Demna Balenciaga
Demna, le directeur artistique de Balenciaga, revient sur le scandale qui a secoué la maison l'année dernière © Vincent Desailly for M le magazine du Monde

Demna (Balenciaga): « Aujourd’hui il faut être vigilant au moindre détail »

Anne-Françoise Moyson

Après le scandale qui a ébranlé Balenciaga à la fin de l’année dernière, son directeur artistique Demna a choisi de se concentrer sur l’essence de son métier. Il revient pour nous sur les sources de son inspiration, ses engagements et les traumas de son enfance. Confidences.    

Le 5 juillet dernier, Balenciaga présentait sa 52e collection Couture, la troisième créée par Demna, que l’on appelle désormais par son seul prénom, à sa demande, afin de « distinguer son travail créatif de sa vie personnelle ». Dans les salons parisiens du 10 avenue George V, là exactement où Cristobal Balenciaga avait fondé sa maison en 1937, on a entendu la voix pure de Maria Callas retravaillée par le musicien BFRND, comme une « couture sonore ». Et l’on a compris que le vêtement pouvait servir de rempart, voire d’armure.

Car depuis la « tempête » qui a frappé Balenciaga, son directeur artistique a choisi d’aller à l’essentiel, se concentrer sur son métier, son savoir-faire : la coupe, la couture, la ligne. En novembre dernier, la marque du groupe Kering était en effet accusée de faire la promotion de la pédocriminalité, à la suite de deux de ses campagnes de publicité. Très vite, les réseaux sociaux se sont déchaînés, avec attaques virales, hashtag cancelbalenciaga et boycott dans les pays anglo-saxons surtout.

Une mise en scène minimaliste

Mais rien depuis n’est venu étayer cette accusation que beaucoup jugent grotesque. En mars 2023, Demna faisait défiler sa collection prêt-à-porter automne-hiver post-scandale, dans une mise en scène minimaliste à laquelle il ne nous avait guère habitués, débutée dans un silence sépulcral, sa façon à lui de prendre la parole. En juillet dernier, il montrait sereinement sa Couture, in situ, entre ces murs qui lui servent d’héritage. Il y prouvait qu’il n’a de cesse de chercher la perfection. En sachant qu’elle est impossible à atteindre.

Que cherchiez-vous en travaillant cette collection couture?

Créer des ponts, c’est le but de mon histoire dans cette maison depuis le début. Ramener Balenciaga à la source mais aussi dans le temps d’aujourd’hui, en équilibre. Ce défilé est très symbolique pour moi. Je l’ai ouvert avec la réinterprétation d’un modèle de monsieur Balenciaga et le passage de Danielle Slavik, qui était son mannequin préféré entre 1964 et 1968. Et je l’ai clôturé avec Eliza Douglas qui, pour moi, est le pendant contemporain de Danielle et qui a fait tous les défilés depuis que je suis chez Balenciaga. Et puis surtout, cette collection contient tout le savoir-faire de la maison. Elle est très complexe, dans sa fabrication.

En ouverture du défilé haute couture de juillet dernier, cette réinterprétation d’une robe du soir portée par Danielle Slavik, le mannequin préféré de Balenciaga entre 1964 et 1968.
En ouverture du défilé haute couture de juillet dernier, cette réinterprétation d’une robe du soir portée par Danielle Slavik, le mannequin préféré de Balenciaga entre 1964 et 1968. © SDP

On a repoussé les limites techniques, ce qui est possible dans la haute couture mais impossible dans le prêt-à-porter. J’ai en effet eu dix mois pour travailler, c’est un vrai luxe d’avoir autant de temps pour œuvrer sur un concept. Et c’est grâce aux équipes que l’on a réussi à faire des trucs incroyables, car une idée reste une idée s’il n’y a pas de savoir-faire. Je voulais aller au-delà de ce qu’est la perception d’un vêtement, le voir comme une sculpture autour du corps.

