Fashion crise: comment le secteur de la mode essaie de se réinventer
La mode traverse une passe compliquée. Les directeurs artistiques jouent à la chaise musicale. Une génération de créateurs disparaît lentement, et une autre, de consommateurs, se laisse moins facilement berner. Le secteur se redessine à une vitesse folle. Jusqu’où?
«C’est un moment délicat pour Chanel», avoue Bruno Pavlovsky. Ce matin-là, à l’aube des vacances estivales, la maison française dévoile sa collection haute couture hiver 24-25 sur les marches de l’opéra Garnier. Le président des activités mode de la griffe nous reçoit dans la loge de l’Empereur, une suite destinée à l’origine à Napoléon III, destitué avant que le bâtiment ne soit inauguré.
C’est le premier grand événement de Chanel depuis le départ soudain de Virginie Viard de la direction artistique, le 6 juin dernier. La collection couture, a-t-on annoncé, a été conçue par l’atelier. «Des changements s’imposent et nous y travaillons, concède Bruno Pavlovsky. Mais ce sont des choses qui arrivent dans toutes les entreprises. Virginie a réalisé un travail fantastique, elle a donné naissance à des collections exceptionnelles. Nous avons vécu de grandes aventures ensemble, à Dakar, à Los Angeles, à Manchester. Aujourd’hui, une page se tourne, et c’est une opportunité pour la maison.»
Des chiffres qui plongent
Le monde de la mode évolue rapidement. Le secteur a atteint un moment charnière. Le système ne fonctionne plus. Ou du moins, il est en train de s’effondrer. Il ne s’agit pas d’une simple impression: de nombreuses entreprises sont sous pression depuis un certain temps. Kering, le groupe de luxe derrière Gucci, Saint Laurent et Balenciaga, a vu son bénéfice net diminuer de près de moitié, à 878 millions d’euros. Les ventes ont chuté de 11%, tombant à 9 milliards d’euros.
L’offre ne cesse d’augmenter, et tout va trop vite. L’embarras du choix engendre stress et insatisfaction chez les consommateurs.
LVMH, l’autre grand navire amiral du luxe, connaît une chute moins rapide, mais au premier semestre de l’année, les ventes ont diminué de 1% par rapport à la même période en 2023, pour atteindre 41,7 milliards d’euros. Son bénéfice net a chuté de 14%, à 7,3 milliards. Dans la courte liste des maisons de luxe dont les affaires restent florissantes, on retrouve Hermès (augmentation des ventes de 12% au premier semestre), et Prada, qui a marqué des points avec Miu Miu.
Plusieurs raisons expliquent ce malaise: les guerres, la pandémie, les conflits géopolitiques, l’inflation, un dollar extrêmement cher et un yen (jusqu’à il y a peu) peu performant, ainsi que des scandales tels que celui des fournisseurs italiens qui ont facturé des sacs à main au tarif Aldi pour le compte de Dior et d’Armani.
La Chine, longtemps terre promise, semble par ailleurs rassasiée de produits de luxe. En outre, les Chinois voyagent moins en Europe et y dépensent donc moins d’argent. Ils se rendent au Japon et boostent les ventes dans l’archipel. Mais cela ne suffit pas à compenser les pertes.
De nombreuses marques semblent également s’être perdues. L’offre ne cesse d’augmenter, et tout va trop vite – collections, pré-collections, collabs, etc. Certains consommateurs sont encore capables de suivre, mais beaucoup abandonnent face à l’embarras du choix, qui engendre du stress, mais aussi de l’insatisfaction. Pourquoi investir dans une pièce qui, trois mois plus tard, ne sera plus branchée? Pourquoi dépenser son argent dans une boutique de luxe, alors que les influenceurs sont payés pour montrer leurs sacs à main, reçus gratuitement? Les hausses de prix constantes des marques haut de gamme entachent aussi leur réputation, a fortiori si, aux yeux des clients, la qualité ne suit plus.
Autre réalité notoire, tout se ressemble: les logos épurés et les publicités sur fond blanc des marques, mais aussi leurs produits, surtout depuis l’essor du «quiet luxury», cette approche qui promeut un luxe tout en discrétion. De combien de pulls en cachemire beige a-t-on besoin? Et pourquoi acheter une pièce signée Brunello Cucinelli ou Loro Piana quand on peut en trouver une presque identique chez Uniqlo, beaucoup moins chère?
Par ailleurs, il n’y a jamais eu autant de personnes intéressées par la mode qu’en 2024. Cela peut sembler rassurant, mais bien qu’animé par ce qui agite la sphère fashion, le public n’achète plus systématiquement. De plus, les nouvelles générations s’expriment plus librement et les réseaux sociaux, bien qu’étant d’efficaces outils de marketing, amplifient les bad buzz. De nombreux critiques de mode autoproclamés sur Instagram ou TikTok voyaient ainsi d’un très mauvais œil la présence de Virginie Viard chez Chanel. Un phénomène auquel la génération de Karl Lagerfeld n’a jamais été confrontée.
