors de la Fashion Week de mars dernier. Depuis, la maison parisienne a annoncé qu'elle défilerait hors calendrier officiel, pour mieux contrôler
L’ultime show Saint Laurent, pour l’hiver 20-21, lors de la Fashion Week de mars dernier. Depuis, la maison parisienne a annoncé qu’elle défilerait hors calendrier officiel, pour mieux contrôler « aujourd’hui plus que jamais sa périodicité et légitimer la valeur du temps, à son rythme, tout en privilégiant le rapport aux personnes et à leur quotidien ».© IMAXTREE

Ne serait-ce pas précisément dans des moments comme celui que nous vivons qu’il importe de nourrir une pensée utopique afin de tenter de s’émanciper d’un modèle qui semblait à bout de souffle depuis déjà un certain temps? Ils sont nombreux ceux qui questionnaient le rythme effréné de la mode, l’accumulation des collections, l’addition des Fashion Weeks, l’abondance ad nauseam des shows démesurés, les saisons cul par-dessus tête qui proposaient des Bikinis en hiver et des manteaux l’été à peine entamé. Ils sont nombreux ceux qui appellent de leurs voeux une décélération, Giorgio Armani en tête. Certes, on avait auparavant eu du mal à imaginer que les choses puissent être différentes de ce qu’elles étaient, alors on jouait le jeu, en se disant que cela ne tenait plus la route, mais bon, il fallait aller au charbon. Depuis, les défilés Cruise de mai et les Fashion Weeks Homme et Haute couture de juin et juillet ont été annulés, les semaines de la mode à Shanghai, Moscou et Tokyo sont d’ores et déjà devenues virtuelles. Le British Fashion Council en a profité pour dévoiler la nouvelle version de sa Fashion Week qui fusionnera les défilés masculins et féminins en une seule et même plateforme genderless en ligne, programmée pour le mois de juin 2020. Et la maison Saint Laurent, « consciente de la conjoncture actuelle et des changements radicaux qu’elle induit », a annoncé qu’elle repensait son « approche du temps ». Elle ose ainsi sortir du calendrier officiel et compte présenter ses collections selon son propre agenda, « guidé par les besoins de la créativité ». En son temps, au début de ce siècle, Azzedine Alaïa s’était affranchi de l’impératif qui voulait que l’on défile tous les six mois à date fixe. Il entendait montrer ses créations quand il était prêt, luttant ainsi contre le trop-plein et la vacuité formelle. « Je ne critique pas l’accélération et les grandes possibilités qu’elle nous offre, confiait-il dans Prendre le temps (Actes Sud). Mais je crois qu’il faut aussi ménager un espace pour la création, et pour la vie. » De la rupture peut naître parfois la métamorphose rêvée.

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