J’avais eu cette vision il y a un an, sans rien de concret. Je désirais juste travailler sur l’armure, sur le trompe-l’œil à un niveau très élevé et sur une robe bijou mais sans rien coudre. Et cela n’a été que de la joie: joie de faire cette collection, joie de la partager avec tout le monde, de montrer ce qu’est la beauté de ce métier et l’essence de la couture. Et son essence pour moi, c’est travailler avec un corps humain et le transformer. Monsieur Balenciaga était un maître en la matière.

Votre processus de création débute donc avec des visions, des intuitions?

Je ne commence jamais dans le vide, je viens avec une idée mais qui évolue ensuite, j’ai suffisamment de flexibilité pour questionner les choses, ce n’est jamais statique… Cela peut donc débuter avec une image, une référence issue des archives ou avec un mot, oui, souvent je démarre avec un mot. « Wind blow » par exemple, pour tous les manteaux de cette collection Couture qui ont cet effet « soufflés par le vent ».

Je voulais un drapé fixe, un mouvement figé dans le temps, je n’avais aucune référence, rien à montrer, juste cette idée du vent et ces mots. La technique est assez hallucinante, cela donne comme une sculpture mais en textile. Je m’intéresse beaucoup à ce concept de drapé fixe, de vêtement qui a l’air d’être mouillé sur le corps, c’est très difficile à réaliser car c’est le contraire de la nature du drapé… Et je suis fasciné par les statues antiques, grecques et romaines, où l’on voit le mouvement.

Je trouve important, quand on est une marque de la taille de Balenciaga, d’utiliser sa voix autrement et pas seulement pour parler de mode.

En réalité, j’avais envie de revenir à ma source, à l’Académie d’Anvers. J’y ai vécu des années magnifiques, j’y ai appris énormément sur le corps et l’anatomie, surtout grâce aux cours de dessin de nu. C’était obligatoire dans le cursus, on n’avait jamais le temps pour ça mais j’y suis allé un maximum, cela m’intéressait d’apprendre la technique. Et cela a impacté mon travail, cette considération du corps, la perspective, le trompe-l’œil et l’histoire de l’art. J’avais vraiment envie de rendre hommage à tout cela.

Qu’en penserait Cristobal Balenciaga?

Difficile à imaginer… J’essaie d’ailleurs de ne pas le faire parce que je ne le connais pas, pas même sa voix. Je sais qu’il était très critique par rapport à son travail – moi c’est pareil. Je pense juste qu’il verrait la complexité du travail parce qu’il connaissait la construction d’un vêtement mieux que tous les autres créateurs de son époque.

Vous partagez le même amour pour la construction du vêtement. D’où cela vous vient-il?

Je ne sais pas, cela fait partie de mon approche, en général. A l’Académie, les autres étudiants connaissaient le patronage, le système de construction, les règles, pas moi, je n’avais pas eu le même parcours. Cela me perturbait. J’ai donc décidé de travailler avec mon instinct plutôt qu’avec ma tête. Je n’avais pas les outils, je ne savais pas, alors je dessinais le patronage à l’œil et après, je le transformais en 3D avec la matière et cela marchait…

En réalité, je pense que cela vient de ma fascination pour le vêtement depuis que je suis petit, je me suis toujours demandé comment un vêtement emballe le corps. Je regardais un manteau, une robe, je tentais de comprendre comment cela fonctionne – là, il y a une manche, là, une épaule, là, une encolure… Et dans ma tête, dès que je voyais un vêtement, je le transformais en plat. Je faisais donc le chemin inverse. Et je fais cela depuis que j’ai 5 ans, j’ai donc désormais 37 ans d’expérience puisque j’ai 42 ans.

En bref Demna

  • Demna naît à Soukhoumi, en Géorgie, le 25 mars 1981.
  • En exil, à la fin des années 90, il étudie l’économie internationale à Tbilissi.
  • Il sort diplômé de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers en 2006.
  • En 2014, il lance la marque VETEMENTS. L’année suivante, il est nommé directeur artistique de Balenciaga.
  • Le magazine Time classe Balenciaga parmi les 100 entreprises les plus influentes en 2022. Mais en novembre de la même année, la marque est au cœur d’un scandale suite à deux campagnes de pub.
  • Le 6 juillet dernier a lieu le défilé Haute Couture dans les salons Balenciaga du 10 avenue George V, Paris.