Valse des créateurs
Personne ne sait d’ailleurs pourquoi la créatrice, âgée de 61 ans, en a soudainement eu assez. Mais le raz-de-marée négatif sur les réseaux sociaux après son dernier défilé Croisière en juin dernier, sous la pluie, sur le toit de la Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille, n’y est sans doute pas pour rien. Son départ, annoncé tard dans la nuit, n’était pas totalement inattendu, mais a surpris par sa soudaineté. On aurait pu s’attendre à ce qu’une des plus grandes griffes de luxe au monde prépare mieux la succession…
« Un certain nombre de changements de créateur ont échoué, souvent avant même la fin de l’opération de renouvellement. »
Chanel est d’ailleurs loin d’être la seule maison à ne pas avoir de direction artistique actuellement. Au moment de la sortie de cet article, Dries Van Noten et Givenchy étaient encore à la recherche de leur nouvelle pépite, et des nominations ont eu lieu ces dernières semaines au sein d’autres grands noms. Alessandro Michele, qui a acquis le statut de légende chez Gucci, a atterri chez Valentino. David Koma, qui a travaillé pour Mugler dans un passé lointain, a été engagé par Blumarine. Lanvin, la plus ancienne maison de couture française encore active, a perdu designer après designer depuis le départ spectaculaire d’Alber Elbaz, en octobre 2015, et tente maintenant de redresser la barre avec l’aide d’un vétéran, le talentueux Peter Copping, 57 ans, ancien directeur artistique de Nina Ricci et, plus récemment, responsable de la couture pour Balenciaga.
La marque Lanvin, détenue par des Chinois, a tellement souffert que l’on peut se demander si elle peut encore être sauvée. La même question se pose pour Givenchy. Que représente encore cette marque? Fait inquiétant pour les générations actuelles de CEO du luxe, un certain nombre de changements de créateur ont échoué, souvent avant même la fin de l’opération de renouvellement.
Changement de style
C’est chez Kering que la douleur semble être la plus grande, où tout tourne carré depuis qu’Alessandro Michele s’est vu montrer la porte chez Gucci. Le créateur romain a fait de cette marque un succès triomphal, y compris sur le plan commercial, mais il semblait travailler en pilote automatique depuis un certain temps, son style baroque et maximaliste se démodant peu à peu. Kering a donc opté pour Sabato de Sarno, bras droit de Pier Paolo Piccioli chez Valentino pendant des années. Il devait donner à Gucci un élan plus intemporel, plus luxueux. Un style sans style – dit quiet luxury – qui, après le succès de la série télévisée Succession, a été considéré pendant un trimestre ou deux comme la voie à suivre.
Sabato de Sarno, aussi talentueux soit-il, n’a cependant pas fait long feu. Et une autre marque de Kering, Alexander McQueen, a connu une évolution semblable quand Sarah Burton a passé le flambeau. L’ancien bras droit de McQueen a permis à la marque de prospérer dans des circonstances difficiles, avant de vouloir passer à autre chose après quatorze ans. Son successeur, l’Irlandais Sean McGirr, est vite devenu la proie des vautours. Pourtant, son premier défilé, organisé dans une ancienne gare souterraine du XIIIe arrondissement, n’avait rien à envier aux autres. Le concepteur a réinterprété McQueen à sa manière, sans la noirceur à laquelle le créateur, décédé en 2010, est souvent associé, déchaînant les critiques faciles.
La réincarnation d’Alessandro Michele chez Valentino n’a quant à elle pas encore fait l’objet d’un consensus. L’homme a lancé sa première action en ligne sans aucune annonce, un gigantesque lookbook numérique de 172 pages présentant la pré-collection Homme et Femme. Le moment était bien choisi: quelques heures avant le défilé masculin de Gucci. Ses fans étaient aux anges. Les inconditionnels de Valentino, qui n’avaient pas encore digéré le départ de Pier Paolo Piccioli, y ont vu une collection Gucci. Ils n’avaient pas tort. En effet, le nouveau Valentino ressemble à l’ancien Gucci, et inversement. Bref, les actionnaires attendent sans doute avec impatience le premier défilé de Michele, lors de la prochaine Fashion Week (et nous aussi)…
Question d’identité
N’oublions pas non plus Burberry, où Daniel Lee patauge. La seule marque de luxe britannique relativement importante est aux prises avec un problème d’identité depuis des années. Autrefois connue pour ses imperméables, elle a également continué à produire des collections abordables jusqu’à bien après le tournant du millénaire. Christopher Bailey, le créateur qui a fini par devenir CEO, a échoué dans cette deuxième position et a été remplacé en tant que directeur artistique par Riccardo Tisci, un Italien manifestement peu en phase avec l’identité du label.