Je ne connais toujours pas le patronage ni le modélisme mais c’est incarné dans mon processus de travail. C’est pourquoi je ne fais jamais de croquis, cela ne me sert à rien. J’ai appris à verbaliser mes idées, j’explique avec des mots, je peux être très clair, très technique. Et je me rends compte qu’on parle la même langue, les modélistes et moi.

Comment avez-vous vécu le scandale de l’année dernière?

C’était très dur à vivre. Surtout parce que le nom de Balenciaga s’est retrouvé pris dans cette tempête. Personnellement, je suis habitué aux attaques, à la haine envers moi et mon travail. J’ai vécu des expériences plus dures que cela, même menaçantes pour ma vie. Ce n’était donc pas la première fois mais c’était la plus compliquée psychologiquement.

La campagne pour la collection automne-hiver 23 de Balenciaga.
La campagne pour la collection automne-hiver 23 de Balenciaga. © SDP

J’ai alors voulu regarder d’où je viens et qui je suis et quels malheurs j’avais traversés pour me permettre de confirmer que l’endroit où je trouve mon bonheur, c’est mon travail. Je me suis replongé dans l’essence même de mon métier, j’ai commencé à coudre. Et cela m’a reconnecté à moi-même. Je suis devenu plus fort – on prétend que ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. J’en conviens, c’est plus facile à dire aujourd’hui qu’en décembre dernier au milieu de cette tempête.

Dorénavant, je regarde cela d’un point de vue plus philosophique, même si ce n’était pas facile d’y arriver. Je pense que ce fut un cas d’école pour l’industrie de la mode. Beaucoup de choses ne seront plus pareilles, il faut désormais être super vigilant au moindre détail. Dans le monde dans lequel on vit, c’est obligatoire.

Pour l’automne-hiver 23, vous aviez choisi un certain minimalisme: un show sobre et une collection avec l’accent mis sur le savoir-faire et le vêtement. Quel regard portez-vous dessus aujourd’hui?

C’est la collection que j’aime le moins parce qu’elle a été réalisée dans un état d’esprit très malheureux. Même si j’aime pourtant certains vêtements et le travail tailleur, qui était celui sur lequel je me concentrais quand je n’étais pas bien et qui m’a permis de me reconnecter à moi-même. Et le défilé, je préfère l’oublier, je voulais le faire, je l’ai fait et puis voilà. De toutes façons, mon défilé préféré, c’est toujours le prochain!

« Une icône »

© Annik Wetter Photographie


Eva Herzigova est iconique pour moi, cela date de mon adolescence quand je rêvais de mode et que je voyais des photos d’elle à l’époque des super models. Elle m’impressionnait, je rêvais de pouvoir l’habiller… Alors j’ai essayé, j’ai tenté le coup même si je savais qu’elle ne fait plus vraiment de défilés. Je trouvais que cette robe-là devait être portée par une femme qui a l’habitude de porter des œuvres exceptionnelles, j’avais raison parce qu’elle a été parfaite. Elle m’a dit qu‘elle se sentait absolument sublime. En réalité, en se voyant dans le miroir, elle a juste dit « Waouh », ça compte pour moi.

J’ai d’ailleurs vraiment hâte d’être sur celui que je montrerai en octobre, j’y pense tout le temps, je crois qu’il va me représenter comme je le veux, sans restriction. Pas comme celui de cet hiver 23, fait dans la peur et la vigilance. Je reconnais pourtant qu’il était beau, basé essentiellement sur les vêtements, il n’y avait pas de message, juste de beaux vêtements. Beaucoup pensent que je ne suis intéressé que par la provocation, mais je m’en fous complètement.

Quelle est donc votre définition d’un beau vêtement?

Sûrement pas la même que celle de la majorité des gens, c’est subjectif et difficile à définir. Cela peut être un vieux tee-shirt sale… et si je le trouve beau, c’est parce qu’il y a un lien émotionnel. Ce qui est beau, c’est ce qui augmente le rythme cardiaque. Et qui provoque une émotion.

Vous êtes un créateur « engagé », vous faites part publiquement de votre soutien, aux côtés de Balenciaga, à une série de causes et d’associations, telles que l’Earth Day ou la National Children’s Alliance…

Je trouve important, quand on est une marque de la taille de Balenciaga, d’utiliser sa voix autrement et pas seulement pour parler de mode, créer des produits et les vendre. Cela fait partie de mes valeurs et de celles de la maison. J’entends les défendre à travers mon travail et m’exprimer par rapport à certains sujets qui me tiennent à cœur. Je sais que c’est une goutte d’eau dans l’océan, mais il faut le faire, pour espérer vivre dans un monde meilleur.

Notre engagement aux côtés de la National Children’s Alliance est très clair. C’est l’un des effets positifs de ce que nous avons vécu l’an dernier. Nous y sommes arrivés par ce chemin douloureux et nous allons aider plus de 50 000 enfants qui ont subi des traumas d’abus. Pour l’Ukraine, j’ai vécu une guerre d’un même style, horrible, dans les années 90 en Géorgie. Je suis devenu un réfugié, ma famille a tout perdu. Je comprends le malheur des Ukrainiens et je ne pouvais pas être silencieux. Quand la guerre a éclaté en février 2022, j’ai revécu tout ce que j’avais vécu à l’époque. J’ai habité en Ukraine, après notre exil, j’ai des liens et des amis là-bas. Il était évident pour moi de soutenir ceux qui ont besoin de notre aide.

Pour l’environnement, impossible de ne pas en parler. Je suis éco-anxieux J’ai conscience que faire de la mode et être éco-anxieux, c’est difficile car c’est contradictoire… Alors je tente au moins d’être vigilant et d’intégrer ce combat dans notre expression de la marque. Enfin, il est d’autres valeurs que je veux porter et qui me concernent intimement, comme celle de la protection des LBGTQIA+, on essaie de faire le maximum, même si ce n’est jamais suffisant.

Vous avez un jour confié que vous aviez été agressé petit parce que vous étiez « différent » et que cette peur ne vous quittait plus…

C’est un trauma qui ne connaît pas le temps et avec lequel on vit. Je sens cette peur, mais elle est différente, aujourd’hui, je suis un adulte qui peut se défendre. Et puis en Europe, les situations ne sont pas les mêmes, les expériences ne sont pas celles que l’on peut éprouver dans des pays comme la Géorgie ou la Russie. Malgré tout, cela existe partout, on vit dans un monde où si tu n’es pas comme les autres, c’est un problème. Après, cela reste difficile de se débarrasser de ses traumas. J’essaie d’y parvenir par mon travail. Un jour, j’y arriverai…

Eliza Douglas a clôturé le défilé haute couture en juillet dernier.
Eliza Douglas a clôturé le défilé haute couture en juillet dernier. © National

Une part du processus créatif, dites-vous, est d’être « à la recherche de soi-même ». L’êtes-vous encore toujours?

Oui, heureusement… J’ai beaucoup galéré à être bien avec moi-même. Quand j’avais 25 ans, j’étais dans un trou noir dépressif. Avec le temps, j’ai accepté de m’aimer. Avant, j’avais peur tout le temps: il fallait absolument que je me trouve. En réalité, ce qui compte, c’est d’être en recherche. Parce qu’une fois qu’on s’est trouvé, c’est fini, il n’y a plus rien à chercher ni à trouver. Or, la curiosité, c’est probablement la partie de mon caractère que j’apprécie le plus.

What’s next?

Je ne sais pas et c’est superbe de ne pas savoir. Je me laisse la possibilité de le découvrir. N’est-ce pas cela le plus excitant dans la vie?

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