Daniel Lee, qui a grandi à l’ombre d’une usine Burberry, avait lui un profil prometteur. Mais le problème réside plutôt dans la stratégie visant à transformer la marque en un label de luxe haut de gamme, ce qui ne semble pas répondre à la demande du marché. En juillet, le CEO Jonathan Akeroyd a annoncé son départ, après deux ans et demi en fonction. Le nouveau patron, Joshua Schulman, vient de la société américaine Coach et a été chargé de rendre Burberry plus «démocratique». Le poste de Daniel Lee n’est pour l’instant pas menacé. Pour combien de temps?
La suite pour Chanel
Reste que Chanel est un géant. En 2022, ses ventes annuelles s’élevaient à 17,2 milliards d’euros. Tout bon homme d’affaires sait qu’il faut agir avec prudence dans cette situation. Têtu, Hedi Slimane pourrait provoquer des étincelles. Mais finalement, Gabrielle Chanel était également une créatrice radicale.
La plus grande question reste néanmoins de savoir ce qu’il adviendra de Chanel. Le nom de Hedi Slimane revient souvent. On entend qu’il va quitter Céline, voire que c’est fait, bien qu’aucune annonce officielle n’ait filtré. On dit également qu’il a récemment déménagé de la Côte d’Azur pour Paris. Hedi Slimane semble être un choix évident. Il a fait du sauvetage de grandes maisons son métier. Avant de commencer sa mission chez Céline, il a relancé la mode masculine de Dior et redonné à Saint Laurent sa pertinence. Karl Lagerfeld était obsédé par lui, et a même perdu du poids pour entrer dans les costumes étroits de Dior Homme. Cela dit, le Kaiser faisait également l’éloge d’Haider Ackermann et de Marine Serre.
«Il s’agit de réinterpréter les fondements du passé pour pouvoir continuer à exister demain.»
Bruno Pavlovsky, Chanel
Peut-être sa maison doit-elle oser l’être à nouveau? Dans la loge du Palais Garnier, Bruno Pavlovsky prévient: il va prendre son temps pour trouver la bonne personne. «Trop de directeurs artistiques perdent le sens de la marque pour laquelle ils travaillent, ils font toujours la même chose, maison après maison. Ce n’est pas ce dont Chanel a besoin», dit-il. Pour lui, le directeur artistique idéal devrait «respecter l’histoire de la maison et en même temps, avoir le courage d’aller de l’avant pour inspirer les jeunes femmes d’aujourd’hui. Il s’agit de réinterpréter les fondements du passé pour pouvoir continuer à exister demain.»
John Galliano de retour
La formule à succès «marque dormante + créateur superstar = rentrées» ne semble dès lors plus fonctionner. Qui est désormais le mieux placé pour redonner vie à un nom à bout de souffle? Un jeune créateur qui a habillé Lady Gaga? Ou plutôt un ancien bras droit, avec beaucoup d’expérience? Comme Veronica Leoni, qui a travaillé pour Jil Sander, Céline, Moncler et The Row. Il a été annoncé au printemps qu’elle dirigerait Calvin Klein Collection, la ligne de défilés abandonnée depuis le départ de Raf Simons. Ou encore une pop star, comme Pharrell Williams chez Louis Vuitton? Et pourquoi ne pas remettre en selle une ancienne valeur sûre, en espérant qu’elle ne tombera pas de son piédestal?
En parlant de figures du passé, cet été, il a souvent été question de John Galliano, le Britannique qui a connu son heure de gloire chez Dior il y a un quart de siècle, avant d’être évincé suite à une sortie antisémite. Il a alors aussi perdu sa marque. Après une courte pause, Galliano a été repêché par Maison Margiela. Il a pu y évoluer dans une relative discrétion.
Depuis l’année dernière, la réhabilitation de Galliano se fait à grand-peine, sous la houlette de la rédactrice en chef de Vogue, Anna Wintour. Le défilé couture de Margiela, en janvier, est devenu viral, ce qui est surprenant, car si la collection était spectaculaire, elle relevait davantage de l’histoire du déguisement que de la mode. Cependant, lors du Met Gala, de nombreuses célébrités ont porté ses vêtements, vintage ou non, avec panache. Un documentaire sur lui a été diffusé en avant-première. Entre-temps, on murmure depuis des mois qu’il ne renouvellera pas son contrat chez Margiela. Il aimerait rejouer en première division. Et pourquoi pas chez Dior, comme l’annonce l’un des comptes de potins les plus lus sur Instagram cet été.
Qu’il soit repris par la griffe qui l’avait mis à la porte à l’époque semble impensable… Mais Maria Grazia Chiuri, actuellement chez Dior, souhaiterait, selon la rumeur, retourner à Rome, près de sa famille, et se retrouver chez Fendi, appartenant aussi à LVMH. Le jeu des chaises musicales se poursuit donc, et s’accélère. Chez Balenciaga, Demna partirait avant la fin de l’année, et on spécule sur l’avenir de Pieter Mulier, qui défilera avec Alaïa à New York en septembre. Où iront Sarah Burton et Pier Paolo Piccioli? Combien de temps les octogénaires Ralph Lauren, Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto resteront-ils actifs? Et quid de Giorgio Armani, qui vient de fêter ses 90 ans? La saga n’est pas terminée.
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